Réminiscences #4
Est-ce que je vous ai déjà dit que c'était facultatif ? ;)
***
Au large, huit mois plus tôt
Mourir sur le pont d'un navire, saigné comme un porc, offert à un dieu dément, orageux et sinistre, je n'avais jamais imaginé connaître pareil destin.
Je m'étais vu crever dans mon lit sale, étranglé par un amant zélé, étouffé sous un coussin, frappé par des poings furieux, poignardé en plein coeur, éventré, dans le sang et la fureur, défoncé par un désir dévoyé. Il n'y avait pas d'autre fin possible.
Et pourtant.
Le vent secouait la Citronnelle et un crachin froid battait le pont, froissant le bois ciré de mille éclaboussures. En temps normal, mon agonie aurait été solitaire, mais le Squale avait exigé de l'équipage qu'il assiste à mon calvaire, et les forbans se pressaient en deux lignes détrempées, de part et d'autres du grand mât. Je les voyais à peine, glissant peu à peu dans une torpeur qui m'aurait mis à genoux si je n'avais pas eu le ventre et la poitrine barrés d'une corde épaisse, rivant ma carcasse exsangue à ce navire maudit. J'étais gelé mais je n'avais plus mal. Je ne sentais plus mes mains. Enchaînées au fond des deux tonneaux qui me jouxtaient, disparaissant sous une surface d'eau glaciale, elles m'avaient d'abord fait souffrir avant de s'estomper, jusqu'à échapper totalement à ma conscience. S'il y avait eu assez de lumière, je me serais peut-être ému de voir mon liquide vital teinter peu à peu les barriques, en volutes éphémères, mais j'étais trop faible, déjà. Le coup que m'avait flanqué le marin pour me maîtriser dans la cale, avant de me traîner sur le pont, m'avait voilé le regard.
Ça et la sensation d'avoir à nouveau échoué, complètement, absolument, dans ma tentative ridicule de venir en aide à quelqu'un, moi tout seul, stupide héros solitaire, incapable de mesurer l'ampleur de mon impuissance. Il y avait eu des alliés potentiels, pourtant, dans cette caverne humide. Des étrangers au pourpoint frappé d'un soleil, qui auraient sauvé Ruyven, qui m'auraient protégé, moi, si j'avais été autre chose qu'un abruti.
Je les haïssais d'être si formidables. Je les haïssais de me laisser mourir. Mais, surtout, je me haïssais moi d'être ce que j'étais, une merde, une fois de plus.
Le Squale beugla quelque chose, sa voix puissante couvrant un instant le rugissement du vent. Mes cheveux sales, trop longs, me tombaient devant les yeux. J'avais la tête trop lourde pour voir quoi que ce soit d'autre que le tambourinement de la pluie sur le pont : les gouttes rebondissaient, glaciales, indifférentes, et moi je me vidais.
Larme écarlate après larme écarlate, au rythme des pulsations qui agitaient ma poitrine. D'abord folles, puis apaisées, et désormais si faibles.
Les pirates s'approchèrent de moi, toujours en deux rangs. Je n'étais pas vraiment conscient de leur manège, mais ils plongeaient, tour à tour, sagement, leur tasse dans mes tonneaux, avant de la porter à leurs lèvres, de boire une eau gorgée de sang, un rituel immonde, qu'ils répétaient peut-être pour la millième fois. Leur engeance avait rançonné et massacré un nombre ahurissant d'équipages au cours des six dernières années. Combien de misérables avaient-ils connu ma triste exécution?
Sur le moment-même, franchement, je n'en avais absolument rien à cirer.
Gloire à Cefnor, Seigneur des Vagues, Prince des Marées, le Roi Changeant.
Puis il y eut du mouvement, les lignes soiffardes se rompirent, désordonnées. Un navire ennemi était en approche.
Un coeur juvélien aurait bondi de joie, mais le mien était presque mort, et je n'étais pas de Juvélys, de toute façon.
Le temps s'est morcelé en une suite de fragments disjoints, d'instants de glace, de noirs profonds. J'étais absent, parfois lucide, le fracas autour de moi ne me concernait pas et personne ne m'accordait plus la moindre attention. J'avais offert mon essence à l'ennemi et trouvé ma conclusion. J'étais inerte, abandonné, livré aux éléments furieux, bientôt, peut-être, aux poissons.
J'ai dérivé. L'eau a tout envahi, sauvage, le haut est devenu le bas, et inversement, plusieurs fois, et le monde autour de moi s'est cabré, a craqué, en esquilles féroces qui se sont plantées en moi.
Et puis plus rien. Mais à ce stade, honnêtement, j'étais déjà loin de là.
Il s'en est passé des choses, bien sûr, mais je n'en ai absolument aucun souvenir.
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