Réminiscences #2

Un autre chapitre absolument facultatif...

Mullin - huit mois plus tôt

« Arrêtez de lui parler comme ça. Nous luttons depuis des sixaines ! Il est épuisé. »

Jehan prenait ma défense, je ne pouvais que lui en être reconnaissant. J'étais épuisé, c'était la vérité, épuisé, las, meurtri, et j'avais peur. Ce que me demandait l'elfe était inhumain, mais c'était ce qu'il était, un être d'une autre race, lié aux impératifs de sa profession, agent d'une nation lointaine, venu pour éliminer la menace pirate, quel qu'en soit le prix.

J'étais son lien avec la surface, sa taupe rêvée, et je refusais de l'aider. Contempler tant d'inertie, tant de faiblesse, le rendait tout simplement malade. Comment le blâmer ?

Jehan, évidemment, était encore en pleine forme, mû par l'énergie désespérée d'un père qui veut protéger le fruit de ses entrailles. Cela m'était incompréhensible. Mon père avait disparu depuis treize ans, avalé par Griphel, sans doute mort, en tout cas brisé. Il n'avait jamais rien pu m'épargner de ce qui m'était arrivé, par ma propre faute, moi qui l'avais trahi.

L'elfe secoua la tête.

« Très bien, oubliez ce que j'ai dit. »

Il me lança un dernier regard, chargé, de ses prunelles bleu orage dans lesquelles je voyais déjà claquer les éclairs, puis se détourna et rejoignit son équipe pour lui donner les dernières directives de leur mission à venir.

J'avais la sensation profonde de ne rien valoir. J'étais une merde, un grain de poussière, même pas. Je n'étais rien.

On m'avait demandé de contribuer à une tâche noble, nécessaire, et j'en étais incapable.

J'étais lâche, veule, profondément souillé, pervers, bien sûr, moi qui avais choisi d'offrir mon corps aux marins de passage, depuis plusieurs années. J'avais lu le dégout sur leurs visages, et il me convenait. Ces gens voyaient juste : c'était exactement ce que j'étais. Je ne méritais rien d'autre que ce mépris, il me coulait dans les veines, comme un baume : je ne voulais pas qu'on ignore l'étendue de mes tares.

Mais l'elfe, lui, je n'arrivais pas à le lire. Ce qu'il y avait dans ses yeux m'était incompréhensible. J'avais eu dix ans pour étudier les intentions des hommes, leurs penchants, leurs désirs, leurs travers, mais je n'avais aucune expérience de sa race, et cela me frustrait. Je devais supposer qu'il pensait la même chose que les autres, mais je n'en étais pas sûr. J'avais davantage l'impression qu'il m'avait jaugé, jugé, puis oublié.

On les disait immortels, nous autres humains devions leur sembler si futiles, avec nos courtes vies et nos stupides élans. J'étais furieux de ma méconnaissance de ce qu'il ressentait. Mais je n'y pouvais rien. Je n'étais pas de taille. Et Jehan avait raison, j'étais épuisé.

Alors que je me repliais sur mon malaise et ma couardise, recroquevillé contre la paroi, une couverture comme un bouclier pour me garder du monde, Guéric et Jehan se sont portés volontaires pour les accompagner.

Le premier était motivé par le désir de retrouver les survivants de son équipage : le capitaine Lamalice, bien sûr, mais aussi les autres matelots de leur petit voilier. C'était un marin endurci, qui avait connu bien des déboires, de Jasarin en Tyrgria. Il savait se battre, je l'avais vu à l'oeuvre sur la plage, au moment du débarquement des forbans qui nous avaient décimés.

Jehan, c'était plus compliqué, et je comprenais mal qu'après avoir survécu à l'horreur des souterrains, il puisse risquer de faire de ses deux fils des orphelins. Mais il était pétri d'une sorte d'idéalisme flamboyant, qu'il ne parvenait pas à réfréner, comme si l'horreur des dernières sixaines ne lui avaient rien prouvé.

