12. Martin

TW : chapitre très désagréable

Les lieux étaient sinistres, comme le simulacre d'une salle à manger de la noblesse griphélienne installée dans une cave humide. Les Obscurs qui les accueillirent étaient quatre : leur jeune guide, Conrad et deux hommes. Mais Martin n'eut pas le temps de se poser de grandes questions.

En croisant le regard d'un des deux étrangers, son coeur se figea dans sa poitrine. Des bribes de reconnaissance se tissèrent dans son esprit, des fils d'une familiarité douloureuse, et il sut, sans aucun doute, qu'il s'agissait d'un ancien client. Évidemment, bien des hommes lui étaient passés sur le corps, à Griphel, et il ne semblait guère impossible que certains aient rallié Juvélys. Mais celui-là... Il lui inspirait révulsion et douleur, quelque chose d'irrespirable, d'effrayant au-delà du possible. Le jeune homme serra les mâchoires pour ne pas gémir, les tripes retournées, la sueur aux tempes malgré l'air froid qui les environnait.

Il se coula dans le fauteuil qui lui avait été attribué en combattant son malaise. Il ne pouvait pas se laisser aller, pas maintenant. Ce n'était qu'un client, quelqu'un qu'il aurait pu séduire pour terminer la nuit, plutôt que d'en ressentir pareille panique. La proposition de Kerun l'avait-elle à ce point déstabilisé ? C'était impossible ! Il n'avait même pas accepté !

Il releva les yeux et réalisa que l'autre le fixait de ses prunelles grises, un léger sourire aux lèvres, tandis que Conrad échangeait des amabilités avec Iris. L'ancien esclave comprit qu'il avait été reconnu, lui aussi, qu'il ne servirait à rien de nier si le sujet venait sur le tapis. Mais l'homme n'en dit rien, se contentant de le dévisager avec insistance, manifestement ravi de son effet.

Un verre de vin se matérialisa entre les doigts de Martin sans qu'il se souvienne de l'avoir accepté, et il le porta à ses lèvres. Reprendre pied dans la conversation était difficile, mais Iris menait les choses avec aplomb. Martin se concentra sur son souffle et son coeur. Montrer qu'on avait peur n'était jamais une bonne chose face à un client violent. Elle pouvait être lue comme le risque d'un acte inconsidéré.

Mais certains aimaient ça, l'idée qu'ils inspiraient de l'angoisse chez leur partenaire, certains exigeaient que la créature qu'ils avaient achetée tremble, gémisse et demande grâce, sans quoi ils n'y prenaient aucun plaisir. Et celui-là avait été de leur engeance...

En le voyant s'humecter les lèvres après avoir bu une gorgée de breuvage pourpre, Martin fut subitement envahi par ses souvenirs, trop précis, trop pénibles. Il ferma brièvement les yeux, le souffle court.

« Votre ami se sent mal. Je vais l'accompagner aux latrines. »

Cette voix, cet accent griphélien rauque et acéré, qui vous brisait l'âme...

Martin sentit une main se poser sur son bras et un spasme l'anima au contact de cette poigne. Il accompagna cependant le mouvement, conscient qu'il ne pouvait pas se dérober sans réduire leurs efforts à néant.

« Il est très pâle... Peut-être les relents du voyage ? » interrogea Conrad, d'une voix distante, tandis que Martin était entraîné à l'extérieur.

Il n'entendit pas la réponse d'Iris. Son cauchemar le tira un peu plus loin, ouvrit une porte et ils débouchèrent dans un couloir nimbé de pénombre. Martin aurait voulu profiter de l'instant pour détailler les lieux mais il en était incapable. Loin de l'emmener vers ces fameuses latrines, l'homme le plaqua aussitôt contre un mur et Martin reçut son haleine en plein visage. Son estomac se contracta, il serra les lèvres. Comment pouvait-il de se montrer si faible, au pire moment ?

