17. Martin
Il faisait déjà jour depuis plusieurs heures quand Martin entendit la poignée de la porte grincer légèrement. Comme le visiteur n'avait ni frappé, ni demandé la permission d'entrer, le Griphélien sut qu'il s'agissait de Kerun. En franchissant le seuil, l'elfe prit une profonde inspiration puis lâcha une exclamation étouffée, et l'ancien esclave devina qu'il découvrait la pile de vêtements souillés qu'il avait abandonnée au pied de son lit. L'espion avait sans doute croisé Iris au rez de chaussée avant de grimper jusqu'à lui.
« Tu es blessé ?
— Non », répondit-il d'une voix sèche et rauque.
Les ressorts du lit couinèrent sous le poids du visiteur.
« Est-ce que tu veux en parler ? »
Martin sentit quelque chose se tordre dans son ventre. De la colère. De la terreur. Une immense tension irrépressible et destructrice qui lui broyait l'âme.
« Ne viens pas faire ton prêtre, tu veux », grogna-t-il avec hargne.
Kerun ne répondit pas tout de suite.
« Je suis désolé si ça a été difficile », lâcha-t-il finalement, et Martin se demanda si c'était vrai ou si c'était une stupide convention langagière.
Il pouvait bien être désolé, qu'est-ce que ça changeait ? Martin sentait son cœur battre dans sa poitrine, frapper sa cage thoracique comme pour s'en échapper, et un spasme l'ébranla sans qu'il puisse le réprimer. Si seulement Kerun avait réellement été prêtre, il aurait pu atténuer ces émotions violentes, Martin le savait. Le Béalite qui officiait dans le bordel de sa jeunesse avait utilisé ce type de sortilège sur plus d'un esclave en crise, lui y compris.
Kerun ne partit pas, manifestement peu déstabilisé par son silence. Martin pensa l'agresser à nouveau, pour décharger son trop plein de désarroi, mais il ressentit rapidement une envie de pleurer, dont il eut honte.
« Kerun ? finit-il par demander.
— Oui ?
— Qu'est-ce qui va se passer ensuite ? »
L'elfe bougea légèrement.
« Ensuite ?
— Quand tout sera fini ? Quand nous aurons neutralisé ces... ces gens ?
— Je te l'ai déjà dit. Tu seras libre de partir. Je n'ai pas changé d'avis. »
Martin ferma les yeux, les rouvrit sur la grisaille du mur, bloqua une seconde sa respiration.
« Tu avais parlé... tu avais parlé de me garder... murmura-t-il.
— Oui. Cette proposition-là tient toujours aussi.
— Que se passera-t-il, alors, si tu m'embauches ?
— Tu deviendras un agent des services secrets juvéliens. »
Martin serra ses mains l'une contre l'autre, éprouvant leur force, maîtrisant leurs tremblements.
« Raconte-moi. En détails. Comment ça se passera. »
A nouveau Kerun resta silencieux quelques secondes. Martin devina, au ton de sa voix quand il reprit, qu'il avait souri.
« Je t'emmènerai au quartier général des services secrets. On t'attribuera une chambre. Puis nous irons faire un tour au vestiaire où tu pourras renflouer ta garde-robe. Ensuite, nous ferons le point sur ton niveau dans différents domaines critiques... et nous déciderons d'un programme de formation. En fonction de tes progrès, tu commenceras à travailler sur une première mission endéans deux sixaines, peut-être trois. Je superviserai cette mission, et sans doute les trois ou quatre suivantes. Après, tu seras opérationnel.
— J'aurai une chambre rien qu'à moi ? l'interrompit Martin.
— Oui. Bon, ce n'est pas un palace : un lit, un bureau, une armoire... C'est un peu plus petit que la salle à manger, ici. Mais les repas se prennent au réfectoire et les douches sont partagées... C'est une vie communautaire.
— J'ai l'habitude. »
Kerun n'ajouta rien. Martin posa une main sur sa poitrine. Son cœur battait moins vite, déjà.
« Qu'est-ce qu'on m'apprendra ?
— À te battre. À courir, grimper et te cacher. À défaire tes liens, subtiliser des objets et ouvrir des portes. À mémoriser des mots ou des visages. À jouer la comédie. L'indispensable géopolitique tyrgrianne, aussi.
— Est-ce que quelqu'un pourra m'apprendre à lire et à écrire ? »
Il guetta la pause chez son interlocuteur, le signe d'une déception ou d'une surprise, mais Kerun embraya sans tiquer.
« Bien sûr. Je t'apprendrai même des rudiments d'elfique, si tu veux.
