92. Vaelith
Dame Vaelith Damaer maîtrisait les expressions de courroux avec une expérience deux fois centenaire, une nécessité quand on devait communiquer avec des humains plus pesants et moins subtils, qui basaient leurs interactions sur la vue et les mots échangés. Une fois les espions disparus, elle reporta son attention furieuse sur le général.
On n'aurait guère pu imaginer duo plus dissemblable et, de fait, ils étaient rarement accordés. Mais Vaelith, malgré sa sagesse, restait avant tout une magicienne portée sur les arts et la connaissance, et elle était forcée de reconnaître que Gareth, dans toute sa brutalité, avait des compétences qu'elle n'avait pas daigné acquérir.
Le général adressa un sourire mielleux à sa collègue, qui n'en ressentit qu'une fureur décuplée. Elle s'appuya des paumes sur la table usée et le foudroya de ses yeux flamboyants.
« Eux aussi, dehors. »
Maelwyn adressa un geste à ses subordonnés, qui s'esquivèrent à leur tour : la cheffe mercenaire avec célérité, le général Dunwydd avec l'expression froissée d'un homme vexé.
« Gareth, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? explosa-t-elle enfin. Vous avez fait arrêter une douzaine de prêtres ? Dont Brendan Devlin, Dame Céleste, et le commandant des Flambeaux ? Avez-vous perdu la tête ? »
Assis, bras croisés, l'uniforme défraîchi et les yeux cernés, Maelwyn manquait manifestement de sommeil. De ce qu'elle savait, depuis son réveil nocturne et son escapade dans le Parc, il était resté sur le pied de guerre. Vaelith devinait qu'il allait aboyer comme le molosse qu'il était, mais elle n'en avait pas peur. Aucun humain ne lui faisait plus peur, de longue date.
« Est-ce que vous voulez savoir ce qu'ont fait vos amis prêtres, cette nuit, très chère ?
— Ce n'est pas la question ! répondit-elle avec agacement. La situation est explosive, et vous le savez ! Les Juvéliens ont peur, ils n'ont plus accès à leurs temples, il y a des militaires dans les rues... et soudain, vous décidez d'enfermer douze d'entre eux, dont des Valgrians, pour les trois-quarts ? Vous savez à quelle vitesse la rumeur s'est répandue ? Vous voulez savoir combien de personnes sont déjà massées devant l'Assemblée, le Temple et le Palais, alors qu'il n'est même pas midi ? Je me fiche de ce qu'ils ont fait. Vous ne pouvez pas les mettre aux arrêts. Pas maintenant. Pas dans ces circonstances. Vous semblez persuadé d'avoir la situation bien en main, mais c'est un mensonge. Il y a trois jours, quand cette bulle de ténèbres a explosé dans le quartier des Gris Silences, ce sont les Valgrians qui vous ont sauvé la mise. Les gens le savent. Les gens ont besoin de leur protection...
— Vous ne trouvez pas ça bizarre, justement, Vaelith ? » lâcha le général, renfrogné.
L'elfe secoua la tête.
« Que sous-entendez-vous, exactement ? Est-ce que vous êtes en train de porter des accusations ? Est-ce que vous avez des preuves ? »
Il leva les mains, avec humeur, reniflant comme un vieux cheval.
« Non, rien de tel. Mais vous noterez quand même que tout ce... ce cirque... les arrange. L'obscurité vaincue par la lumière, alors que les autorités restent impuissantes...
— Gareth... »
Elle prit une chaise et s'assit dans un froufroutement d'étoffe, sans se soucier d'arranger sa robe sur son siège.
