Réminiscences #5
Je l'ai déjà dit, mais... vous connaissez la chanson :)
***
La souffrance est née juste au milieu.
A cet instant, absent, je n'étais en réalité plus un corps. Mais c'était quand même le centre de mon être, ma poitrine qui s'est ébranlée, mille aiguilles plantées dans mon coeur, et j'ai crié en reprenant mon souffle, et j'ai repris pied.
Il faisait bon.
Il n'a pas souvent fait bon, dans mon existence, même presque jamais. A Griphel, en été, l'air était chargé d'une puanteur terrible, le bordel donnait sur le Venin et les remugles de l'activité urbaine, excessive, s'infiltraient partout, dans les fibres des vêtements et des draps, sous notre peau, dans nos cheveux, nos narines, nos poumons. En hiver, il faisait mortellement glacial, et les courants d'air se glissaient au travers des planchers, sous les fenêtres et entre les tuiles du toit. Même les ébats les plus fiévreux ne pouvaient chasser le gel qui nous figeait les os.
Mais là, couché, je gisais dans une tiédeur magnifique, à laquelle j'aurais goûté avec un bonheur stupéfait si je n'avais eu le torse en flammes, du ventre à la gorge, à vif, en gargouillis démoniaques.
Chaque inspiration était une torture, chaque expiration un tourment.
Mais j'étais vivant.
C'était le principal, le nécessaire. J'avais, encore, survécu. J'étais invulnérable, peut-être immortel.
Ma vision trouble me révélait une pièce étroite, une fenêtre ronde, des murs lambrissés, dorés par les rayons du soleil. On avait remonté une couverture jusque sous mon menton et ma tête lourde reposait sur un oreiller moelleux. Une odeur printanière flottait dans la pièce, alors que nous étions aux portes de l'automne. Si j'avais été moins perdu, j'aurais réalisé qu'il s'agissait de la cabine d'un navire, mais j'étais encore dans les limbes, à moitié éveillé, à moitié dérivant, tourné sur la douleur qui m'étreignait à chaque respiration.
« Je suis heureux de vous voir émerger. »
Je n'avais pas réalisé que quelqu'un était entré, sans doute alerté par mon cri. Une main fraîche effleura mon front, puis un visage s'encadra dans mon champ de vision. Il me fallut quelques secondes pour reconnaître l'homme, car je ne l'avais vu que brièvement, dans l'obscurité de la caverne, à la lueur des flammes. Le soleil brodé sur sa veste noire m'éblouit une seconde et je refermai les yeux.
« Vous avez avalé beaucoup d'eau, votre poitrine va vous faire souffrir un moment. Je n'ai pas voulu vous soigner intégralement... Comme vous étiez très amoché, j'ai paré au plus pressé. Et la magie n'est jamais la meilleure manière de guérir, quand on veut préserver sa santé. »
J'avais été soigné mille fois par des sortilèges plus ou moins bien composés, il pouvait certainement s'en rendre compte. Mon corps était rapiécé comme une vieille chemise, bonne à jeter.
« Je suis Perran, nous nous sommes rencontrés dans la grotte... »
Il n'ajouta pas ce qui restait suspendu entre nous, un « avant que vous ne fassiez n'importe quoi » que j'aurais bien mérité.
J'acquiesçai à ses paroles, la gorge trop déchirée pour articuler quoi que ce soit.
« Vous avez mal, n'est-ce pas ? »
Il m'avait posé la même question, l'avant-veille, et j'avais nié. Cette fois, je hochai la tête. Jouer les martyrs ne m'apporterait rien.
« Je vais vous faire porter quelque chose pour atténuer ça... Ensuite, quand la douleur sera un peu apaisée, il faudra essayer de manger. Vous avez perdu beaucoup de sang... et seule la nourriture vous remplumera. »
Le soleil sur son pourpoint m'hypnotisait. Valgrian. Les Tyrgrians l'appelaient le Flamboyant, mais ses détracteurs disaient le Vain. Dieu de la Lumière, frivole, arrogant, enthousiaste, destructeur. Chaque contrée avait sa version, plus ou moins recommandable, mais les Juvéliens en avaient fait leur saint patron, dans une version dont la bienveillance était moquée sur les terres obscures de l'île voisine, Jasarin, ma patrie.