« On dirait que tu n'es pas très heureux de me revoir. »

Des doigts minces lui frôlèrent le visage jusqu'à la gorge, où ils s'attardèrent, avant de s'en écarter. Martin lui abandonna un gémissement.

« Nous nous sommes pourtant bien amusés, autrefois... »

Le souffle du monstre lui caressait l'oreille et Martin se crispa à l'idée qu'il puisse aller plus loin, de la langue ou des lèvres, de la main, ou pire. Son corps tout entier le pressait contre le mur, sans pourtant le toucher.

« Je ne suis plus... plus un esclave... souffla le jeune homme, à voix basse.

— Je sais, répondit son bourreau. Je ne vais te forcer à rien. Je suis juste... heureux de croiser une tête connue. »

Son ton suintait de menace et pourtant, il se détacha de lui et recula pour lui donner de l'air. Martin faillit s'écrouler mais resta plaqué contre la pierre, haletant. L'autre s'était immobilisé à quelques mètres, bras croisés, mais la pénombre empêchait de lire son expression. L'ancien esclave n'en avait pas besoin. Il le savait ravi de leur échange. C'était un homme qui ne jouissait que dans la souffrance d'autrui. Un prêtre de Casin. Pas très haut placé dans la hiérarchie, mais spécialiste des basses oeuvres. Épanoui dans des ébats atroces, qu'il payait cher, sans rechigner. Il avait tué une prostituée, à une occasion, sans beaucoup s'en émouvoir. Martin avait eu plus de chance, et s'était même offert à plus d'une reprise, pour épargner les autres et surtout pour payer sa dette de somptueuse façon.

« Je ne suis pas sûr de m'être jamais présenté. Je me nomme Ensio. »

Martin l'avait su, mais aussitôt refoulé. Son sacrifice avait des limites. Son corps avait peur mais son esprit n'était plus prêt à capituler.

« Martin, murmura-t-il.

— Je me souviens, rétorqua l'autre avec un léger rire. Toujours volontaire. »

C'était la vérité. Il ne pouvait pas se dérober. Dans le même temps...

« Les choses ont changé, depuis, dit-il avec légèrement plus de voix.

— Pour nous tous », répondit l'autre, en se détournant.

Pendant un instant, ils restèrent immobiles, silencieux. Martin reprit son souffle. Il réalisa que le Casinite devait savoir que le petit récit qu'il avait mis au point avec Iris était un mensonge, qu'ils n'étaient pas noble dame et serviteur affranchi, et qu'il faudrait trouver une explication logique à cette fabrication. Dans le même temps, il avait abandonné le bordel quatre ans plus tôt, et il avait pu se passer mille choses entretemps. D'autant qu'Ensio n'était pas un client des dernières années, quand Martin était devenu trop cher et trop demandé pour servir de souffre-douleur à un appétit dévoyé.

« Juvélys n'a pas tenu ses promesses, alors ? » demanda finalement le Casinite, l'air de rien.

Une chose était certaine : cet homme, même s'il ne vénérait pas Tymyr, était capable du pire. Même s'il avait soi-disant changé, certaines perversions ne s'éteignent pas d'elles-mêmes au fil des années. Sa présence était une preuve supplémentaire qu'ils avaient déniché le nid de frelons qu'ils cherchaient.

« Pas vraiment », avoua-t-il du bout des lèvres.

Il était prêt à broder sur ce sujet : Iris, déçue, qui avait espéré être reçue comme une grande dame, qu'on avait jetée en prison, qui avait fui pour éviter un mariage, vaine et stupide, mais dotée de cette magie formidable. Une péronnelle à recruter. Mais Martin aurait préféré être avec elle, dans cette pièce, vérifier ce qui s'échangeait et comment, même s'il lui aurait été difficile d'intervenir en restant dans son rôle.

« Comment t'es-tu retrouvé avec elle ? demanda le Casinite. Elle ne m'a pas l'air du genre à fréquenter le Moindre Désir. »

Pourtant, toutes sortes de gens s'y pressaient. Mais les jeunes filles de bonne famille étaient peut-être, effectivement, les moins susceptibles de s'y rendre. Contrairement à leurs pères et frères.