L'elfe a accepté l'aide du premier, refusé celle du second. Jehan n'a pas insisté, peut-être soulagé qu'on l'empêche de tenter le diable. Assis sur sa couche de fortune, le petit Etienne n'avait rien perdu de l'échange et l'angoisse sur son visage s'effaça comme il réalisait que son père ne partirait pas. Je me détournai pour ne pas m'infliger leur étreinte.

Je n'avais jamais eu l'intention de rivaliser avec ces hommes, nous n'étions pas du même monde, le marin de Rhyvan, le musicien de Belhime, mais leur courage me piquait comme un aiguillon cruel, fourrageant dans mon âme en dépit de ma fièvre. Je fis mine de dormir pour m'assurer que personne ne viendrait me réconforter. Pour m'assurer aussi que, si personne ne le faisait, je puisse penser que c'était pour ne pas perturber mon sommeil et non parce que personne ne se souciait de moi.

Même dans mes ténèbres, je restai vigilant, surveillant le ballet des corps, le murmure des conversations. Malgré mon extrême fatigue, je n'aurais jamais pu m'endormir vraiment, ainsi exposé. Trop d'inconnues, trop de dangers potentiels, je ne savais rien des nouveaux venus. Ils n'avaient peut-être pas l'intention de me violenter, mais je ne pouvais être certain qu'ils sauraient me protéger des pirates, et s'il fallait déguerpir, je devais être prêt.

Mais ma vigilance devint fébrile, comme dans un cauchemar éveillé, chaque parcelle de ma carcasse était douloureuse, du front aux chevilles, et la chaleur paradoxale de la maladie me faisait frissonner. Après tous ces jours de lutte, j'étais en train de craquer.

Pendant un certain temps, il n'y eut guère de changement au dehors. Le groupe d'intervention devisait dans le craquement des flammes et la bonne odeur de soupe, la voix douce de Jehan s'était tue, j'entendais, par moments, les reniflements de Katia, dont le monde s'était écroulé, comme le mien, mais en pire. L'auberge avait été son trésor, un rêve en miettes, désormais, et nous n'avions de nouvelles ni de son mari, ni de sa fille, car les groupes s'étaient constitués à la sauvette, sur une plage enténébrée.

Connaisseurs des entrailles de Mullin, les locaux s'étaient divisés, sans songer au fait qu'ils seraient séparés, peut-être à jamais. Les Juvéliens recherchaient probablement d'autres survivants, ailleurs, mais le dédale des profondeurs de l'île était gigantesque, et avec les pirates dans les hauteurs, on ne pouvait s'y faufiler avec aisance. Ils étaient toujours douze, ce qui paraissait ridicule en regard de l'équipage sanguinaire des quatre frégates sous la domination du Squale. Mais ces Juvéliens étaient fatalement arrivés jusqu'à nous par la mer, et leurs navires devaient se trouver au large, attendant un signal pour lancer leur débarquement salvateur.

Ce que j'ignorais, à l'époque, c'est que les pirates avaient de nombreux otages, et que les agents d'intervention juvéliens avaient l'intention de tenter d'en délivrer un maximum avant de lancer un assaut frontal sur l'ennemi. Au total, une dizaine de personnes étaient emprisonnées, dans des états et des endroits divers, notamment le capitaine Lamalice, mon collègue Ruyven, et Aigéan Valtameri, le second du Squale, un nom qui me deviendrait plus tard familier.

Ruyven.

Son nom résonna sur les parois de pierre humide, m'arrachant un instant à ma torpeur glacée.

Aucune idée du temps écoulé, quelques instants, une heure, dix. Deux personnes supplémentaires avaient rejoint le groupe, un homme et une femme, dans ces mêmes tenues de cuir destinées à courtiser les ombres. Je ne m'attardai guère sur leurs traits, magnifiés par la vigueur des flammes : ils n'avaient l'air de rien, peut-être un critère dans leur champ d'activités.

Mais ils avaient parlé de Ruyven. Ou plutôt c'était Katia qui avait prononcé son nom. Accroupie parmi les agents, elle jouait le rôle que j'avais refusé, informant les héros de ce qui les attendait en surface.

