94. Le Dieu Retors

Abandonnée de longue date, la tour branlante du vieux phare s'offrait à son dernier vent de l'ouest. Chaque année, la brise océanique rongeait un peu plus les moellons, effritant la majesté d'un édifice obsolète. Les Juvéliens avaient déplacé leurs repères vers le sol et le large, profitant d'îlots bien placés. En surplomb de la cité, sur son morceau de falaise inaccessible, le vestige se délitait.

Il restait un étroit passage, qui menait du sous-sol du phare à une caverne enfouie, un dédale de conduits dont certains sous eau à marée haute, puis deux passages sous la muraille, jusqu'au coeur du quartier nord de Juvélys. Entrer et sortir était un jeu d'enfants pour qui connaissait les passages, et c'était le cas du Dieu Retors.

Assis dans l'herbe humide, au bord du chaos rocheux qui dégringolait jusqu'à la plage et ensuite les remparts, il observait la cité de la Lumière, sous le soleil de la mi-journée. Mauvais moment, pour un Obscur. Il n'en avait rien à cirer. Des pas chuintant dans les graminées, l'ombre d'un visiteur non désiré.

« Alors ? demanda une voix légèrement cassée.

— Alors ils ont gagné, bien sûr. Massacré les Obscurs jusqu'au dernier. Sans hésitation.

— Ils auraient pu penser à en garder un en vie. Pour l'interroger. C'est ce que j'aurais fait.

— Trop de haine, trop de peur. Elles abolissent la réflexion. »

Abandonnant sa contemplation de Juvélys, le Dieu Retors tourna la tête et adressa un sourire entendu à Conrad, alias Calme Péril, le chef de leur cellule, depuis cinq ans déjà.

« Où est Ensio ? demanda le vieil homme.

— Il se repose.

— Tu as fait un prisonnier ?

— Oui. Après tout, nous leur avons rendu la gamine. Et vu l'état de Soren, je me suis dit qu'Ensio avait peut-être besoin d'un nouveau jouet.

— Ils vont s'en rendre compte.

— Peut-être. Mais l'euphorie voile les sens. Et je ne pense pas qu'il était censé se trouver là... Tu sais ce qu'on dit : la curiosité tue le chat. Ils mettront un moment avant de réaliser. »

Il relâcha un soupir. D'ennui, de satisfaction, de désarroi, il n'en savait rien. Comprendre ses émotions était quelque chose qu'il avait perdu dans les ruines de son ancienne existence.

« Ce n'est pas ton genre, de te soucier des humeurs d'Ensio », reprit Conrad.

Le Dieu Retors haussa les épaules.

« Tu sais qu'il ne s'en prendra plus à toi, n'est-ce pas ? » ajouta son aîné.

Quelque chose lui tordit les entrailles, le souvenir de souffrances atroces, enfouies, un volcan qui ne serait jamais éteint, un torrent qui le fragiliserait à jamais, qui ne trouverait jamais de catharsis, sinon dans la mort.

« Je sais. »

Comment pouvait-on être sûr d'une chose pareille ? Chaque fois qu'il le croisait, il voyait briller la convoitise dans son regard.

« En tout cas, toutes mes félicitations pour cette victoire. Tout s'est déroulé comme prévu, dans les moindres détails.

— Notre taupe est insoupçonnable. »

Conrad rit doucement.

« Et naïve. Et puisse-t-elle le rester à tout jamais. »

La main du chef s'appesantit une seconde sur son épaule, il s'interdit de frissonner.

« Ne tarde pas trop. Nous devons préparer la suite des opérations. Leur Flamboyant va rentrer.

— Je sais. Je suis prêt. J'arrive dans un instant. »

D'une oreille distraite, il écouta Conrad reculer dans l'herbe, se frayer un passage jusqu'à la base lépreuse du phare, ouvrir la porte vermoulue et la refermer derrière lui. Puis il offrit son visage aux rayons du soleil, sans crainte d'être foudroyé par quiconque. Valgrian n'existait pas. Pas plus que Mivei, Tymyr, Casin ou ce fameux Dieu Retors, dont on lui avait donné le surnom quand il avait rejoint les rangs de l'ombre.

Il n'y avait que des hommes.

Dont il pouvait se venger.

Il quitta son poste d'observation, jeta un dernier regard à la ville puis regagna la tour branlante. Juvélys, comme le reste, allait brûler.

***


Fin de la première partie 😱

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