Prologue

Au large de l'île de Mullin – 23ème jour de Domana 785

L'océan.

Après trois ans de brumes suffocantes, la sensation de liberté qui s'était emparée d'Aigéan lui donnait le vertige. Les rets magiques qui lui broyaient l'âme s'étaient dissipés, signe qu'enfin, elle était morte. Il l'avait haïe avec une violence muette, prisonnier d'un corps dont elle usait sans retenue, nuit et jour, consciente de ce qu'elle lui inspirait. Elle s'était délectée de voir son esprit se débattre en vain sous l'emprise de son sortilège monstrueux.

Elle était morte.

Il était libre.

Autour de lui, l'eau grise l'appelait vers les profondeurs et le silence, la paix après ces années de fracas involontaires, de morts et de rapines. La lumière perlait au travers de la surface, en rais obliques, et Aigéan regarda ses mains blanches, ouvertes, qu'il contrôlait à nouveau après les avoir vues agir de manière abjecte, si souvent. Il avait pensé la chose impossible, aspiré à la mort.

Sous ses pieds, les ténèbres. Loin au fond, le sable ou la roche, et un monde enfoui d'existences innombrables, dont les humains ne savaient rien.

En quelques mouvements de jambes, il pouvait s'y enfoncer et disparaître. Personne ne pourrait l'y suivre. Ils le déclareraient perdu. C'était ce qu'il avait été, tout ce temps, perdu. Aujourd'hui, il pouvait choisir entre la mer et les hommes. La première l'accueillerait sans rien lui demander. Les autres exigeraient rétribution pour ses crimes.

Un choix vite fait, en apparence.

Mais tout Aqueux qu'il fût, Aigéan avait été élevé par des gens admirables, qui l'avaient considéré comme leur fils malgré son étrangeté primitive. Jamais ni l'amiral Fortebrise, ni son épouse ne l'avaient tancé pour les flaques qu'il laissait partout sur son passage, pour les draps trempés, les chemises humides, les auréoles dans les livres. Il était leur trésor magnifique, une créature que Cefnor leur avait offerte et qu'ils chérissaient sans regrets. Ils lui avaient inculqué des valeurs fortes, tout au long de son enfance, de son adolescence, puis lorsque jeune homme il avait suivi les traces de son père, et intégré la marine juvélienne.

Et malgré les années de servitude, de rage et de désespoir, Aigéan était un officier de marine avant toute chose.

Disparaître dans les profondeurs était indigne, lâche, alors qu'autour de lui, le Narval Tacheté, son formidable navire, se disloquait en poutres, planches et esquilles, foudroyé par le feu ennemi. Des ennemis sans qui elle serait encore vivante, qui venaient de lui offrir cette renaissance. Il assumerait tout, quel qu'en soit le coût. Les sirènes pouvaient chanter de tout leur saoul, il ne plongerait pas. La mer, de toute façon, était omniprésente à Juvélys. Il n'en serait jamais loin.

Cet instant d'hésitation, comme suspendu, se brisa, et le chaos du naufrage reprit toute son ampleur autour de lui, en gerbes d'écume et pluie de débris. Les vagues étaient gigantesques, ouvrant des failles dans le ventre de l'océan pour mieux les combler avec violence. La poupe du Narval sombrait rapidement, vomissant ses entrailles d'hommes et de matériel, la proue surnageait encore, et la partie centrale s'effritait dans la tourmente. Parmi les fragments de bois agités par les flots, les sbires du Squale se débattaient pour tenter de gagner la surface. Aigéan les regarda couler sans bouger. Il croisa un regard hanté, un deuxième, indifférent. Il avait été leur chef implacable, il connaissait le nom de chacun d'entre eux... mais il ne ressentait aucune pitié, pour aucun. Ils avaient choisi cette vie de haine et de tueries. Cela n'avait jamais été son cas.