« J'ai été racheté par un jeune noble. »

La stricte vérité.

« Qui s'est lassé de moi et m'a revendu... »

Mensonge.

« Comme il ne voulait pas qu'on sache ce qui nous avait liés... Il m'a fait passer pour un serviteur plutôt que comme un...

— Tu as eu de la chance, il aurait pu t'offrir au Temple ou t'égorger. »

Tant de flegme dans ces atrocités. Réginald n'aurait sans doute jamais fait une chose pareille, même s'il avait dû s'en débarrasser. Cet imbécile avait cru l'aimer.

« Il avait besoin d'argent, et je n'étais pas complètement hors d'usage. »

Ensio rit de ce pragmatisme.

« Il m'a proposé à l'aîné des Vainevie. En règlement d'une dette de jeu.

— Ah diable, ces jouvenceaux sont vraiment des imbéciles. »

Il écarta les bras.

« Mais c'est un mal pour un bien ! Te voici libre à Juvélys ! Qui l'eut cru ? Ton engeance termine généralement étranglée dans son lit, par un client enthousiaste. »

Ce salopard était bien placé pour le savoir, mais Martin resta de marbre. Il avait repris l'ascendant sur ses émotions.

« J'ai eu de la chance, oui. »

Il lui semblait de plus en plus clair qu'Ensio l'avait volontairement séparé d'Iris, pour que Conrad puisse lui parler en son absence. Même s'il n'avait pas ressenti de malaise, ils auraient trouvé quelque chose pour l'écarter. Le Casinite n'avait manifestement aucune intention de le ramener dans la pièce avant que leur entretien ne soit terminé. Martin décida de jouer leur jeu.

« Mais je dois avouer que... votre présence en ces lieux est tout aussi... surprenante. »

Le Casinite s'autorisa un nouveau rire.

« J'errais dans l'obscurité la plus profonde, et j'ai vu cette lueur... vivace... Comment lui résister ? Quand on vit dans les ténèbres, on finit par ne plus rien y voir, même pas soi-même. L'ombre n'est rien sans lumière. Elle en a besoin pour se révéler. »

Martin fronça les sourcils à l'écoute de ce charabia. Ensio gloussa de bonheur devant son incompréhension, qu'il avait sûrement anticipée. On ne pouvait espérer qu'un esclave soit versé dans cette poésie mystique à deux sous.

« Je suis ici pour le travail, simplifia-t-il. Rien d'autre. »

Or il était prêtre de Casin. Martin ne l'ignorait guère.

« Quel genre de travail ? se risqua Martin.

— Complexe, dit l'autre. Tu en sauras davantage si ta maîtresse accepte l'offre de Conrad. »

Son ton s'était fait plus dur.

« Car tu obéis à ta maîtresse, Martin, n'est-ce pas ? Même si tu n'es plus un esclave.

— Je lui dois tout », murmura le jeune homme.

Ensio s'était rapproché. Un instant, Martin songea à se dérober pour se mettre hors d'atteinte, mais il s'y refusa. Le Casinite devait conserver son ascendant, aussi répugnant soit-il, sous peine de les mettre en danger.

A nouveau, Martin s'offrit à son souffle, au poids de son corps, à sa main possessive, posée juste à côté de son visage, sur le mur. Il ferma les yeux et laissa son angoisse s'épanouir sur ses traits, obole au désir de son interlocuteur. Il devina son sourire au ton de sa voix.

« Tu es resté le même, dans le fond, lâcha-t-il avec un mépris caressant. C'est bien. Chacun a son rôle à jouer. »

Il prit une profonde inspiration, comme s'il voulait se gorger du parfum de sa peur. C'était sans doute le cas et Martin trembla entre ses bras, sans parvenir à s'en empêcher. Un instant, il craignit d'être trahi par sa vessie.

