11. Iris
Martin et Iris se mirent en route en début de soirée, après avoir avalé un rapide repas. Kaunia ne s'était pas attardée et ne rentrerait sans doute pas avant la nuit, ce qui leur avait permis de s'esquiver sans avoir à inventer un mensonge supplémentaire. Leur logeuse était bien mal remerciée pour sa bonté et Iris se sentait chaque jour un peu plus coupable d'exploiter sa générosité.
Le point de rendez-vous fixé par Conrad se trouvait, chose étrange, dans le quartier nord, qui accueillait la plupart des bâtiments officiels de la capitale, les délégations étrangères et les associations professionnelles les plus importantes. Dépourvues d'habitations, certaines rues étaient ainsi particulièrement sinistres dans l'obscurité, même si de nombreux gardes circulaient sans doute à l'intérieur des bâtisses.
Iris espérait que leurs vêtements modestes, loin des pourpoints et des uniformes que portaient généralement les Juvéliens du quartier, ne leur attireraient pas une attention malvenue, mais dans le même temps, se glisser dans l'ombre comme des voleurs ne semblait pas la chose à faire. Ils optèrent pour un pas de promenade décidé, traversèrent des esplanades désertes, remontèrent des avenues vides, franchirent des croisements silencieux, où seuls les chats en maraude erraient entre les maisons. La propreté des lieux contrastait avec celle de l'Aprecoeur, encombré, bruyant et chaotique dans ses moindres recoins.
Griphel possédait de beaux quartiers et de nombreuses zones détestables, mais l'intégralité du pouvoir se rassemblait derrière la muraille du Coeur de Casin, là où l'Empereur résidait dans son palais labyrinthique. Il ne s'encombrait guère d'une assemblée ou d'administrations diverses, l'idée-même de recourir à des élections ne traversait l'idée de personne, et toutes les prises de décision se déroulaient officieusement, lors de repas, de rencontres privées, de promenades dans les parcs luxuriants ou d'orgies plus ou moins contrôlées.
C'était du moins ce qu'imaginait Iris, car elle n'avait jamais assisté à ces échanges critiques. Elle avait rencontré l'Empereur trois fois, s'était inclinée dans une courbette étudiée, et avait prié pour qu'il ne la remarque pas. Les rumeurs sur ses appétits charnels étaient terribles, ce dont il se délectait certainement. La jeune femme ne connaissait personne qui ait pu en témoigner en première main.
Griphel était loin et pourtant sa malfaisance coulait dans les rues juvéliennes, derrière le visage de cet abominable Conrad, et de ses desseins monstrueux. Elle avait côtoyé bien pire, mais jamais en catimini, en marge de la légalité. C'était ce qui rendait leur situation précaire, le risque que les Obscurs ne leur accordent pas leur confiance et craignent qu'ils ne les trahissent. Dans le même temps, pourquoi l'auraient-ils craint ? Martin et Iris n'étaient qu'une paire de Griphéliens sans histoire, rien d'autre. Conrad n'avait aucune raison d'en douter.
« Nous y sommes », souffla finalement l'ancien esclave, alors qu'ils atteignaient les grilles d'une vaste villa plongée dans les ténèbres.
On devinait une pierre claire, un porche monumental, un jardin laissé à l'abandon. L'édifice devait faire tache dans cet environnement bien entretenu. Etait-ce symbolique ? Il y avait un blason gravé au-dessus de la double-porte, repris sur les deux piliers qui marquaient l'entrée.
« J'aurais dû réviser mon héraldique juvélienne, souffla Iris à mi-voix, sans parvenir à masquer un léger trémolo de nervosité.
— Pas du tout. Nous n'avons pas à savoir. »
Un soleil resplendissant au-dessus des sillons courbes d'un champ. Très valgrian. Sans doute choisi avec soin par les Obscurs.
La grille s'ouvrit d'une simple poussée, sans émettre le moindre grincement. Martin jeta un regard à Iris, qui le lui rendit en se parant d'une moue hautaine. Il était grand temps de revêtir leurs masques, ils étaient sans doute observés. Il s'effaça pour la laisser passer devant lui, ce qu'elle fit sans se départir de sa grimace.
Autour d'eux, les parterres formaient des taches difformes, l'herbe était haute, et plus ils s'écartèrent de la rue, plus les ténèbres dévorèrent la maigre lumière des lampadaires épars. Martin se raidit et Iris devina la silhouette de quelqu'un sous le porche, à l'abri d'un des piliers qui flanquaient les portes. Ils ne ralentirent pas pour autant.
L'ombre se détacha de son poste d'observation et vint à leur rencontre. Iris reconnut les courbes d'une jeune femme, et la lueur d'une lanterne sourde. Sans attendre qu'ils arrivent à sa hauteur, l'étrangère poussa les larges portes et les précéda dans le hall.
