91. Kerun
Kerun ne mit qu'une dizaine de minutes à regagner le bâtiment des services secrets. La nécessité de revenir à une prudence élémentaire ne permit pas de lui vider l'esprit. Il savait qu'il aurait dû se réjouir de la disparition des Obscurs, mais il ne parvenait pas à s'en satisfaire. La crise avait dévoilé des failles qu'il n'avait pas anticipées et qu'il ne voyait pas comment combler. Son contact au Temple de Valgrian ne l'avait prévenu de rien. Brendan Devlin lui avait menti. Les élections avaient lieu au début de l'hiver, dans plus de neuf mois, mais rien ne permettait de jurer que Maelwyn ne serait pas réélu.
C'est seulement en gagnant le second étage et les quartiers les plus animés qu'il se souvint subitement qu'il était censé avoir passé la nuit dans sa chambre, sage et tranquille.
« Kerun, enfin ! » s'exclama Sido.
L'elfe s'immobilisa, mortifié.
« J'étais juste...
— Nora te cherche partout. »
Évidemment.
« Je dois m'inquiéter ? »
L'agente pinça légèrement les lèvres, repoussant une mèche noire derrière son oreille, mais ne répondit rien.
« Je vois », siffla-t-il.
La journée promettait d'être formidable.
Nora émergea alors d'une pièce latérale, vêtue de son manteau, le visage tendu, traversé par un bref éclat de colère.
« Te voilà. Nous sommes attendus au Fort. Dépêche-toi.
— Nous ? souffla-t-il.
— Tu as été mandé personnellement, Kerun. »
Il réprima un frisson tandis qu'elle le détaillait, suspicieuse, de la pointe des oreilles à la semelle des bottes.
« Va te changer. Tu ne peux pas te présenter comme ça devant le général. Mets ton pourpoint bleu, ça ne pourra pas faire de mal. Je t'attends dans la cour. »
Il faillit protester puis obtempéra. Une fois changé pour paraître respectable, il courut rejoindre sa supérieure. Ils embarquèrent ensemble dans une voiture tirée par deux chevaux gris, une perte de temps colossale, mais le signe que Nora avait décidé de donner un caractère officiel à leur entrevue. L'elfe chercha à rassembler les bris de sa sérénité avant de se tourner vers sa supérieure.
« Qu'est-ce qu'ils nous veulent ?
— Kerun, jure-moi que tu ne savais pas ce que manigançaient les prêtres.
— Je te le jure. »
Elle scruta ses traits, l'expression incertaine, comme si elle refusait de le croire. Piqué au vif, il lui rendit son regard.
« Je ne savais pas ce qu'ils avaient en tête. J'ai été sur place, mais trop tard.
— Je ne veux rien savoir », le coupa Nora.
Il acquiesça, un peu amer de se voir rappeler de la sorte qu'il était seul et qu'elle nierait tout si son implication devait être révélée au grand jour. Elle lui avait, après tout, interdit de poursuivre son enquête.
« Je n'étais pas au courant, Nora. Je n'avais aucune idée des intentions des prêtres. »
Elle acquiesça sans rien ajouter. Le revêtement sur le sol avait changé, ils étaient entrés dans la cour du fort. Quelques secondes plus tard, leur véhicule s'immobilisa. Nora se tourna alors vers lui.
« Kerun, c'est moi qui parle. Toi, tu es là, tu ne dis rien, sauf si on t'interroge directement. Et garde ton calme, je t'en conjure. Garde ton calme. »
Il grimaça. Ils n'étaient pas censés s'occuper de cette histoire d'Obscurs, qu'est-ce qu'on aurait bien pu leur reprocher ? La logique aurait plutôt voulu qu'on leur présente des excuses ou qu'on leur demande de reprendre le dossier... mais connaissant Maelwyn, c'était peu probable.