J'aurais voulu être elfe pour tendre l'oreille et capter leur moindre mot. Et parfois quand on veut, on peut. A moins que ce ne soit lié aux propriétés de la caverne autour de nous, qui répercutait leurs paroles, déformées, incomplètes, pour que je puisse les boire jusqu'à étancher ma fébrilité. Mais la fièvre jouait les confabulatrices, remplissant les trous laissés dans la conversation, sans que je ne sois capable de m'en rendre compte.

Ruyven était prisonnier à bord du Narval Tacheté, captif du Squale en personne.

Nous l'avions cru perdu : il avait été pris par les envahisseurs à la faveur d'une imprudence, lorsque nous avions tenté une sortie, persuadés qu'après le sac de Mullin, les pirates s'étaient retirés sur l'océan. Nous n'avions pas imaginé qu'ils aient pu vouloir s'installer durablement sur notre îlot, une base pourtant magnifique et discrète, à mi-chemin entre le Jasarin et la Tyrgria.

Même en ces moments de répit, auprès des forces d'intervention juvéliennes, je n'avais qu'une idée floue de la situation dans les hauteurs. Tout ce que je savais, c'est qu'ils étaient encore là.

Peut-être devrais-je dire quelques mots de Ruyven.

Un fils de pute au sens propre, joli garçon, l'esprit simple et l'enthousiasme suspect, il servait aisément les dames, une compétence toujours utile dans notre profession. Il s'offrait aussi aux hommes, mais avec moins de ferveur, ce qui me laissait heureusement des clients. Il était mieux bâti que moi, son visage était plus angélique, et il compensait un manque de conversation certain par une ardeur très appréciée.

Il paraissait curieusement imperméable à son quotidien sordide et caressait des rêves ridicules d'existence agricole, lui qui n'avait jamais mis les pieds dans la petite ferme qui pourvoyait l'auberge en viande de mouton. Je ne sais pas si c'était une façade, la bêtise ou simplement qu'ayant grandi dans les jupons de sa mère, il estimait que donner de lui-même était une activité comme une autre, globalement agréable, parfois moins. Je n'ai jamais eu l'occasion de lui poser la question. Même si je l'avais eue, de toute façon, je ne l'aurais pas fait. Nous avions chacun notre jardin secret, privé, sinistre, de ronces regrettables, de lierre étouffant, de racines traîtres et de rares fleurs. Jamais je ne lui aurais ouvert le portail du mien.

Je ne sais pas ce qui me persuada qu'ils n'avaient aucune intention de lui venir en aide. Sans doute ma certitude qu'en tant que lie de l'humanité, il ne méritait guère que l'on risque sa vie. Je partageais ce mépris fantasmé. Dans mon délire, je savais qu'il serait abandonné à ses bourreaux, au profit de citoyens plus honorables, innocents et purs, dont la valeur intrinsèque était mille fois plus élevée que la sienne.

Seuls les rats se portent au secours d'autres rats.

Il était sur le Narval Tacheté, le Narval Tacheté était amarré dans le port, je pouvais aller le chercher. Séduire les sentinelles ou les combattre ou... je ne sais pas si j'avais vraiment construit mon intervention formidable. Sûrement pas.

J'ai pris la pile de vêtements qu'on m'avait donnée, je me suis levé, et au prétexte d'aller me changer, je me suis enfoncé dans l'ombre, vers le couloir obscur qui, je le savais désormais, était une voie de sortie. Personne ne m'a interpelé, peut-être que personne ne m'a vu. Je ne me suis pas arrêté, j'ai marché droit devant, le souffle court, les tempes en feu, l'angoisse nichée du ventre à la gorge, en un néant torturé.

Un peu plus tôt, j'avais refusé d'aider les Juvéliens qui avaient besoin de ma connaissance de Mullin pour planifier leur action. Je partais désormais seul au devant des pirates pour aller délivrer un collègue.

Un tel paradoxe aurait frappé n'importe qui.

Était-ce seulement la fièvre ?

Je suis sorti au dehors sans même me changer.

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