Aucun mot ne fut échangé.
Les lieux respiraient l'abandon, la poussière, les fenêtres fermées de longue date, la fiente de pigeon et les étoffes moisies. Surprenant pour le quartier, mais pas pour leurs hôtes. La cachette semblait curieusement exposée, chancre dans un cadre enchanté. Mais sans doute n'était-ce à nouveau qu'une étape, une autre planque de passage.
Leur guide ouvrit une porte sur la droite, puis les entraîna au bout d'un nouveau couloir. Ils traversèrent des cuisines silencieuses, dérangeant des créatures embusquées — des rats à n'en pas douter — puis gagnèrent un escalier qui s'enfonçait dans le noir, vers les caves. Une lumière chaleureuse en débordait, comme pour contrecarrer la sensation inquiétante d'être conduit dans le ventre oublié de la ville.
Pendant une seconde, Iris se demanda si cette rencontre clandestine n'était pas leur chance. S'ils ne devraient pas en profiter pour neutraliser cette demoiselle et la contraindre à leur livrer ses alliés. Elle était seule, ils étaient trois. Ou du moins, c'était ce qu'il semblait. La jeune femme était incapable de détecter la présence de Kerun, qui avait promis de les filer, et tout aussi incapable de déterminer si d'autres Obscurs se dissimulaient dans les ombres autour d'eux.
Mais elle faisait confiance à l'elfe pour en juger : s'il estimait l'occasion propice, nul doute qu'il en profiterait. En attendant, elle conserverait sa superbe et son arrogance, sans trahir l'angoisse qui lui serrait les tripes.
Les marches de l'escalier enfoui étaient usées mais sèches, la rampe leur permit d'atteindre le sous-sol sans casse. Ils débouchèrent dans une petite pièce aux murs nus, sans doute un ancien garde-manger désormais abandonné. Conrad s'y trouvait, en personne, seul. Il leur adressa un faux sourire, glacial comme une vouivre, puis s'avança pour prendre la main d'Iris, qu'il approcha de ses lèvres.
La Griphélienne eut l'impression de percevoir le poison dans son souffle, comme s'il était pareil à la bête dont il avait l'expression. Il adressa un bref signe de tête à Martin.
« Bienvenue, finit-il par déclarer de sa voix profonde. Je suis heureux de vous voir, tous les deux. Cela signifie donc que vous êtes prêts à en apprendre davantage sur nos desseins. Je suppose que vous y avez bien réfléchi. »
Conrad était tout à la fois affable et menaçant. Iris connaissait ce genre d'attitude par coeur : elle suintait dans la majeure partie des interactions à Griphel. Fausse sympathie, fausse déférence, faux respect, tout était faux. Le sous-entendu était clair : à présent qu'ils étaient là, collaborer était dans leur intérêt. Le reste n'était que de l'enjolivement, du bla-bla.
Elle aurait dû se sentir parfaitement à l'aise. Elle avait été en contact avec des hommes bien plus dangereux, mille fois dans sa vie. Elle leur avait fait la révérence, échangé des banalités avec les uns et les autres, assisté à leurs déclarations mais aussi à leurs actes affreux. La plupart des pires avaient été de simples décisions. Parfois une signature. Un ordre. Mais elle avait aussi été témoin de la violence en elle-même. Sacrifices et exécutions, sortilèges meurtriers, expériences douloureuses. Dans l'école, chez elle, au Temple, dans la rue, lors d'une soirée où le clou du spectacle était teinté de sang.
À Griphel, c'était dans l'ordre des choses, et le quotidien l'avait abrutie, émoussant ses émotions jusqu'à l'indifférence brumeuse d'un esprit retranché. Juvélys avait déchiré le voile. Elle était fragilisée parce qu'elle avait mesuré ce qu'elle avait à perdre. Après des années à se défier de tous, elle s'était stupidement attachée aux premiers venus : Martin, Kerun, Kaunia, à corps perdu. C'était d'une stupidité abyssale, mais elle ne pouvait guère s'en défier.
Plus prosaïquement, dans la cité de Casin, personne n'aurait osé lui faire du mal : elle était Iris de Vainevie, fille d'Ambroise de Vainevie, un homme dangereux qu'on ne voulait pas contrarier. Ici, sous terre, à Juvélys, elle ne voyait pas bien ce qui pourrait empêcher Conrad de lui trancher la gorge s'il le désirait.
N'aie pas peur, se morigéna-t-elle. Tu es une puissante magicienne de bonne famille et il n'est personne.
Elle devait, absolument, s'en tenir à son rôle. C'était sa meilleure protection.