Un homme empressé en uniforme les guida dans les couloirs du rez de chaussée jusqu'à une petite salle de réunion encore déserte. Nora prit un siège, Kerun l'imita et ils restèrent silencieux, sous les yeux d'une estafette embarrassée. Les minutes s'égrenèrent et Kerun devina qu'on les faisait sciemment attendre, pour leur rappeler qui était le chef. Il s'autorisa une courte Transe, discrètement, demeurant alerte et pourtant absent. Il s'en dégagea au moment où le général pénétrait dans la pièce, et imita Nora qui se levait. Comme elle l'avait annoncé, comme Kerun l'avait pressenti, Gareth Maelwyn était furieux. C'était tellement visible que c'était presque drôle et, malgré lui, Kerun ne put s'empêcher de ressentir une certaine satisfaction : les prêtres l'avaient complètement grugé. Maelwyn ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même : il était responsable, responsable et complètement responsable.
Même s'ils avaient été massacrés, les Obscurs avaient réussi à les diviser. Peut-être n'en demandaient-ils pas plus.
Le général était accompagné de sous-fifres : son âme damnée, le commandant Rhys Dunwydd, et la dénommée Helga, qui dirigeait la bande de mercenaires décimée quelques jours plus tôt. Apparemment, Maelwyn avait toujours l'intention de se servir d'elle, à moins qu'il ne l'ait fait venir pour le plaisir de la crucifier en public. Pas de Flèche-Sombre, c'était dommage. Seul Darren avait un peu d'ascendant sur la brute.
« Alors, vous allez m'expliquer comment vous n'avez rien vu venir ? » lâcha le général d'une voix glaciale, restant debout.
Kerun se raidit sur sa chaise mais la main de Nora lui agrippa fermement le genou.
« Vingt religieux qui montent une opération militaire, s'inventent une cérémonie factice pour défier leurs vieux ennemis, foutent le parc à feu et à sang, tout ça sous votre nez... Pouvez-vous me rappeler pourquoi je vous paie, exactement ?
— Général...
— Laissez-moi terminer, Felden. »
Elle se tut aussitôt. Dunwydd arborait un rictus méprisant des plus insupportables. La mercenaire paraissait ailleurs, pâle et figée.
« Vous êtes supposés savoir ce qui se trame dans cette ville. Tout ce qui se trame. Et comme d'habitude, vous êtes nuls. Vous avez été nuls quand Koneg a pris le pouvoir, vous avez promis que vous vous reprendriez, mais vous êtes toujours aussi incapables de prévoir ce qui compte. »
Son regard quitta Nora et se posa sur Kerun.
« A moins, bien sûr, que vous n'ayez été de mèche avec eux. »
Un silence accusateur suivit. L'elfe hésita mais on attendait manifestement qu'il réponde.
« Je n'étais pas au cour...
— Et vous auriez dû l'être, Tervan ! s'exclama le général. Vous auriez dû l'être et vous auriez dû m'en avertir !
— Mon général, vous nous avez très clairement... »
Les doigts de Nora s'enfoncèrent profondément dans son genou, comme si elle voulait en extirper la rotule, mais il persévéra.
« ... retiré le dossier des Obscurs.
— Il ne s'agit pas d'Obscurs, Tervan, il s'agit de ce que manigancent les cultes dans cette ville ! La mise en place de milices illégales, qui se permettent de... comploter, de foutre le bordel dans l'espace public, au mépris de l'état de droit ! Et vous ignorez tout, évidemment. »
Il se redressa, fusilla l'elfe du regard.
« Général, intervint soudain Nora Felden. Il serait sans doute bon que nous redéfinissions ensemble la teneur de la mission que vous entendez nous voir remplir... »
Maelwyn se tourna vers elle avec un regard meurtrier. Mais Nora, si elle était respectueuse de la hiérarchie, n'était pas du genre à se laisser intimider par ce genre de menaces.
« Nos services ont estimé que tout ce qui tournait autour des temples ne les concernait plus, vu l'important dispositif de sécurité que vous leur avez consacré et... »
Le général leva la main et revint à Kerun.
« Tervan, niez-vous que vous étiez au Parc cette nuit ? »
Kerun resta muet de stupeur. Comment le général pouvait-il être au courant ? Est-ce qu'un des prêtres... Devlin... l'avait trahi ?
Il avala sa salive.