« Ne t'inquiète pas... Je me suis trouvé d'autres jouets, bien plus gratifiants... Je ne te toucherai pas. Nous sommes... du même bord, désormais. »

Jamais, songea Martin. Vous êtes un taré de la pire espèce.

Aussi rapidement qu'il l'avait oppressé, le Casinite recula.

« Ils en ont pour un certain temps, il va falloir que nous trouvions à nous occuper. Vous n'êtes pas nos seuls invités, toi et la gente dame, et certains d'entre eux demandent un soin particulier. »

D'un geste, il l'entraîna dans le couloir enténébré. Quelques lampes jalonnaient leur parcours, souffreteuses, révélant des portes à intervalles réguliers. Toutes étaient closes. Dans l'air froid, Martin percevait des odeurs de nourriture mais aussi d'urine et de sang caillé. Ensio s'arrêta au bout d'une dizaine de toises, devant une porte ornée de plusieurs empreintes de main sanglantes. Toutes avaient la même taille et Martin devina que c'étaient celles de son guide. Il eut subitement la conviction qu'il n'avait aucune envie de voir ce qui se trouvait dans cette pièce. Aucune. Et qu'il allait le regretter.

Le Casinite le toisa une seconde, regardant en particulier ses pieds.

« Tu en as d'autres ?

— Quoi ?

— Des bottes ?

— Heu... Non.

— Alors enlève-les. »

Martin hésita, une grimace sur le visage. Ensio sourit à nouveau, comme devinant ce à quoi le courtisan songeait. Se déchausser avant le reste...

« Le sol est dégueulasse à l'intérieur. Tu risques de les foutre en l'air », expliqua-t-il sans se départir de son rictus moqueur.

Merveilleuse perspective.

« Je préfère les garder.

— Comme tu voudras. »

Il ouvrit la porte.

« Une petite visite, mon amour ! » s'exclama joyeusement le Casinite en entrant.

Un gargouillement ignoble lui répondit. Martin souffla puis prit une profonde inspiration et avança à la suite du prêtre. La pièce était petite, bien éclairée, mais il y régnait une odeur épouvantable, de pourriture, de merde, de sang, de pisse, de tout mélangé. Martin regarda le sol. Il était aussi répugnant qu'annoncé. Il frissonna.

« Nous avons un spectateur, aujourd'hui », ajouta Ensio de sa voie enjouée.

Le gargouillis reprit, plus véhément, mais rien n'était compréhensible. Était-ce de la terreur ou de la fureur ? Le Griphélien carra les épaules et relâcha son souffle à nouveau. Il fallait qu'il regarde. C'était l'Himéite disparu, il en était certain : Iris avait craint de le croiser mais c'était pour sa pomme. Mon amour. Pauvre type. Mais il devait faire face. Il avait promis de faire face et Kerun comptait sur lui. C'était un test, évidemment, les Obscurs le jaugeaient.

Il releva la tête, dirigeant d'abord son regard vers le mur, pour se préparer.

Mais le mur était recouvert d'un grand miroir qui renvoyait le reflet du prisonnier, implacable. Pétrifié, Martin mit plusieurs secondes à faire sens de ce qu'il voyait, à trouver un être humain dans cette masse sanguinolente de chairs à vif. L'homme était enchaîné, à genoux ou assis, nu, et là où aurait dû se trouver son visage, il y avait... quelque chose de tout à fait indéfinissable, rouge, blanc et noir, de trous humides et de courbes palpitantes. L'ancien esclave sentit quelque chose cogner à l'intérieur de son crâne et des sons sifflants lui emplirent les oreilles. Le sol parut soudain distant et toutes les fibres de son corps se crispèrent en même temps, lui bloquant le souffle. Dans le miroir, il croisa un regard vert, des yeux magnifiques, humides, rougis, perdus au milieu de ce désastre cramoisi, et brusquement, tout devint noir et étoilé, puis il n'y eut plus rien.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top