107. Darren

Deux incendies, déjà, et la nuit n'en était pas encore à sa moitié.

L'Âprecoeur vibrait de colère et de crainte, le cordon de gardes qui tentait d'en écarter les perturbateurs n'était pas assez fourni pour empêcher tout assaut, et leur mission de protection s'était transformée en semblant de guérilla urbaine, avec déjà de trop nombreux blessés.

Comment, pourquoi, des forces revanchardes s'étaient organisées pour attaquer les Griphéliens tout juste rentrés, Darren n'en avait qu'une idée imprécise. Certains groupuscules fondés autour de victimes de Koneg attisaient la haine des réfugiés jasarins depuis la chute du tyran, bien sûr. Personne n'avait oublié que Koneg était arrivé parmi eux, avait vécu dans ce quartier, où il avait été accueilli par ses compatriotes comme n'importe lequel des leurs, jusqu'au coup d'état.

De là à estimer que les trois cents hommes et femmes qui avaient échappé au Cageot étaient des criminels en puissance, il n'y avait qu'un pas, et certains l'avaient franchi allègrement.

Dans la violence des échauffourées, les gardes étaient accusés de trahison, pris pour cibles comme les Griphéliens qu'ils tentaient de protéger. Parmi ceux-ci, certains avaient cultivé leur rage depuis la rafle, et n'hésitaient pas à déborder les garants de l'ordre pour se ruer sur l'adversaire. Un foutoir explosif, imprévisible, qui ravageait une zone déjà précarisée en temps ordinaires et la laisserait encore plus sinistrée.

Face à l'urgence, Darren avait dégraissé le dispositif du Temple au maximum, en espérant que les prêtres n'en profitent pas, et avait rassemblé tout ce qui lui restait de forces vives autour de ces quelques rues. Avec Ermeline chez les Valgrians, il lui restait Hagen comme officier principal, mais la fatigue commençait à le rendre franchement hargneux, et distribuer les responsabilités sur une poignée de capitaines fragilisait leur organisation.

Pire, le chef des sapeurs menaçait de retirer son équipe, dont trois membres avaient été blessés par des jets de pierre tandis qu'ils tentaient d'éteindre l'incendie d'un entrepôt.

Parmi les extrémistes juvéliens, des agents de Felden s'activaient clandestinement pour tempérer les humeurs mais ils n'avaient aucun relais fiable parmi les Griphéliens. Kerun avait toujours géré ce quartier, et avec le cloisonnement qu'ils avaient mis en place après la dictature, en son absence, personne ne savait qui, exactement, constituait un contact à exploiter.

C'est dans ce désordre, alors que Darren essayait de déterminer les endroits où il lui restait des hommes à mobiliser, qu'un garde envoyé par Ermeline avait débarqué.

Il lui avait glissé le parchemin entre les mains puis s'était esquivé sans pouvoir ajouter grand-chose. Non, rien de spécial au Temple, tout était calme, la lieutenante lui faisait parvenir ce pli urgent, elle n'avait rien dit de plus.  En l'ouvrant, Darren avait tout de suite compris  qu'il ne venait en réalité pas d'elle.

L'écriture, il la connaissait, appliquée, laborieuse. Comme les formulations, trop ampoulées, sorties des pages d'un traité pesant.

Un autre signe accusateur de ses actes manqués.

Un elfe qui apprend sa propre langue, le tracé des lettres, le vocabulaire, la grammaire, dans des bouquins écrits par des érudits humains, parce qu'il n'a personne pour la lui enseigner, la parler avec lui, corriger sa prose, sa prononciation, ses expressions.

Les regrets étaient vains, Darren le savait. Il n'avait que le futur pour se rattraper.

Mais le contenu de la missive, stupéfiant, capta rapidement toute son attention. Les Obscurs avaient trouvé refuge dans les caves de l'Assemblée. Kerun s'y rendait avec Brendan Devlin, Diane et Othon de Fumeterre, pour une intervention ciblée et définitive. Des renforts étaient bienvenus en cas d'échec. L'agent faisait confiance au commandant pour juger de la forme qu'ils devaient prendre.

Darren jeta un coup d'oeil circulaire sur les maisons enténébrées, les torches qui flamboyaient ici et là, le visage tiré d'Hagen, celui de Yann, d'Aeryn, d'autres encore, vétérans et recrues, effrayés, épuisés, les cris et le fracas distants, la promesse d'une nuit encore longue, douloureuse et pénible.

Il ne pouvait pas répondre à cette sollicitation imprévue, pas maintenant.

En même temps, il le devait absolument.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Hagen, les sourcils froncés.

Darren le dévisagea sans répondre, déstabilisé.

— Darren ?

— Une urgence, murmura-t-il.

— Alors vas-y.

Il faillit contester.

— Je peux gérer, poursuivit Hagen. On reste sur la ligne qu'on a définie. Lyraël devrait arriver avec une vingtaine de gars. On va se débrouiller.

Seul, alors.

Il se sentait à la fois soulagé et inquiet.

— Je n'en doute pas, offrit-il.

C'était faux, Hagen devait le deviner, mais il lui adressa un sourire franc sous sa moustache broussailleuse et Darren les abandonna dans le chaos.