« J'ai aperçu les éclats de lumière par ma fenêtre... »
Nora étouffa un hoquet factice.
« Et plutôt que de prévenir les autorités légitimes, vous êtes allé voir par vous-même », compléta le général, d'un ton glacial.
Je fais partie des autorités légitimes ! songea l'elfe, choqué.
« C'est mon métier, mon général, répondit-il.
— Je vous ai démis, personnellement, devant témoins, de cette affaire.
— Mais je ne savais pas de quoi il retournait, mon général. De quoi vous aurais-je prévenu ? »
A côté de lui, il entendit Nora grincer des dents. Il était en train de s'enfoncer, Maelwyn allait lui demander pourquoi il avait disparu avant l'arrivée des troupes régulières et sa réponse serait fatalement insatisfaisante.
« Vous vous foutez de ma gueule, Tervan ! » explosa le général en frappant la table du poing.
L'elfe sentit la colère enfler dans son ventre, irrépressible, mauvaise conseillère, tellement jouissive pourtant.
« Vous saviez et vous avez laissé couler !
— Je ne sav...
— Taisez-vous ! »
Kerun obtempéra plus par réflexe que par volonté.
« Vous ne valez pas mieux qu'eux, à agir comme si vous étiez... »
Mais il ne put terminer sa phrase. Dame Vaelith Damaer déboula dans la salle d'état-major de l'armée comme une tornade miniature, repoussant les deux vantaux des portes d'une décharge d'énergie verdoyante au parfum de primevère. Superbe dans une robe de brocart émeraude, les cheveux blonds cascadant sur ses épaules graciles, la conseillère elfe posa un regard glacial sur le général, qui s'interrompit au milieu de sa tirade.
« Nous devons parler. Maintenant. »
On ne plaisantait pas avec Dame Damaer, même quand on s'appelait Gareth Maelwyn.
« Vaelith, je suis occupé... »
La conseillère baissa les yeux sur les deux espions, puis sur Dunwydd et la mercenaire, et haussa les sourcils, peu impressionnée, avant de ramener son attention sur le général. Malgré sa stature, elle parut un instant dangereuse. Il était manifeste qu'elle n'entendait pas bouger.
Maelwyn ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, puis se ravisa et se tourna vers les agents des services secrets.
« Dehors. Tous les deux. »
Nora et Kerun obtempérèrent sans broncher et ils filèrent dans le couloir. Ils demeurèrent silencieux tandis qu'ils regagnaient la cour. Kerun songea à s'esquiver dans la rue mais Nora lui fit signe de monter dans le coche et il s'y résigna.
« Il va falloir que tu te fasses oublier pour un temps, Kerun, murmura-t-elle, une fois qu'ils furent repartis. Je t'avais demandé de rester au quartier général... de laisser tomber... »
Elle secoua la tête, lèvres pincées. Il s'autorisa un spasme. L'affrontement avec Maelwyn l'avait épuisé.
« Tu lâches prise. C'est tout. Maelwyn n'en a pas fini avec toi et nous ne voulons pas qu'il ait du grain à moudre. Tu n'approches pas des temples, pas des prêtres, pas du parc.
— Il vient justement de me reprocher de n'avoir pas...
— Kerun ? »
Il faillit protester puis se félicita de n'avoir parlé à personne de Martin et d'Iris.
« Très bien.
— Reste au QG. Occupe-toi des recrues, envoie tes équipes sur le terrain. Je t'aurai à l'œil. Si tu veux que je protège tes arrières, ne me déçois pas. Si tu dois sortir, je veux savoir où, pourquoi et combien de temps. »
Il acquiesça et baissa la tête, réprimant la vague de dégoût qui l'avait envahi. Le général avait à nouveau trouvé un moyen de renvoyer la faute sur leurs services, sans s'interroger une seule seconde sur la suite d'événements qui avait mené à cette action clandestine des religieux.
Tout en quittant le coche, dans l'ombre de Felden, pour regagner les couloirs de son foyer et lieu de travail, l'elfe se demanda jusqu'où sa loyauté devrait être malmenée avant que le soleil se lève enfin.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top