— D'elfique ? s'étonna Martin.
— Pourquoi pas ? »
L'ancien esclave rit doucement et se tourna sur le dos. Il aperçut la silhouette sombre de l'elfe, assise en bout de lit, dessinée par la lumière provenant des fentes qui demeuraient entre les rideaux. Un frisson le saisit.
« Un des Obscurs. Je le connaissais. Un Casinite de Griphel. Il se souvenait de moi, lui aussi. Cet homme, c'est un monstre. Ce qu'ils ont fait à l'Himéite... Je l'ai vu... Je me suis évanoui. Je suis désolé. Je n'ai pas été à la hauteur. Il est dans un tel état, Kerun, c'est un... maléfice qu'il soit encore vivant. »
Tout était sorti en une fois et il sentit un hoquet lui bloquer la gorge. Kerun le toucha, une main ferme sur son genou.
« Martin, tu es en sécurité, maintenant. Et tu n'as failli en rien », dit l'elfe.
Le courtisan attrapa l'avant-bras de l'agent et avant d'avoir pu réaliser ce qui se passait, se retrouva dans son étreinte. Un gémissement jaillit de ses lèvres et il sentit toute sa terreur lui échapper et ébranler sa carcasse en longs tremblements. Il ne put réprimer ses larmes. Kerun ne le relâcha pas.
« Tu n'es pas obligé d'y retourner. Et ça ne change rien à ma proposition. »
Martin ne dit rien, laissant l'angoisse le secouer à nouveau, une fois, deux, dix, le front appuyé contre l'épaule de l'elfe. Il avait honte, et il était furieux, mais c'était nécessaire et inédit, aussi. Des collègues l'avaient déjà réconforté, autrefois, mais c'était alors un désespoir partagé, un moment d'échange physique mais sans issue. Kerun avait une force pleine de promesses, des promesses auxquelles il voulait croire. Martin le repoussa et frotta ses yeux de ses paumes. Il savait que l'elfe pouvait le voir dans l'obscurité, mais il n'en avait cure. Il était trop tard pour les faux-semblants.
« Je dois y retourner. Je veux y retourner », murmura-t-il.
Kerun ne dit rien et Martin lui en fut reconnaissant. Ils demeurèrent en silence un moment tandis que le Griphélien reprenait son souffle et retrouvait son calme. Il se sentit apaisé et plus fort, malgré ce qu'il avait vu sous la ville.
Iris avait fait du thé et ils s'assirent autour de la table, une tasse à la main. La jeune femme semblait avoir traversé leur calvaire avec moins de heurts, mais en réalité, Martin n'avait pas réussi à échanger trois mots avec elle et n'avait aucune idée de ce qu'elle avait vécu. Dès qu'ils avaient franchi la porte, il était monté se terrer dans la mansarde pour ne plus en ressortir. Il lui adressa une moue gênée mais elle se contenta de lui sourire avec chaleur.
« Je suis désolé de ne pas avoir pu vous suivre comme je l'avais prévu, commença Kerun. Je n'ai pas anticipé qu'ils puissent recourir à de tels artifices, aussi rapidement.
— Ils nous ont emmené dans leur véritable planque, intervint Iris. Ils sont quelque part sous la ville, mais c'est difficile de dire où... Nous avons atteint leur cachette via un canal... mais au-delà de ça... »
Elle se tourna vers Martin, qui secoua la tête. Il n'avait pas vu grand chose de la base des Obscurs, et en même temps beaucoup trop à son goût. Il l'encouragea à poursuivre d'un signe de tête.
« Nous n'en avons vu que quatre. Je ne suis pas certaine que ce soient tous des prêtres. Il y a une jeune femme et trois hommes plus âgés... dont Conrad, qui a l'air d'être leur chef, et qui est tymyrien, j'en suis sûre. Puis il y a un autre homme, à l'accent griphélien...
— C'est un Casinite, murmura Martin.
— Le dernier n'a pas desserré les lèvres. J'ai pourtant passé la moitié de la nuit avec lui mais il s'est contenté d'écouter en silence.
— Il est juvélien, intervint le prostitué. Il a parlé avec le Casinite, brièvement, au moment où j'ai repris mes esprits. »
Il se leva, alla chercher une assiette sur le buffet, revint en arrière. Il restait du pain et du fromage sur la table, un beau morceau de saucisson et entreprit de se préparer quelque chose. Il avait encore l'estomac retourné mais il se sentait aussi fébrile, signe qu'il avait besoin d'ingurgiter quelque chose.
« Donc quatre personnes, reprit l'elfe. Ça ne fait pas beaucoup. C'est encourageant.