Je me demandai ce que Perran exigerait de moi en retour, tout en sachant qu'il n'exigerait rien. J'avais été blessé par l'ennemi, que je ne sois rien n'avait aucune importance. C'était dément, ridicule, pathétique. Je ne méritais pas cette générosité. Je n'avais jamais rien fait, dans ma vie, pour la mériter. Et Ruyven était mort.
Des larmes de fureur me vinrent aux paupières comme mon souffle ravageait à nouveau ma poitrine.
« Essayez de respirer superficiellement, comme si vous... haletiez, je suppose. »
Dans son ton, il y avait le fait qu'on lui avait dit ce que j'étais et qu'il craignait d'être mal compris. Ce n'était pas grave, je n'avais jamais eu l'intention de cacher quoi que ce soit. Je me conformai à son conseil, conscient du ridicule et de l'équivoque, mais il se contenta de garder son calme sourire.
« Reposez-vous. »
J'avais envie de lui demander où j'étais, ce qui s'était produit, ce qui allait désormais advenir, mais je sentais qu'aucun son audible ne pourrait s'échapper de moi, pas sans que je déchire ce qui était déjà ravagé, et mes tendances au masochisme avaient leurs sentiers réservés.
Il resta à bonne distance, les mains jointes sur le giron, et je savais que si j'avais été autre, il aurait posé une main compatissante sur mon épaule ou mon genou. Mais j'étais intouchable. J'avais tant besoin de contact, pourtant, pour calmer mon coeur, ma colère, mon désespoir. Il se retira avec la promesse de me ramener quelque chose pour m'apaiser, alors que la seule voie possible aurait été de rester, de verrouiller la porte et de peser sur mon corps.
Inaudible, scandaleux, j'avais envie de hurler et tout ce que je pouvais faire, c'était gémir.
Il revint avec ce qu'il avait promis, une tasse de terre cuite emplie d'un liquide tiède, très sucré, et se risqua à me frôler.
Perran était un bel homme d'environ trente ans, les boucles châtain cendré encadrant un visage rond aux yeux noisette, les mains fines et soignées d'un érudit, les épaules minces, le ventre plat. Sans pouvoir m'en empêcher, j'imaginais son corps nu sous sa toge, travers de ma condition, et je guettais, dans chacun de ses gestes, le moment où il m'agripperait pour me contraindre. J'étais lamentable et fiévreux, défait, tout juste arraché au pire, j'espère que ça excuse quelque chose, le tourment terrible de mon esprit, ce profond mal-être qui avait besoin d'un exutoire.
Il plaça le bras derrière moi pour m'aider à boire, en miroir du geste qu'avait eu sa collègue de la marine, dans la caverne. Ces étrangers prenaient soin de moi, je n'étais pas prêt à l'accepter, car c'était immensément dangereux, de croire, un instant, à la bienveillance d'autrui. Les hommes n'avaient pas ces rapports les uns avec les autres. Ils s'exploitaient, quelle que soit la façade. J'étais en manque d'amour, et dans le même temps, convaincu qu'il n'existait pas. Et même si... Je n'y avais pas droit.
Le prêtre de Valgrian sentit ma tension car il me relâcha, la mine contrite, conscient d'avoir provoqué quelque chose qu'il regrettait, mais qu'il comprenait mal et qu'il ne voulait pas verbaliser, de peur de me froisser.
Il s'esquiva sur une excuse et je ne le revis plus jamais.
Je sais qu'il est mort, aujourd'hui, une des nombreuses victimes des Obscurs. J'espère que ce qui s'est passé entre nous ne l'a pas hanté trop longtemps. Il n'a jamais rien fait de mal, s'est comporté de manière exemplaire... mais je n'étais pas en état de m'en rendre compte à l'époque. Tous ces Tyrgrians ressentaient de la compassion pour l'esclave, bien plus que du dégoût pour le prostitué. Ils me voyaient comme une victime, pas comme un monstre, mais je ne voulais pas de leur pitié.
C'est un marin en uniforme qui me porta mon repas, une sorte de purée de légumes et de viande qu'il ne me serait pas nécessaire de mâcher. Il se montra poli mais peu chaleureux, déposa l'assiette sur la tablette qui jouxtait mon lit, puis se retira. Il me fallut une nuit supplémentaire, de nouveaux breuvages, un bol de gruau, une soupe, ma première tranche de pain, pour réaliser qu'en sortant, celui ou celle qui me portait à manger verrouillait la porte. J'étais malade mais prisonnier.