« La raison pour laquelle les Valgrians ont agi seuls, c'est que vous avez refusé de les impliquer dans la crise. Et la raison pour laquelle les Obscurs s'en prennent à nous, c'est que nous sommes une cité vouée à la lumière. Où, au juste, voyez-vous une... intention trouble, là-dessous ? Je sais que vous aimeriez une Juvélys dégagée d'une influence religieuse... ou vouée à un dieu plus rigide ou plus utile, mais Juvélys a été fondée avant votre naissance, autour du Temple de Valgrian. Et c'est une chance, Gareth, une chance parce que ce qui se passait sur cette île, avant que Valgrian ne devienne le dieu prédominant... »
Elle pinça les lèvres et la pièce autour d'elle s'estompa. Évidemment, les humains ne comprenaient pas l'émotion persistante des elfes au sujet des conflits qui les avaient opposés au siècle précédent. Ils ne mesuraient pas ce que c'était que d'avoir vécu les événements, les massacres, la destruction des forêts, des cités, et le coût, pour le peuple elfe, d'avoir accepté de signer des accords de paix avec les envahisseurs. Vaelith, comme le commandant Flèche-Sombre, avait assisté à ces événements. Le pardon était facile, quand on n'avait aucune mémoire du désastre. Mais Valgrian, son clergé, son influence, avaient permis l'arrêt des hostilités, en chassant les humeurs meurtrières de Casin, et en les renvoyant de l'autre côté de la Mer, en Jasarin.
Elle papillonna des yeux, revint à l'instant.
« Bref, ce que je voulais dire, c'était que Valgrian et Juvélys sont inextricablement liés. Vous devez l'assimiler, que cela vous plaise ou non. De surcroît, ils ont vaincu les Obscurs, ce que vous avez été... »
Maelwyn éclata subitement d'un rire grinçant, qu'il ravala aussitôt. Mais il n'ajouta rien, secoua la tête et poussa un profond soupir. L'elfe resta interdite devant cette étrange capitulation puis haussa les épaules.
« Quoi que vous en pensiez, j'ai ordonné la libération de tout le monde. »
Le général releva un regard furibond sur l'elfe, mais elle n'en avait pas terminé.
« Ils ont tous été interrogés plusieurs fois et vous savez où les trouver.
— Ils ont–
— Peu importe, le coupa-t-elle. Aujourd'hui, ce sont des héros. Les héros ne restent pas en cellule.
— Bien sûr. Ils ont vaincu les Obscurs. Suis-je bête », railla-t-il.
Vaelith le dévisagea, comme une lassitude pesante s'infiltrait dans sa poitrine.
« La confiance, au sein d'un conseil, comme d'une cité, est indispensable pour en garantir la stabilité, dit-elle finalement en se levant. Et vous êtes en train de la saper, pour des raisons qui sont, pardonnez-moi l'expression, très... obscures. Les Valgrians jouent leur jeu mais vous, général, que faites-vous, exactement ? »
Le général lui répondit d'un grognement. Il semblait déjà plongé dans ses propres pensées. C'était un homme redoutable, mais elle doutait de plus en plus de ses capacités de jugement.
« Jouez cartes sur table avec moi, Gareth. Je suis de votre côté. »
Il haussa théâtralement les sourcils, comme s'il n'en croyait rien, mais ne desserra pas les lèvres. Vaelith ne chercha pas à lui en extirper davantage. Son conflit avec les Valgrians était trop ancien, trop personnel, pour qu'il s'en dégage d'une simple décision.
Elle lui adressa un ultime signe de tête, puis se dirigea vers les portes qu'elle ouvrit à nouveau d'un sortilège. C'était une petite provocation gratuite, mais elle en avait besoin pour lui rappeler qui elle était, ce qu'elle était, et qu'aucune tentative d'intimidation ne fonctionnerait sur elle. A l'extérieur, en braves chiens, Dunwydd et la mercenaire attendaient la permission de revenir.
Juvélys avait été dirigée par un seul homme, pendant de longues années, et l'avènement d'un conseil à plusieurs têtes, trente ans plus tôt, était considéré par tous comme un beau progrès. Pourtant, en ces temps agités, Vaelith avait l'impression d'être la seule à tenter de mener la barque juvélienne à travers la tempête, tandis que d'autres se disputaient le droit d'en tracer le cap illusoire.
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