101. Iris

TW : désolée, désolée, désolééééééeeeee !

***

Iris et Martin, face à face.

Enchaînée au mur, à quelques pas de l'Himéite mutilé qui a provoqué sa chute, Iris est épuisée. Elle n'a pas dormi depuis la veille, on l'a dépouillé de sa robe et elle demeure dans une tunique trop légère, qui lui couvre à peine le haut des cuisses. Elle a froid, faim, soif, elle est terrorisée, mais le bâillon qui lui barre le visage l'empêche de hurler, de supplier, de maudire.

Martin est tout aussi terrifié mais il est libre, et dans son dos, Ensio sifflote en disposant les instruments du jour. L'ancien esclave sait que dans une minute, on va lui demander de faire du mal à la jeune femme attachée devant lui, et la seule chose qui lui semble claire, c'est qu'il en sera incapable. Ce qu'il va faire, en revanche, il n'en sait rien, son esprit est vide, blanc comme la neige, tout aussi glacé.

Ils se regardent et leur angoisse est nue, un échange de pure panique, le moment qu'ils ont imaginé mille fois et qu'ils espéraient, profondément, qu'il ne surviendrait jamais.

Assis à quelques mètres, Soren les observe et sait.

Ensio, lui, devine la réticence de Martin, mais l'attribue à tout autre chose.


— Tu crois que tu supporteras de l'entendre hurler ?

Martin secoua la tête, comme s'arrachant à un rêve.

— C'est sans doute mieux de lui laisser le bâillon, au moins au début

Iris frémit. Au début. Qu'avait-il en tête, au juste ? Ensio s'approcha et s'appuya au mur juste à côté d'elle.

— Nous avons sûrement une bonne heure devant nous. La seule règle est de ne pas la tuer.

Il se retourna vers Soren.

— Ce qui n'est pas ton cas, mon amour. J'en suis extrêmement marri, mais bon... Nous aurons eu nos bons moments.

L'Himéite ne broncha pas, le fixant de ses yeux injectés de sang. Ensio revint à Martin.

— Écoute. Je sais que tu n'as pas l'ambition de devenir Casinite, mais il faut que tu te dépouilles de ces réserves qui persistent, sans quoi tu ne feras pas long feu. Nous retournons à Griphel et Griphel...

— J'y suis recherché, lâcha brusquement Martin.

— Un détail. Mille personnes y sont recherchées. Nous bénéficierons de la protection de la Nuit Noire, et tu verras... elle te donnera l'occasion de traquer un à un les gens qui t'ont fait du mal pour les renvoyer à la poussière dans le sang. Ce sera... absolument jouissif.

Martin grimaça.

— Mauvais choix de mot, désolé. Mais ce que je voulais dire c'est que Griphel exige un certain niveau de résilience. Iris sait ça.

Il tapota la joue de la jeune femme puis repartit en arrière. Iris et Martin se dévisagèrent à nouveau.

— De toute façon, quelle est l'alternative ? Soit tu te montres à la hauteur, soit je devrai t'égorger.

Iris vit Martin porter la main à sa gorge. Elle secoua la tête, imperceptiblement. Elle ferait face. Les Obscurs ne voulaient pas la tuer, pas encore. Martin devait agir comme Ensio l'exigeait, quoi qu'il leur en coûte.

— Je pense qu'on devrait commencer par s'amuser. Tu as déjà eu des rapports avec une femme ?

Martin déglutit.

— Bien sûr, rétorqua-t-il, incertain.

— Alors ce sera un démarrage en terrain connu.

Ensio se plaça derrière Martin et lui saisit l'entrejambe d'une main vive. L'ancien esclave couina de surprise.

— Hum, pas très tenté je vois, remarqua le Casinite, déçu.

Il se déporta vers Iris, jusqu'à lui faire face et lui frôla les épaules. La nausée envahit la jeune femme. Un sourire se dessina sur le visage affreux de l'Obscur, puis d'un geste brutal, il déchira sa tunique, exposant son corps pâle. Iris ferma les yeux dans un gémissement. Soren lâcha une exclamation étouffée.

— Elle te plait, mon amour ? Pas de chance, elle n'est pas pour toi.

Martin n'avait rien dit, et Iris garda les paupières closes.

— Pas mal, commenta Ensio.

Il lui effleura les seins, elle tressaillit sous sa paume, mais l'entendit reculer.

— Qu'en dis-tu ?

— Je ne suis pas porté sur les femmes, déclara Martin, d'une voix ferme.

— Tu peux sûrement faire un effort. Je peux t'aider à te motiver.

Iris sentit les larmes couler sur ses joues sans pouvoir les réprimer.

— Et elle me dégoûte. C'est une magicienne de mort. Elle... dégage quelque chose d'atroce.

— Bon, je vais le faire moi, alors.

La Griphélienne rouvrit des yeux horrifiés. Martin paraissait tout aussi désemparé. Il avait tenté d'éviter le pire et la situation s'était dramatiquement dégradée.