— Ils ont abordé d'autres recrues, Conrad me l'a dit, ajouta Iris, mais nous ne les avons pas vues. Ils sont en train de renflouer leurs rangs, comme vous l'aviez prévu. J'ai eu l'impression... que nous étions un peu en train de passer un test.
— Auquel j'ai lamentablement échoué, murmura Martin en fixant son morceau de pain.
— Je ne crois pas, intervint Kerun. Si tu avais échoué, ils t'auraient probablement tué. Ils ne peuvent pas s'attendre à ce que vous soyez déjà des Obscurs confirmés, c'est un mouvement rarissime, même à Griphel... Non, le test est probablement de voir si vous viendrez au prochain rendez-vous.
— Après-demain soir, dit Iris.
— Après-demain soir », répéta Martin, sans parvenir à dissimuler sa réticence.
Kerun pinça les lèvres, les dévisageant l'un puis l'autre.
« Quoi d'autre ? Qu'avez-vous fait ?
— Ils nous ont séparés. Je suis allé avec le Juvélien silencieux et Conrad. Nous avons parlé de magie de mort. »
L'elfe acquiesça, concentré, sans surprise particulière.
« Ils voulaient savoir si je pouvais animer un cadavre. C'est un sortilège très basique de ma branche... Je n'ai pas pu nier mais... »
Elle s'était empourprée.
« J'ai prétendu que je devais me préparer, que je ne pouvais pas l'improviser dans l'instant... Ils étaient déçus mais ils ont accepté... Le faire nécessite un sacrifice humain », souffla-t-elle.
Kerun acquiesça lentement.
« Et ils ont de nombreux otages à disposition », compléta-t-il.
Martin regarda son morceau de saucisson avec dégoût et le repoussa sur le bord de son assiette. L'image du sculpteur himéite s'imposa brusquement dans son esprit et il ferma les yeux. Une main se posa sur son genou, stabilisatrice, et il les rouvrit, le cœur au bord des lèvres. Kerun regardait toujours Iris mais son expression était empreinte d'empathie. Martin relâcha sa respiration, l'elfe retira sa main et la jeune sorcière reprit.
« C'est la seule chose dont Conrad m'a parlé dans les détails. Ensuite... il m'a interrogé sur pourquoi j'avais quitté Griphel, comment j'avais rencontré Martin, comment nous avions échappé à la purge... Ce genre de choses. Je ne me suis pas sentie... mise en difficulté mais je n'ai pas appris grand chose. Leur chef m'a répété d'être patiente. Je n'ai pas voulu me montrer trop insistante. »
Martin eut un sourire las.
« La fille... juvélienne, elle aussi ? demanda Kerun.
— Non, intervint Martin. La fille est originaire du sud. De Belhime, probablement. »
Kerun lui sourit, Iris était manifestement impressionnée.
« J'ai... une grande expérience des accents », se défendit-il, sans épiloguer.
Ils restèrent silencieux un moment. Martin prit une profonde inspiration.
« Le Casinite... hum... m'a emmené voir un prisonnier... Je pense que c'était l'Himéite... »
Il pinça les lèvres.
« Il était méconnaissable. Sans... sans visage. »
Il passa les mains sur ses propres traits, en épousant les courbes et les creux, mesurant la chance qu'il avait d'être encore indemne, intègre, là où d'autres étaient en lambeaux.
« Il s'appelle Ensio. Il était prêtre à Griphel », reprit-il.
Pour se donner de la contenance, il but une gorgée de thé mais sa main tremblait.
« Je l'ai connu autrefois. A mon corps défendant. Il s'en souvenait très bien.
— Et il a cherché à t'impressionner, murmura Kerun.
— Ce qu'il a parfaitement réussi », souffla le prostitué.
Iris était pâle et silencieuse. Martin réalisa qu'elle avait probablement assisté au martyre de plus d'un esclave, entre les mains des Casinites, dans une orgie de la noblesse ou les laboratoires de son université. Il se sentit mis à nu, rabaissé par cet aveu, comme si un gouffre s'était ouvert entre eux. En réalité, Iris était probablement très embarrassée, de son côté, mais Martin ne parvenait pas à s'en convaincre complètement.
« Je me suis évanoui dès que j'ai vu le prisonnier. J'ai repris connaissance beaucoup plus tard. Le Casinite, Ensio... il parlait avec l'autre, le Juvélien. Ces deux-là ne s'apprécient pas beaucoup. L'autre... le traitait d'imbécile. Quand ils ont réalisé que j'étais réveillé, ils ont arrêté de parler. Le Casinite s'est montré très prévenant à mon égard... ravi, en fait... et m'a raccompagné à la salle principale. Où j'ai retrouvé Iris. »
Il frissonna.
