15. Brendan
Sise dans une large avenue arborée, à l'abri d'un mur d'enceinte couvert de lierre éclatant, le Repos des Braves déployait sa façade aux croisillons peints à l'ombre d'un hêtre centenaire. Considéré comme l'une des meilleures auberges de Juvélys, l'établissement attirait les voyageurs fortunés, quelle que soit leur origine, et se targuait de proposer des chambres au confort inégalé, une cuisine gastronomique d'une finesse incomparable, et, denrée rare dans la capitale, un relatif silence.
Brendan ne s'en souciait pas le moins du monde lorsqu'il fit irruption, en plein petit déjeuner, dans la vaste salle à manger. Il balaya rapidement les tables du regard puis se porta à la rencontre de l'employé qui avait eu la même idée.
« Où sont les Himéites ? » demanda le Mivéan de but en blanc.
Le serveur, un homme dans la cinquantaine, tiré à quatre épingles dans une livrée couleur rouille, s'empourpra sous la virulence de la question.
« Je ne vois–
— Épargnez-moi vos dérobades. Je sais qu'ils sont ici. Cinq chevaliers. Je dois leur parler. »
Brendan était conscient de s'exprimer beaucoup plus fort qu'il n'était d'ordinaire admissible dans pareil cadre, mais c'était justement ce qui ferait craquer son interlocuteur. Déjà, certaines têtes s'étaient relevées de leur gruau de luxe et tournées dans leur direction. Le murmure de conversations surprises ou indignées fleurit çà et là, parmi les oeufs brouillés et les tasses de thé fumantes. Frappant dans sa toge religieuse, le Mivéan avait été reconnu et son nom associé aux rumeurs de trois sixaines sinistres.
Le genre de scandale dont le Repos des Braves se serait bien passé.
Déjà, un autre homme avait fait son apparition, la mine crispée, dans une tenue plus sobre mais plus coûteuse. Ses yeux lançaient des éclairs de déplaisir.
« Maître Devlin, quel honneur... » siffla-t-il d'un ton mielleux où suintait sa colère.
Brendan lui retourna une mine peu convaincue.
« J'en doute », grommela-t-il.
Il était passé au Temple de Valgrian, après l'office matinal, pour avertir Othon de la disparition de Sam. Celui-ci lui avait alors révélé qu'Amray était rentré et s'était lancé sur la piste de Soren. Le Mivéan avait été choqué que son ami ait pu lui cacher pareille information. Le Flambeau s'était excusé sous couvert de la grande fatigue résultante de leurs frasques antérieures, mais Brendan n'avait pas gobé le mensonge et s'était emporté. Ces foutus Preux Épris avaient eu l'intention — la ferme volonté — de l'écarter de leurs projets, et Othon les avait fait passer avant lui.
Il avait filé sans le saluer.
« Les personnes que vous cherchez sont déjà parties. Elles reviendront certainement en fin de journée, nous pouvons les avertir que–
— Parties où ? »
Le maître d'hôtel sourit sans joie.
« Nous ne nous permettons pas d'interroger nos invités sur leurs activités. »
Le prêtre se fendit d'un juron qui résonna dans la salle comme une imprécation maudite et, la seconde suivante, un silence de mort régna dans l'auberge. Les convives reprirent cependant rapidement leur repas, comme s'ils craignaient d'être pris à partie dans cet échange tendu.
« Alors, dites-moi où sont leurs chambres. »
Cette fois, le teint de son interlocuteur se congestionna d'une teinte inquiétante.
« Il n'en est pas question », lâcha l'aubergiste avec toute la maîtrise dont il était encore capable.
Le Mivéan croisa les bras.
« Vous voulez que je parte, ou pas ? »
L'homme ne se laissa pas démonter.
« Vous pensez vraiment que je vais vous laisser entrer dans la chambre de nos clients, juste parce que vous l'exigez ? »
Brendan ravala son souffle et le relâcha bruyamment. Puisque cet abruti le cherchait, il allait le trouver.
« Oui. Parce que c'est urgent. Et que ça concerne les Obscurs. »
Il prit un malin plaisir à donner de la voix sur ce dernier mot. L'aubergiste rubicond vira au blanc le plus blafard. Plusieurs cris étouffés résonnèrent contre le plafond aux poutres vernies. Le silence s'installa et, cette fois, perdura.
Brendan haussa les sourcils, un sourire mauvais sur le visage, attendant que son vis-à-vis prenne une décision. Il entendit à peine la porte qui s'ouvrait dans son dos et ne se retourna que lorsqu'une main se posa sur son épaule.
Une escouade de la garde venait rendre une petite visite au Repos des Braves, sans doute alertée par le serveur qui s'était volatilisé.
« Devlin. »
Retour à la petite salle d'interrogatoire, avec Flèche-Sombre en personne, cette fois, qui prit place sur la chaise en face de lui. La pièce était toujours aussi nue et sombre, démoralisante, et synonyme d'ennuis.