L'elfe fila dans la nuit, le long des rues enténébrées, porté par la conviction qu'ils n'avaient pas droit à l'échec, que, quoi qu'en dise le général, il ne parviendrait jamais à juguler cette crise seul. Chaque incident dans la cité découlait de l'affaiblissement de l'union juvélienne ; détruire la source de ces failles devait précéder la réconciliation.

Il croisa plusieurs patrouilles de soldats qui le saluèrent sans sourciller, hésita à les avertir, renonça. Il n'était pas certain de ce qui se produirait s'il les prévenait de ses intentions. Maelwyn chercherait-il à l'empêcher d'agir ? Après ce qui était arrivé à Kerun, il n'était plus sûr de rien.

Il s'immobilisa finalement dans l'ombre du bâtiment administratif des services de la voirie, voisin de l'Assemblée. Un instant, il resta estomaqué par le culot de l'adversaire, bien qu'il ait su à quoi s'en tenir dès la lecture du message. Les Obscurs se cachaient à un jet de pierre du Fort, comment une telle chose était-elle possible ?

Un instant, l'implication de Maelwyn lui parut trouble.

Et si...

Non, jamais Gareth n'aurait fait une chose pareille. Ses méthodes étaient discutables, mais Darren le jaugeait depuis vingt ans. Il ne pouvait pas s'être trompé sur son compte, pas à ce point.

Il s'approcha de l'entrée principale et nota tout de suite qu'il n'y avait aucun garde en faction. Même à la nuit, il aurait dû y avoir au moins deux hommes à l'extérieur, et sans doute deux de plus pour patrouiller dans les couloirs. Centre névralgique de la démocratie juvélienne, les lieux étaient de surcroît bardés de sortilèges visant à empêcher toute intrusion hors des heures prévues.

Darren jouissait d'un passe-droit, bien sûr, mais soudain, l'idée de franchir les portes, comme un visiteur ordinaire, lui parut malavisé. Kerun avait parlé des caves, mais quelque chose clochait en surface.

Il prit une profonde inspiration.

Détecta l'odeur du sang, plus autre chose, de plus sinistre.

Maléfique, même.

Relents de magie de mort.

Sans être un magicien capable, Darren était elfe, et les elfes abhorraient cette pratique, même si elle ne pouvait les toucher.

Il opta pour une voie médiane et gagna la haie de thuyas qui couvrait le mur extérieur. Il aurait pu grimper jusqu'au toit et passer directement dans la cour, mais il voulait savoir ce qu'il était advenu du service de sécurité, même s'il le pressentait. Recourir à la magie, dans un endroit si pauvre en énergie, était impossible, aussi contourna-t-il rapidement le bâtiment, jusqu'à l'une des entrées réservées au personnel. Il la força sans mal et se glissa à l'intérieur.

Comme prévu, les sceaux protecteurs demeurèrent inertes. Certaines personnes avaient le droit d'être partout, à toute heure, prérogatives de leur statut.

Le parfum du sang lui satura un instant les sens, il banda son arc et progressa lentement dans les ténèbres. Il laissa son odorat le guider, jusqu'à l'extrémité sud du bâtiment, et découvrit un charnier. Une demi-douzaine d'hommes gisaient, pêle-mêle contre un mur, tous revêtus de l'uniforme violet de la garde des institutions.

Ceux qui les avaient tués avaient manifestement disparu, mais Darren s'approcha précautionneusement, pas à pas, aux aguets, prêt à tirer une flèche à la moindre alerte. Il s'agenouilla pour effleurer les cadavres, chercha leur nuque. Morts depuis au moins deux heures, peut-être quatre. Trois d'entre eux portaient des blessures ouvertes, mais les trois autres avaient été tués par magie.

En surface.

Quelque chose se tramait.

Il se redressa et écouta le silence. Il devait encore traverser la cour pour atteindre l'hémicycle et se hâta.

En traversant l'espace découvert, sous un ciel sans lune, il perçut les premiers échos d'un combat. Cette fois, en atteignant la façade, il rangea vivement son arc et grimpa en s'agrippant aux cannelures de pierre puis à la corniche, afin d'atteindre les galeries du premier étage. Il se glissa par l'une des fenêtres sans vitre qui les jalonnaient, et courut jusqu'à la balustrade.

En contrebas, le coeur de l'assemblée était plongé dans une bulle de ténèbres opaques, dont n'émanait aucun bruit. Dans les travées juste en-dessous, quelqu'un combattait. Le néjo de Maelwyn contre deux non-morts. Plus près des ténèbres, une sphère bleutée protégeait Étienne de Villintime des assauts d'un troisième cadavre animé. La dépouille d'une femme sur la gauche, un corps carbonisé juste sous le balcon.

Darren n'hésita pas une seconde. Il banda son arc, visa l'agresseur du mage, et relâcha son trait. La flèche fusa mais fut déviée à la dernière seconde et s'abima dans le vide.

Magie, bien sûr.

La présence des mercenaires, d'Étienne, lui fit soudain craindre qu'une autre personne se trouve sur les lieux.

Le général.

Où diable était Kerun ?

Sans plus attendre, Darren s'accrocha à la balustrade, glissa le long de la colonne, et rejoignit la mêlée.

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