Cette prise de conscience me désorienta. Je ne ressentis ni fureur, ni inquiétude, juste une complète incompréhension. Puis je réalisai qu'il n'était pas impossible que les Tyrgrians me tiennent pour responsable de quelque crime. La mort de Ruyven. Autre chose dont je n'avais connaissance. Je devinais qu'ils avaient abordé la Citronnelle, qu'il y avait eu des combats, peut-être des morts. Mais ce n'était sûrement pas pour venir à mon aide qu'ils avaient attaqué le navire amiral de la petite flotte pirate. C'était pour venir à bout du Squale, cette démente sanguinaire, qui avait assez tué pour dix ou cent vies de misère.
« Quand... »
Ma voix était un fin filet rocailleux, une source fragile après la sécheresse. Debout, bras croisés devant la porte, se trouvait un officier de la marine, jeune, blond, grand, aux galons argentés, un reflet de ce que j'aurais pu être si j'avais été riche, beau et bien nourri, et non une vermine des bas quartiers griphéliens, la faim vissée aux entrailles, et le coeur asséché.
Rien à voir, en somme.
« Quand... pourrai-je rentrer à Mullin ? » demandai-je.
L'homme fronça les sourcils. Il était sévère, tranquille, me toisait sans aménité mais sans mépris, simplement indifférent.
« Nous ne retournons pas à Mullin, annonça-t-il. Nous sommes en route pour la Tyrgria. »
La stupeur me figea.
« Nous y serons dans une dizaine de jours, aux alentours de la mi-moansha. »
Je frissonnai sous ma couverture. Il y avait fatalement erreur. Ils m'avaient confondu avec Jehan.
« Je... Je n'ai jamais été en Tyrgria... Je... vivais sur Mullin...
— Il ne reste rien sur Mullin, dit l'officier. Le bourg a été intégralement rasé. Il faudra plusieurs années pour le reconstruire. »
Son ton manquait singulièrement de tact, mais je ne m'en offusquai guère. Une reconstruction signifiait des ouvriers et donc des clients potentiels en bon nombre... mais je n'oubliais pas la porte verrouillée.
« Kerun s'est arrangé pour que tu sois accueilli par des civils. Tu auras un toit, un travail honnête, ça te permettra de te relancer. »
Quoi ? Qui était ce Kerun ? Pourquoi avait-il décidé que j'avais besoin d'un toit et d'un travail honnête ? Me relancer ? Qu'est-ce que ça voulait dire ?
La Tyrgria n'était pas une si mauvaise idée, en soi. Même si les habitants de l'île lumineuse étaient aussi bienveillants qu'on le disait, ils allaient sûrement voir les filles et les garçons de joie.
« Vous pouvez me débarquer à Juvélys, dis-je de ma voix croassante. Je me débrouillerai.
— Je crains que ce ne soit pas possible », répondit l'officier, sans hésitation.
Nous nous jaugeâmes sans rien dire.
« Je suis prisonnier », finis-je par murmurer, sans que ce soit réellement une question.
Il ne parut pas gêné le moins du monde.
« Tu es griphélien. Nous sommes en guerre. »
Cette fois, la stupéfaction s'effaça devant l'outrage. Il dut percevoir quelque chose sur mon visage, car le sien se raidit, comme si la chair se faisait brusquement marbre. J'avais envie de protester, mais la colère me crispait la gorge et je sentais que je ne serais pas capable d'aller au bout d'une phrase, si je me laissais dépasser.
« Je peux voir ce Kerun ? sifflai-je finalement, contrôlant difficilement mon émotion.
— Il n'est plus avec nous. Mais il a laissé des instructions claires te concernant.
— Je ne sais même pas qui c'est... »
Un léger pli apparut au coin des lèvres de mon visiteur, une ombre de sourire.
« Ce n'est pas important. Il a parlé avec ton ami, le musicien. »
Jehan m'avait trahi. Il avait été raconter ce qui ne le concernait en rien, avec son âme de chevalier blanc pourfendeur des injustices. Il ne savait rien, il ne comprenait rien, mais aucun d'entre eux ne pouvait croire que je sois consentant dans mon exploitation sordide.
« Tu n'es pas responsable de tes origines. Nous ne te mettons pas en prison. »
L'officier me parlait avec condescendance, comme à un enfant capricieux. J'avais envie de hurler, mais ma poitrine me l'interdisait.