— Ah bouse, les liens de contention sont restés dans la salle d'exécution. J'en ai pour une minute.

Et, comme si de rien n'était, le Casinite quitta la pièce.

Martin se rua sur Iris, rattrapa les lambeaux de sa tunique et chercha en vain à l'en couvrir. Il lui ôta son bâillon.

— Martin, fais-le, je t'en prie. Je préfère que ce soit toi que lui.

— Jamais, Iris. Jamais. Je vais te libérer et le tuer.

L'ancien esclave se mit à manipuler les fers qui retenaient les mains de la jeune femme, mais ils étaient verrouillés.

— Bon sang, je n'y connais rien ! s'exclama-t-il, exaspéré.

Iris se contorsionna pour tenter d'attirer son attention.

— Martin ! Martin, écoute-moi.

— Je n'ai pas le temps de t'écouter, je dois trouver une solution !

— Martin !

L'ancien esclave s'immobilisa.

— Si tu fais quoi que ce soit, il te tuera. Moi... Ils vont me ramener à Griphel, me vendre au Temple de Casin... Ce qui m'attend là-bas... Je ne veux pas l'imaginer. Alors fais ce qu'il dit. Et puis tue-moi. Par inadvertance, maladresse... Juste... tue-moi.

Sa voix se brisa sans qu'elle puisse la contrôler. ElIe ne faisait pas illusion, elle en était bien consciente. Elle voulait vivre, espérer qu'ils trouveraient une autre solution, plus tard, ici ou à Griphel, mais les perspectives semblaient du noir le plus profond.

— Tais-toi, d'accord, gronda Martin. Juste, tais-toi. Je dois réfléchir.

Comme un animal acculé, il recula jusqu'à la table d'instruments qu'avait préparée Ensio. Iris le vit hésiter, puis attraper quelque chose qu'il dissimula dans sa manche. C'était suicidaire. Il ne mesurait pas la puissance du Casinite, le pouvoir mortel qu'il pouvait invoquer d'un claquement de doigts.

Des pas résonnèrent dans le couloir.

Martin revint vivement devant elle. Iris secoua la tête, éperdue.

— Fais-moi confiance.

— Tu vas te faire tuer, Martin. Ne fais p...

Mais l'ancien esclave lui remit le bâillon entre les lèvres puis ferma les yeux, prenant une profonde inspiration. Il reprit la place qu'il avait occupée un peu plus tôt, à bonne distance de la jeune femme. Iris gémit sans pouvoir s'en empêcher. Les choses allaient mal tourner. Ensio serait furieux de cette tentative inepte, tuerait Martin et abuserait d'elle sans que plus personne ne puisse la délivrer des tourments à venir.

Ensio reparut avec des lanières de cuir qu'il entreprit de fixer aux quatre coins de la table de torture. Martin frissonna. Le Casinite se redressa. Iris devinait que son ami agirait au moment où Ensio reviendrait vers elle pour la détacher.

L'Obscur fronça les sourcils, main sur la hanche, et son regard courut un moment sur la pièce, frôlant Soren, puis Iris, avant de s'arrêter sur Martin.

La jeune femme sentit son coeur s'emballer. Le monstre avait flairé, compris, deviné, il l'avait toujours su, peu importait : la tentative de Martin allait être étouffée dans l'oeuf avant même d'avoir débuté.

— Tellement, tellement dommage, lâcha Ensio, d'une voix où ne perlait pas le moindre regret.

La mâchoire de Martin se serra et il recula vers Iris. Le Casinite s'appuya à la table, bras croisés.

— Qu'espérais-tu accomplir, avec ton petit scalpel, au juste ?

Il avait réalisé qu'il manquait un instrument, tout simplement. La lame apparut, serrée dans un poing tremblant.

— Vous voulez la garder en vie, elle ne le mérite pas ! aboya Martin. C'est un monstre ! Une magicienne répugnante ! Une esclavagiste vicieuse et cruelle ! J'ai été son chien toutes ces années ! Même ici, elle m'a forcé à la prostitution ! Je ne vous laisserai pas la ramener à Griphel, en vie ! Sa famille la sauvera !

Ce discours rageur, décousu, absurde, décontenança Ensio autant qu'Iris. Elle savait qu'il mentait mais la sincérité brutale qui débordait de ses lèvres était digne des plus grands acteurs.

Sans attendre, il se rua vers elle et appuya la lame contre sa gorge.

— NE FAIS PAS ÇA ! gronda Ensio.

L'Obscur paraissait épouvanté. Martin suspendit son geste.

— Martin, écoute-moi, écoute, abruti !

Sa voix s'était chargée d'urgence.

— Sa valeur, aux yeux de Casin, est immense. Jamais sa famille ne la récupérera. Elle est viciée par l'énergie de Béal. Les Casinites de Griphel la tortureront pendant des jours, des sixaines, avant de la sacrifier. Lui offrir une mort rapide, c'est lui accorder bien trop de pitié. Je comprends que tu veuilles te venger d'elle. Mais crois-moi, la garder en vie, c'est la meilleure manière de le faire.