« Vous savez, il y a toujours de la place dans les cellules de la caserne. Le taux de criminalité est assez bas et nos installations vastes.
— Je n'ai rien fait, grogna le prêtre.
— Ce n'est pas ce qu'on m'a indiqué dans ce rapport. Intimidation, désordre...
— Ça ne vaut pas une mise à l'ombre.
— Non. Mais vous avez eu une semaine chargée. Vous avez tué... de votre propre aveu... au moins deux hommes dans le Parc. Légitime défense, selon vous, mais l'enquête n'a pas encore rendu ses conclusions...
— Des Obscurs.
— C'est ce que vous prétendez. Nous le vérifions. Et même si c'est le cas, vous n'avez pas le droit de tuer des citoyens sous prétexte qu'ils sont des criminels. La justice juvélienne ne fonctionne pas comme ça. »
Le Mivéan secoua la tête.
« Et vous êtes impliqué dans la disparition de Sam Maedran.
— Je n'ai rien à voir avec ça. »
Flèche Sombre plongea son regard noir dans le sien.
« Répétez-moi ça. »
Le prêtre refusa de céder à la provocation.
« Bref. Racontez-moi ce qui nous a valu ce nouvel esclandre. »
Brendan croisa les bras et se carra dans son siège. Le commandant de la garde ne s'en offusqua guère et n'ajouta rien. On le disait capable d'attendre des heures sans bouger, sans broncher, sans s'énerver. Le prêtre était tenté de le prendre au jeu, mais après cinq minutes dans cette pièce, il se sentait déjà claustrophobe.
« Les Himéites sont rentrés hier. Ils cherchent Soren. Je voulais les accompagner. J'ai encore une novice et une prêtresse dans la nature.
— Vous auriez pu en référer à la garde, plutôt que d'aller presser un malheureux aubergiste.
— Vous vous foutez de moi, commandant ? »
Tant pis, au point il en était.
L'elfe ne réagit évidemment en rien à l'insulte.
« Les Obscurs ont été neutralisés il y a trois jours ! Si leurs otages étaient encore vivants, ils ont eu largement le temps de mourir de soif depuis ! Alors excusez-moi si je préfère miser sur quelqu'un qui a une réelle chance de les retrouver, plutôt que d'attendre une hypothétique intervention de la garde ! On n'a même pas demandé à mes prêtres de venir identifier les cadavres, bon sang ! Alors qu'ils ont eu leurs tortionnaires sous les yeux pendant des heures ! Je suis navré, commandant, mais appeler la garde... l'idée m'est passée le jour où on a égorgé des femmes enceintes chez les Béalites ! »
Flèche-Sombre ne changea pas d'expression, comme si toute cette déferlante l'indifférait au plus haut point. Le pire était que Brendan n'était pas certain que ce n'était pas le cas. Ce mur de glace l'épuisa subitement, et sa fureur retomba, inerte et inutile. L'elfe laissa passer quelques secondes, comme pour lui laisser le temps de reprendre son souffle.
« Vous savez où sont les Himéites ? demanda-t-il ensuite.
— Non.
— Qui vous a averti de leur retour ?
— Ils ont rendu visite aux Valgrians. »
Le commandant opina du chef et croisa les bras.
« Écoutez moi bien, Devlin. Vous avez tout intérêt à vous tenir à carreau dans les jours qui viennent. À vous faire oublier. Vous ne devez votre liberté qu'au désir de certains de préserver la concorde dans cette cité. Mais si vous profitez de cette fleur qui vous a été faite pour semer davantage de désordre, la balance pourrait bientôt pencher en votre défaveur. Réfléchissez-y. Ne jouez pas avec le feu. Songez, pour une fois, à Juvélys avant de songer à votre pomme. Je comprends que vous ayez à coeur de venir en aide aux otages des Obscurs, s'ils sont toujours en vie. Mais vous avez tout intérêt à collaborer avec les autorités, plutôt que de continuer à faire cavalier seul. »
La rage revint aussi vite qu'elle s'était éteinte mais Brendan la musela. Ce salopard se foutait de sa gueule et il n'avait qu'une envie, lui flanquer son poing dans le visage. Mais il entendait bien la menace : s'il succombait à la violence qui grondait en son sein, on l'enfermerait avec mille bonnes excuses, et ses possibilités d'action seraient réduites à néant.
« Je vais vous laisser repartir, avec la conviction que vous allez vous tenir, poursuivit Flèche-Sombre. La garde va s'efforcer de prendre contact avec les Himéites. Vous allez rester dans votre Temple, soutenir ceux qui s'y trouvent et prendre en charge vos fidèles. »
Était-ce un reproche ?
« Merci de ne pas me dire comment je suis supposé faire mon métier », grommela le Mivéan.
Un faux sourire fleurit sur les lèvres de l'elfe.
« Je vous retourne le conseil. »
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