« Quand la guerre sera finie, tu seras sûrement libre d'aller où tu veux. »
Il n'en avait aucune idée. Ce Kerun, qui qu'il soit, ne lui en avait pas dit davantage. En réalité, le fait que je sois griphélien n'avait peut-être même rien à voir avec ce qui me tombait dessus.
« Quel est ce travail honnête ?
— Je n'en sais rien. Tu seras pris en charge par les services secrets dès que nous accosterons. »
Les services secrets. Je repensai aux hommes vêtus de cuir sombre, compulsant leur plan de fortune à la lueur des flammes. Trois humains, un elfe. Je sus, dans la seconde, que Kerun, c'était lui. Leur mince chef aux oreilles pointues, qui m'avait jaugé de ses yeux inquisiteurs, révélé sa déception quand j'avais refusé de les aider, puis haussé les épaules pour reprendre sa route. J'avais cru qu'il ne pensait rien de ma couardise, mais en réalité, il avait décidé de me punir.
Dans les jours qui suivirent, ma gorge guérit et ma voix me revint. La personne qu'on m'envoyait était toujours un sous-fifre, incapable de répondre à mes questions, désolé de ne pouvoir me satisfaire. Au troisième jour, je commençais à me faire désagréable, d'abord agressif puis sulfureux, sans que cela ait grand effet. On continuait à me nourrir, à m'abreuver, à me porter des remèdes. Je finis par tenter de me lever, ce qui se solda par un échec lamentable, mais au troisième essai, je tins sur mes jambes. Le marin qui me portait mon repas en fut saisi, mais mon gabarit ne me permettait aucune rébellion utile. Furieux, frustré, refusant de me plier à ce qu'on m'imposait, je fis alors du bruit. Le bois des parois de ma cellule résonnait joliment, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, et mes voisins ne tolérèrent pas longtemps mon raffut.
Comme je l'avais escompté, la porte se rouvrit sur l'officier, et il était de méchante humeur. Il était accompagné, aussi, d'une femme à l'air sévère, à la robe bleu-vert, aux cheveux protégés par un fin filet de mailles argentées. Je devinai qu'il s'agissait d'une prêtresse ou une magicienne, sans en déduire davantage.
« Je vais te laisser plusieurs options. » déclara l'officier sans ambages.
Je croisai les bras. Des options. Le rêve. Jusqu'ici, personne ne se souciait le moins du monde de mon avis. Alors des options, c'était bombance !
« Soit je t'enferme en cale, dans un cachot humide où tu pourras faire tout le boucan que tu veux. Soit mon amie ici présente te calme d'un sortilège.
— Je peux aussi concocter une potion adéquate. » lâcha-t-elle avec sarcasme.
L'officier opina sans se départir de sa sévérité.
« Soit je t'enchaîne et te bâillonne ici-même. Soit tu te tiens. »
J'étais tenté d'opter pour les liens, juste par provocation, mais il n'en avait pas terminé.
« Les ordres te concernant sont fermes, et personne, à bord du Marsouin, n'y contreviendra. Si la destination ne te convient pas, si tu préfères continuer dans cette veine, ne t'étonne pas de te retrouver en cellule, une fois en Tyrgria, plutôt qu'à l'air libre. »
Il me vrilla de son regard bleu ciel.
« Alors, quel est ton choix ? »
Il se foutait de moi, c'était incroyablement scandaleux.
« Je vais me tenir.
— Excellente nouvelle. »
Je n'y parvins pas. Me soumettre un instant, c'était une chose, mais la fureur reprit le dessus une heure plus tard à peine. Sans doute ne pouvaient-ils pas comprendre que mon passé d'esclave, et ce que j'avais dû faire pour m'y arracher, m'empêchaient de me résigner. Pourtant, j'étais un expert des espoirs mouchés, mais tout était allé trop vite. Mullin, Ruyven, mon sacrifice, cette résurrection... Je n'étais plus maître de moi-même, consumé par un sentiment de révolte incontrôlable, l'expression d'une sorte de terreur, je suppose, face à l'énormité de ce qui m'était arrivé ces dernières sixaines. Si j'avais été plus raisonnable, j'aurais réalisé que je m'y prenais comme un imbécile. Un leitmotiv, bien sûr, mais j'avais des circonstances atténuantes.
Ils me droguèrent et je passai la fin du voyage dans un état d'abrutissement tranquille, sans plus jamais broncher.
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