Réminiscences #3

Toujours facultatif !


Mullin - huit mois plus tôt

L'air libre.

Trois sixaines sous terre. Peut-être. Au début, nous avions essayé de garder le compte des jours, mais sans aucune ouverture sur l'extérieur, toute notion du temps nous avait rapidement échappé. Nous avions faim, froid, sommeil, mais la course du soleil était invisible et distante.

L'été sur Mullin, une saison ravissante, la lande fleurie de bruyère et d'asphodèles, le ciel bleu azur, la plage et ses galets qui murmurent sous la caresse des vagues.

Quand j'ai émergé, le soleil glissait doucement vers la mer. Le tunnel débouchait au nord du bourg, dans la paroi accidentée qui formait les limites de la rade. J'ai titubé sur les cailloux, manquant glisser dans l'eau glaciale.

A aucun moment je n'ai songé que ma stupide expédition mettait en danger ceux qui étaient restés sagement dans la grotte. Je savais où et combien ils étaient.

Mais seul Ruyven occupait mes pensées enfiévrées.

J'ai remonté le chaos rocheux jusqu'au quai, me suis glissé dans l'ombre d'une première bâtisse — le comptoir de Goran — puis j'ai observé les lieux. Je voyais trouble. Je n'entendais rien car mon coeur battait la chamade sous la toile de ma chemise en lambeaux. Ce que j'avais fait des vêtements de rechange... aucune idée.

C'est peut-être ce qui a sauvé les autres, que j'apparaisse déguenillé et malade, tout compte fait. Un survivant à moitié fou, craché par le ventre de Mullin, puant, sale, délirant au point d'oser affronter les pirates à mains nues.

En cet instant, toute prudence ne m'avait pas encore abandonné et je me suis approché, d'ombre en ombre, les yeux fixés sur les navires de la flotte ennemie, quatre gros tonnages, deux plus légers, qui encombraient le petit port.

Des forbans circulaient entre le quai et le plus vaste bâtiment de l'île, l'auberge de Katia, mais il semblait y avoir également du mouvement autour des quelques maisons voisines. Je ne m'y intéressai guère : j'étais persuadé que Ruyven était retenu sur leur navire amiral. C'était un monstrueux trois mâts, qui battait le pavillon du Squale, un requin blanc gueule ouverte sur fond cramoisi, relié à la terre ferme par une passerelle qui dansait au rythme des vaguelettes et du vent.

Du Squale elle-même, je ne savais rien que les rumeurs atroces que l'on racontait pour frissonner au coin du feu. Elle était folle et cruelle, menait sa troupe d'assassins et de violeurs d'une main de fer, sans jamais éprouver la moindre pitié. Sa flotte écumait le nord de Jasarin depuis plusieurs années, effectuant des raids éclair dans des régions dont Griphel n'avait que faire et qui ne menaient à aucune répercussion. Pourquoi elle s'était subitement intéressée à Mullin, je n'en sais rien, mais ce n'était pas franchement surprenant : nous étions au beau milieu de sa zone d'influence.

Les légendes disaient qu'elle était possédée par Cefnor, le dieu des océans, mais cela paraissait peu crédible, car Cefnor, s'il était dangereux, n'était pas mauvais. Enfin, je me dois d'être honnête, je n'y connais rien en religion. Mais mon expérience des êtres humains ordinaires me fait penser qu'il n'est nul besoin de chercher des entités surnaturelles pour expliquer la démence de certains. Meurtrir est si facile.

J'aurais pu avoir peur pour ma vie, mais j'étais aveuglé par mon objectif, la certitude que je devais sauver Ruyven et que je saurais comment m'y prendre. Ce que j'avais à offrir intéressait toujours quelqu'un, il suffisait de présenter la marchandise avec finesse. Bien sûr, si j'avais réfléchi une seconde, je me serais souvenu que les pirates avaient pu se servir parmi leurs prisonniers, et ce depuis, des sixaines.

Pendant de longues minutes, je me suis laissé hypnotiser par le ballet des marins, leurs rires, leurs conversations, leurs mouvements... Ils paraissaient parfaitement détendus dans leur brutalité, comme une meute de loups après la chasse. Pas que j'aie jamais vu un loup, bien sûr. Parmi les humains, des hommes uniquement, je repérai un néjo, reconnaissable à sa courte queue fusant sous sa veste de cuir, et à ses traits changeants, ainsi qu'un primitif aqueux, blafard et écailleux, qui laissait des traces humides à chaque pas. L'un et l'autre semblaient inspirer un certain respect aux forbans, à moins que ce ne soit de la peur, car ils s'écartaient de leur passage, leur tenaient la porte de l'auberge et semblaient boire leurs paroles.

Deux créatures de cauchemar que je viendrais à bien connaître, dans une autre vie. L'un avec fierté, l'autre pour mon plus grand malheur.

Il faisait de plus en plus sombre, le soleil avait disparu derrière Mullin et l'horizon bouché par les navires virait au bleu nuit. Le sentiment d'urgence qui m'habitait se renforçait, mes tempes pulsaient de douleur et d'angoisse. Pourtant, derrière mon empilement de caisses en bois, j'étais pétrifié par la fatigue, les jambes mortes, à l'affut de quelque chose qui ne se produirait pas.

Un signe.

Il vint derrière moi, un craquement qui me fit bondir et franchir l'espace qui me séparait de la passerelle. Je m'y engageai au pas de course, une fuite vers l'avant sans le moindre sens et débouchai sur le pont.

La suite n'a pas d'intérêt, c'est le reflet de ma bêtise.

Je n'ai jamais pu sauver Ruyven, qu'ils avaient tué deux jours plus tôt, sacrifiant son jeune corps à leur dieu affamé. Ils n'avaient gardé que la tête, une petite tradition locale.

Quant à moi... Je devais apprendre à mes dépends que Cefnor n'était pas rassasié.

Mais d'abord, les Juvéliens ont attaqué.

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