Il se propulsa doucement vers la surface et glissa dans l'onde comme un dauphin alerte, sans chercher à renier sa nature d'Aqueux, parfaitement à l'aise sous l'eau, même dans la tempête. Il émergea à l'air libre, leva les yeux vers le nuage furieux qui les surplombait, petit concentré de magie revancharde, puis chercha le navire adverse du regard. Presqu'invisible derrière l'averse, il était à babord, à l'abri de la houle, se dandinant sur des vagues tranquilles. Un magnifique trois-mâts, l'Astucieuse, construit dans les chantiers de Frimal et battant pavillon juvélien. En le contemplant, magnifique, Aigéan songea un instant au Narval, qui avait été son fidèle compagnon avant d'être perverti par les pirates. Tout ne pouvait être sauvé, mais il aurait aimé... Un peu mélancolique, il s'arrima au grand mât, qui dérivait par saccades au gré des éléments.

Regarder en arrière ne menait personne à destination.

La proue sombrait à son tour. Des hommes cramponnés au bastingage poussaient des cris et se bousculaient pour conserver leur prise. D'autres tentaient d'échapper au cataclysme, à grandes brasses rageuses. Aigéan devinait que certains avaient dû réussir à atteindre les limites du cercle orageux pour regagner les vagues ordinaires. Sans doute les Juvéliens les y attendaient-ils : ils étaient du genre à épargner ceux qui se rendent, à les recueillir, les soigner, les punir, les réhabiliter. Ses compatriotes. Ils lui avaient tant manqué.

Il s'apprêtait à reprendre sa nage lorsqu'il réalisa qu'à quelques toises, se trouvait un corps, ficelé au mât. Le visage vers le ciel, l'homme était trempé, inerte, prisonnier des cordes qu'on avait nouées pour le restreindre. Aigéan se souvenait bien de lui, le jeune fou qui s'était introduit à bord dans un but incertain, dont l'initiative démente s'était soldée par la torture et la mort. Impossible de savoir ce qui lui était passé par la tête, pour qu'il se présente seul et désarmé, après trois sixaines passées à se cacher des pirates dans les grottes de Mullin.

Le désespoir, sans doute.

Pourtant les Juvéliens étaient à quelques pas... Sur le point d'intervenir...

Gâchis d'une existence.

Aigéan soupira, s'apprêta à s'élancer dans la tourmente, lorsque le corps blafard poussa un léger gémissement et un filet d'eau rougie bulla à la commissure de ses lèvres bleues. L'homme était vivant.

Accroché au mât, l'Aqueux se déplaça jusqu'au supplicié exsangue. Par quel miracle il avait survécu, Aigéan n'en savait rien, mais il avait bien l'intention d'honorer son courage. Il dégagea le couteau qu'il portait à la ceinture et sans se soucier de l'océan furieux, il trancha le chanvre détrempé, brin par brin, jusqu'à ce que l'étranger glisse dans son étreinte, lourd et glacé.

Le reste n'était qu'une formalité.

Aigéan lui coinça le visage et un bras dans le repli de son coude, et nagea vers le large. Il esquiva des fragments de plancher, une demi-chaise, un tonneau, mais déjà, au-dessus de lui, les nuages noirs s'effilochaient, signe que le sortilège qui avait déferlé sur le Narval arrivait à son terme. D'un dernier battement de jambe, il traversa le rideau de pluie et déboucha dans la mer calme, sous le soleil bienveillant de l'été finissant. L'Astucieuse avait envoyé quelques chaloupes au secours des rescapés, avec cette miséricorde toute juvélienne. Autour des esquifs, les forbans survivants s'agitaient comme des sardines dans la nasse, nombreux, désespérés, menaçant de renverser leurs sauveurs.

Aigéan s'en désintéressa et poursuivit droit vers le trois-mâts, remorquant son fardeau inerte avec précaution. Il y avait une échelle de part et d'autre de la proue, qu'il pourrait escalader sans mal, mais des visages étaient apparus au dessus du bastingage et il comprit qu'il avait été repéré. On ne le héla guère, cependant, et il atteignit les flancs de l'Astucieuse sans être inquiété, avant d'entamer son ascension, l'homme agonisant sur l'épaule.