Il désigna Soren d'un geste nerveux.

— Pense à ce que j'ai pu faire de lui. Imagine-la à sa place. C'est ce qui l'attend.

Iris comprima un haut-le-coeur. La lame tremblait sur sa gorge. Elle espéra que Martin irait au bout de ses menaces, même si la raison était tout autre. Juste pour l'épargner.

— Si tu la tues...

Le ton de l'Obscur avait changé, la menace y perla, explicite.

— Conrad te vendra à la famille de l'homme que tu as tué. Et c'est toi qui termineras de la sorte. Souviens-toi de l'imagination griphélienne, de l'éventail de ce qui peut t'être infligé, un esclave meurtrier en fuite... Rien ne te sera épargné.

Martin lâcha un sanglot, la larme s'écarta.

Ensio avait levé des mains apaisantes.

— Maintenant, écarte-toi. Je comprends ton envie de vengeance, Martin, vraiment. Nous allons l'assouvir, je te le promets.

Le Casinite mentait, lui aussi, Iris le sentait. Il neutraliserait l'ancien esclave dès qu'elle serait hors de danger. Elle se contorsionna à nouveau, mais elle ne pouvait rien faire. Ensio disait vrai sur une chose : si Martin la tuait, il serait puni dans la violence.

Or s'il fallait choisir entre eux, elle méritait de souffrir. Plus jamais lui.

Ensio s'approchait, les mains tendues, prêt à délester Martin de son arme. Ce dernier avait baissé les bras et ses épaules étaient animées des spasmes de son chagrin. Le scalpel, bientôt, tomberait sur la pierre, échappant à sa poigne fragile.

La suite, elle ne voulait pas l'imaginer.

— Si tu veux vraiment purger quelque chose, saigne Soren, poursuivit Ensio. Nous n'en avons plus besoin. J'aurais aimé qu'il assiste au spectacle, une dernière vision enchanteresse avant la nuit éternelle, mais ce n'est pas indispensable.

Son ton s'était fait presque ronronnant. L'Himéite ne réagit guère à sa condamnation, sans doute l'espérait-il depuis sa capture. Avec un peu de chance, Martin pourrait lui offrir la miséricorde qu'Ensio lui avait toujours refusée.

— Allons, va, murmura le Casinite en poussant doucement Martin vers l'homme supplicié.

L'ancien esclave obtempéra, les yeux toujours au sol, les épaules basses. L'Obscur semblait pensif, Iris retenait son souffle. Elle réalisa brusquement qu'à surveiller Martin en silence, elle fragilisait sa mise en scène. Elle se mit donc à s'agiter en gémissant, ce qui redirigea l'attention du bourreau vers elle. Son regard alla de Martin à elle, retourna sur Martin, revint vers elle, et dans un soupir, il décolla de sa table pour la rejoindre.

— Cesse donc de gigoter, ma belle. Je suis bientôt tout à toi.

Il posa une main sur sa gorge, pressa du pouce pour entraver sa respiration. Elle sanglota de plus belle, sans plus savoir si sa détresse était factice ou réelle, si elle pleurait sur elle-même ou sur Martin.

Comme elle l'avait craint, ce dernier fit brusquement volte-face, scalpel brandi, franchit le mètre qui le séparait d'Ensio, et lui enfonça la lame dans le cou, au hasard d'une méconnaissance de l'anatomie humaine. L'Obscur poussa un cri de stupeur étranglé, bientôt humide, et recula d'un pas, la main pressée contre sa gorge.

Martin, déjà, cherchait l'arme de la mise à mort parmi les instruments sur l'établi.

Non, aurait voulu hurler Iris. Martin, non, retourne-toi ! Utilise tes poings !

Le Casinite vacillant incantait dans un gargouillis immonde, et Iris savait qu'il ne cherchait pas à se soigner mais bien à détruire. Iris claqua ses fers contre le mur pour tenter d'attirer l'attention de l'ancien esclave, mais il était trop tard, beaucoup trop tard. Il aurait fallu le tuer du premier coup.

Une boule d'énergie noire dansa une seconde au creux de la paume d'Ensio. Martin se rua vers lui, le tisonnier entre les mains. Ils se heurtèrent dans un choc brutal qu'Iris contempla, impuissante, sans pouvoir en détourner les yeux. La barre de fer claqua contre le crâne de l'Obscur, le sortilège se perdit dans le corps mince de Martin. Ils s'effondrèrent l'un et l'autre sur le sol, comme enlacés.

Si Ensio remuait toujours, Martin demeura inerte. Iris poussa une plainte muselée, le monde se brouilla sous un écran d'eau salée. Elle cessa de lutter, pesa sur ses fers. Une mort lente, voilà ce à quoi elle aspirait désormais. Avec un peu de chance, Conrad arriverait trop tard.

Pour sauver Ensio, pour la sauver elle.

Pour Martin, quoi qu'il advienne, la page était tournée.

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