Mais Martin n'était qu'un ancien esclave aux motivations douteuses. Il était, potentiellement, bien plus en danger qu'elle. Elle s'en voulut de n'avoir pas abordé ce sujet, plus tôt, quand Kerun était venu leur parler. L'arrivée de Kaunia les avait empêchés d'évoquer la rencontre à venir dans ses moindres détails et des points critiques étaient restés en suspens.
Tant Iris que Martin répondirent à l'interrogation de Conrad d'un signe de tête ferme et convaincu.
« Très bien. Nous pouvons y aller », annonça leur hôte en claquant dans les mains de satisfaction.
Il désigna une porte voisine et la jeune inconnue prit les devants. Iris lui emboîta le pas, Martin dans son sillage, et Conrad ferma la marche de leur petit cortège.
Le couloir se prolongea sur une dizaine de toises, avant de s'ouvrir sur une petite salle semi-circulaire, dont la paroi rectiligne était en réalité un quai. Une rivière souterraine, étroite et sale, le bordait, clapotant contre la pierre usée. Iris dissimula sa surprise sous un masque d'indifférence. Griphel avait aussi ses canaux souterrains, mais on les disait emplis d'une mélasse toxique plutôt que d'eau sale. Une barque amarrée se dandinait sur les flots noirs.
Iris échangea un bref regard avec Martin. Même si Kerun était parvenu à les filer jusqu'ici, il serait incapable de poursuivre plus loin. Il était trop tard pour reculer. Son comparse lui adressa une ombre de sourire.
Leur guide les précéda sur l'esquif, puis Martin suivit. Il se retourna pour tendre une main secourable à Iris, et Conrad les rejoignit le dernier. La jeune noble sonda l'ouverture ténébreuse de la porte par laquelle ils étaient arrivés mais elle n'y devina aucune silhouette aux oreilles pointues, aucun mouvement.
Conrad confia les rames à Martin, sans hésitation particulière, le renvoyant à son statut de serviteur. L'ancien esclave parut se plier à ses exigences sans sourciller, comme s'il n'avait guère attendu autre chose que d'être mis à contribution. Dès que le vieil homme eut largué les amarres, il se mit à souquer. En quelques secondes à peine, le quai s'effaça derrière eux, et ils se retrouvèrent à voguer dans la bulle lumineuse de leurs lampes, sur une eau à l'odeur abominable, au milieu de rien.
S'il y avait jamais eu un elfe sur leur piste, il avait été avalé par la nuit.
Le temps s'étira. De leur conduit circulaire, ils débouchèrent dans un espace plus grand, aux plafonds plus hauts, mais tout aussi putrescent. Les égouts de Juvélys, un royaume répugnant, le contrepoint des artères aérées du dehors, une monstruosité à la mesure du gigantisme de la capitale.
Sur les directives de Conrad, ils empruntèrent un passage vers la gauche, puis un autre encore, mais Iris était totalement désorientée, sans aucune notion du nord et du sud. Elle supposait qu'ils étaient encore sous la ville, mais dans le même temps, elle n'en savait rien. Elle décida de prendre des repères, n'importe lesquels, dans l'espoir de pouvoir les renseigner à Kerun quand ils ressortiraient. S'ils ressortaient. Une bref vent de panique souffla en elle, comme elle réalisait qu'ils étaient peut-être partis pour un voyage sans retour. Si Conrad décidait de les intégrer à son groupe, définitivement, rien ne disait qu'il les laisserait regagner la surface...
Ses interrogations furent interrompues par l'apparition subite d'une brume épaisse, qui engloba l'embarcation comme un cocon de fumée. Martin émit un son étouffé, comme s'il s'était attendu à suffoquer, mais il n'en fut rien. C'était un simple sortilège de brouillard, une incantation classique, partagée par les magiciens du Flux Inerte qui s'intéressaient aux énergies élémentaires, et par les Tymyriens. Au chatoiement ténu des volutes qui les environnaient, Iris déduisit aisément qu'il s'agissait de magie divine. La barque s'était immobilisée et dérivait doucement.
« Continue à ramer », exigea Conrad.
Sous ses pieds, Iris perçut le frémissement d'un nouveau sortilège et la barque se remit en mouvement, glissant dans sa brume impénétrable. Quelqu'un, d'une manière ou d'une autre, infléchissait leur direction sans que Martin ne les dirige. Ils étaient en train de les perdre, de s'assurer qu'ils ne pourraient pas retrouver leur chemin sans aide. Iris n'y serait de toute façon pas parvenue, mais Martin avait peut-être une meilleure connaissance des lieux ou un meilleur sens de l'orientation.
Ils crevèrent la brume quelques minutes plus tard, et débouchèrent le long d'un nouveau quai. Ils était arrivés à destination. Où que cela soit.
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