« L'Himéite... si c'est lui... Ils doivent le maintenir en vie à coups de sortilèges...
— C'est probable, dit Kerun.
— Assez classique, chez les Casinites », ajouta Iris à mi-voix.
Et c'est probablement ce qui m'est arrivé à moi aussi, autrefois, songea Martin, réprimant un spasme.
Ses souvenirs étaient troubles, sans doute avait-il refoulé le pire, et les souffrances de cette époque terrible s'étaient fondues les unes dans les autres jusqu'à former une brume d'impressions éparses et douloureuses. Il ne voulait pas se rappeler, exactement, ce qui s'était passé alors. C'était hier, loin derrière, autrefois, quoi qu'ait voulu lui faire croire Ensio.
« Identifier le Juvélien pourrait nous être utile, s'il est actif en surface, dit soudain Kerun, brisant le silence inconfortable qui s'était glissé entre eux. Qu'est-ce que vous pouvez me dire de lui ?
— Il a la quarantaine. Les cheveux noirs qui grisent. Il a l'air d'avoir très mauvais caractère, commença Martin.
— Il a une stature moyenne, un corps relativement... sec, ajouta Iris.
— C'est déjà beauc- commença Kerun.
— Iris, tu pourrais le dessiner ! » s'exclama Martin, interrompant l'elfe.
Le jeune magicienne retrouva des couleurs.
« Bien sûr ! Je vais chercher mon matériel. »
Elle s'exécuta, laissant Martin et Kerun seuls pendant un instant. L'elfe dévisagea le prostitué, qui se sentit mal à l'aise et se détourna. Il y avait quelque chose de trop compatissant dans ce regard, le signe que le Juvélien avait songé davantage à ce qu'il avait raconté et commençait à mesurer le choc qu'il avait pu ressentir en retrouvant un ancien bourreau parmi les Obscurs. Mais Iris était de retour, avec son parchemin, sa pointe de plomb, et l'ancien esclave revint vers la table.
La jeune femme ferma les yeux un instant puis commença à tracer les premières lignes. Kerun s'était levé pour regarder derrière son épaule.
Petit à petit apparurent la courbe de la mâchoire, le tracé du nez, les deux amandes des orbites. Les yeux noirs. Un sourcil, un deuxième, un reflet dans les prunelles. Les cheveux un peu longs, légèrement bouclés, une dureté dans le pincement des lèvres, un début de pli sur le front, la barbe drue sur le menton.
« Tu es vraiment douée », lâcha Martin, sincèrement impressionné par la vitesse à laquelle la sorcière travaillait et la précision de sa mémoire.
Rougissant de plus belle, Iris ajouta encore quelques détails, des ombres sur les joues, les tempes, esquissa la gorge et la silhouette des épaules.
« C'est à peu près ça, dit-elle enfin, avant de se redresser et de se tourner vers Martin pour quêter son opinion.
— C'est tout à fait ça », lui répondit l'ancien esclave avec un hochement de tête appréciateur.
Il leva les yeux vers Kerun. Celui-ci arborait une expression de stupéfaction absolue. Pendant un instant, il parut même paralysé.
« Tu le connais ! s'exclama Martin. Qui est-ce ? »
Kerun s'éloigna de la table, agité.
« Je dois... Je vais... »
Il revint vers eux.
« Vous êtes vraiment sûrs ?
— Que c'est lui qu'on a vu hier soir ? Oui. Sans la moindre hésitation. »
L'elfe s'écarta à nouveau et demeura planté dans le couloir. Martin nota que même dans sa fébrilité, il conservait le réflexe d'éviter les fenêtres qui n'étaient pas voilées.
« Je dois partir. Ne bougez pas d'ici. Nous reparlerons. Mais...
— Qui est-ce ? répéta Martin.
— Il vaut mieux, pour votre sécurité, que vous ne le sachiez pas. Je reviens dans la soirée. D'ici là... N'ébruitez rien. Agissez comme si de rien n'était. Profitez du soleil. »
Puis, sans rien ajouter, il fila par la porte arrière. Demeurée assise, Iris contemplait son propre dessin, interdite.
« Je propose qu'on n'expose pas cette oeuvre d'art, finit par dire Martin.
— Je pense que c'est mieux, moi aussi. »
Ils se dévisagèrent. Montrer le portrait à Kaunia était tentant, immensément tentant... Mais là aussi, Martin savait qu'il y avait un test, qu'il était bien décidé à réussir haut la main.
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