S'arracher à l'océan fut difficile mais il était désormais déterminé.

Il atteignit le pont du navire, enjamba le parapet, et posa un pied nu sur les planches lustrées. Un comité d'accueil hérissé d'armes l'attendait, une dizaine de marins en uniforme, prêts à en découdre. Aigéan fit lentement glisser le blessé sur le sol puis leva les mains en signe de reddition. Il était conscient de son apparence frappante : peau très blanche, presque grise, sous des cheveux très noirs, yeux aux iris sombres, trop larges, écailles irisées sur les joues, le cou, le dos des mains. Trempé, il l'était, mais pour une fois, c'était attendu, vu les circonstances.

« Capitaine Valtameri », dit alors une voix derrière le rideau de matelots.

Aigéan sentit son coeur se serrer, à la mention de ce nom, ce grade, qu'il n'avait plus entendus depuis trois ans, et lui qui était un homme stoïque, volontiers glacé, musela in extremis un sanglot d'émotion, déstabilisé.

Les rangs armés se fendirent pour laisser passer un homme – en réalité un elfe – vêtu de gris, les cheveux flamme et les yeux orage, au sourire compatissant. Aigéan chercha quelque chose à dire mais ne trouva rien, demeurant planté, mains levées, dans le cercle hostile.

« Il est vivant ? demanda l'elfe.

— Tout juste, je crois », répondit le capitaine Aigéan Valtameri.

Était-il possible, vraiment, qu'il puisse retrouver son rang, après tout ce qu'il avait fait ?

« Écartez-vous, s'il vous plait », dit l'elfe.

L'Aqueux obtempéra. Un homme et une femme se faufilèrent entre les marins. Le premier, vêtu d'un tablier rouge, était un servant de Béal, le dieu de la vie. Il s'agenouilla auprès de l'homme inconscient et ses mains s'emplirent de lumière comme elles survolaient le corps glacé. Le supplicié eut un hoquet et vomit une bouillie infame, d'eau de mer et de sang.

Mais l'attention d'Aigéan fut détournée par la femme, qui portait la robe bleue et les perles d'une Cefnoïte, et qui était venue se planter juste devant lui. Elle ne lui arrivait qu'à l'épaule, mais son regard azur était déterminé et la magie qui luisait autour d'elle révélait les charmes de protection dont elle s'était bardée. Brusquement fatigué, Aigéan se perdit dans la contemplation du dauphin d'argent qui était fiché dans sa coiffure étudiée. La version douce de Cefnor, que révéraient les Juvéliens. Sur le continent jasarin, les marins imaginaient le dieu des océans sous la forme d'un requin ou d'un poulpe. Cette vision bienveillante le rasséréna tandis qu'elle posait les mains de part et d'autre de son visage. Il ne la voyait pas vraiment, sapé par la brusque réalisation de l'endroit où il se trouvait, le pont de l'Astucieuse, les troupes juvéliennes.

« Il est libéré », déclara la prêtresse.

Autour d'eux, la petite escouade de marins se dispersait. La femme adressa un signe de tête bref à Aigéan, puis recula. L'elfe roux approcha alors de l'Aqueux.

« Venez, capitaine. Vous avez sûrement besoin de repos. »

Le pont de l'Astucieuse fourmillait d'hommes affairés à remonter des prisonniers. Au large, la tempête qui avait coulé le Narval s'estompait. Le rescapé avait disparu, ne laissant derrière lui qu'une flaque pourpre et argent. Aigéan frissonna.

Il allait rentrer. Il peinait à y croire. Un instant, il se sentit désorienté, sur le point d'avoir un malaise, mais la main de l'elfe se posa sur son épaule, l'ancrant dans le présent.

« Allons... Venez. »

Il l'attira vers le château arrière et Aigéan le suivit.

Égaré. Libre. Vivant.

Bientôt chez lui.

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