90. Mahaut

Debout dans la morgue, Dame Mahaut Gardesylve, prêtresse hildanne affectée aux morts récoltés dans le cadre des activités de la garde, contemplait ses tables vides avec une stupéfaction mâtinée de désarroi. Six heures plus tôt, elle y avait fait déposer huit corps, deux femmes et six hommes, récupérés dans le sous-bois sud-est du Parc Circulaire. Les hommes de la garde affectés à son service avaient travaillé avec précaution et diligence, habitués à exécuter ses directives à la lettre, mains gantées, suaires en toile cirée, étiquetage précis du lieu où ils avaient été retrouvés, et de leur position, généralement à l'aide d'un petit croquis. La zone était de toute façon bouclée pour enquête, et on aurait placé des repères pour retrouver les emplacements facilement. En fermant les yeux, d'un mot, Mahaut pouvait de toute façon revoir la scène en posant la main sur un corps. Juste une image fixe. Jamais les traits de l'agresseur. Mais elle connaissait aussi les causes d'un décès.

Les gens confondaient souvent la magie du mort du Flux Inerte, aux besoins répugnants et aux effets pervers, et les pouvoirs conférés par Hilda à ses prêtres, nécessaires à l'accompagnement et au respect des défunts. S'il existait quelques menues sphères de recouvrement, globalement, la première était violence, et la seconde sérénité malgré l'indicible. Mais Mahaut, comme la plupart de ses collègues, souffrait de l'amalgame. On la pensait volontiers dangereuse et néfaste, alors que son seul but était d'aider à ce que les morts violentes de Juvélys trouvent une explication et la paix.

La porte s'ouvrit dans son dos et elle se retourna pour voir entrer la lieutenante Ermeline Prégris, un sourire calme sur le visage. La plupart des officiers de la garde étaient sources de réconfort : leurs préjugés s'étaient évanouis depuis longtemps.

Mais le sourire d'Ermeline s'évanouit aussitôt.

« Mais ils sont où ? » s'exclama-t-elle en découvrant les tables désertées.

Mahaut pinça les lèvres et haussa les épaules.

« Envolés, répondit-elle. Falco est parti se renseigner... »

Peut-être aurait-elle dû dire le Capitaine Maglor, mais c'était sorti tout seul, et Ermeline ne sembla guère s'en formaliser. Les mains serrées sur une liasse de parchemins, elle paraissait désemparée.

« Je suppose que... le général Maelwyn les a faits transférer au fort », ajouta l'Hildanne.

Les deux femmes échangèrent un regard.

« Mais je me souviens d'eux. Si tu as des questions. Si tu voulais voir quelque chose. Je pensais... travailler ce matin, mais j'ai quand même supervisé le transport. »

La lieutenante acquiesça et s'approcha.

« J'ai... obtenu ces portraits. De personnes que l'on soupçonne d'être les Obscurs. Je me demandais... »

Mahaut acquiesça. Il ne lui revenait pas d'interroger Ermeline sur sa source. Elle prit la liasse de parchemins et observa les visages, un à un.

« Celui-ci, oui. Celle-là, oui aussi. »

Son regard s'attarda sur le portrait très détaillé d'un homme âgé, aux yeux vifs, aux sourcils sévères, le visage rond, le sourire en coin.

« Celui-là certainement pas. Il n'y avait aucun corps aussi âgé. »

Elle rendit le parchemin à Ermeline, qui l'écoutait, attentive.

« Merci. Nous ne serons pas impliqués dans la suite mais je veillerai à transmettre le nécessaire aux personnes en charge de l'enquête. »

La porte s'ouvrit à nouveau, grinçant vivement sur ses gonds.

« Tu avais raison, Maelwyn les a chopés ! »

Le capitaine Falco Maglor venait de faire irruption dans la morgue et il s'empourpra en découvrant Ermeline plantée entre les tables vides. Mahaut retint un sourire.

« Hum, dit le jeune homme en se mettant au garde-à-vous. Il n'est nul besoin de s'inquiéter de la disparition des cadavres. Ils ont été transférés au fort. Les mercen... l'équipe d'intervention spéciale de crise... ou quelque chose du genre... »

L'ironie de son ton ne passait guère inaperçue.

« ... a un Hildan dans leurs rangs, apparemment. Mais bon, est-ce surprenant... Ils ont tout dans leurs rangs. Sans doute aussi un Obscur.

— Falco, ça suffit, le gronda Ermeline, sans réelle sévérité.

— Pardon. Bref. Ils se chargent de toutes les suites, comme prévu. Ermeline, le commandant te cherche. Il faut aller calmer les ardeurs autour de l'Assemblée. Hagen est dans le Parc, je vais aller rejoindre Yann au Palais, une petite journée de maintien de l'ordre en perspective. »

Ermeline acquiesça dans un soupir, avant de se tourner vers Mahaut.

« Merci », lui dit-elle, avant de la saluer d'un geste de tête et de sortir.

Falco et Mahaut demeurèrent seuls dans la morgue vide. L'odeur des cadavres s'était attardée mais les sortilèges d'assainissement que la prêtresse réactivait chaque jour faisaient leur oeuvre en dissipant les pires senteurs. Elles étaient utiles, bien sûr, en début d'investigation, mais puisqu'il ne restait plus personne à examiner...

Le capitaine s'approcha, embarrassé. Depuis qu'il avait trahi ses confidences auprès de Flèche Sombre, il avait à peine osé lui adresser la parole. Elle était fâchée, bien sûr, il l'avait mise dans une situation difficile en allant révéler au commandant qu'elle avait trouvé des traces de magie de mort sur le cadavre du novice mivéan, mais dans le même temps, elle était forcée d'admettre qu'il avait eu raison de le faire. La Magie de Mort était une abomination. Aucun Hildan ne pouvait en soutenir l'usage. La mort était la fin naturelle de toute vie, mais jamais un instrument, et les corps, même vidés de leur âme, méritaient le respect.

De surcroît, malgré cette indiscrétion, il n'y avait guère eu de répercussions. Elle n'avait pas été convoquée par le général, ni renvoyée dans son Temple. Peut-être le commandant avait-il réussi à aborder le sujet avec Maelwyn sans révéler ses sources. Ou alors, contrairement à ce qu'avait espéré le jeune capitaine, il avait étouffé l'affaire, et laissé couler. Mahaut n'en savait rien, et n'avait aucune intention d'aller creuser la chose.

Mais peut-être qu'en réalité, la disparition des corps des Obscurs était cette répercussion. Une punition pour avoir révélé des secrets innommables.

« Est-ce que... »

Elle releva les yeux pour croiser les iris bleu azur du jeune homme, luisant à la lueur des lampes à huile.

« Peut-être, si j'arrive à me dégager ce soir... vu que... la crise semble toucher à son terme... On pourrait aller manger dans une taverne du port ? Sans uniforme ni... »

Il eut un geste incertain vers sa tenue de bandes entremêlées, rituelle et pourtant si peu pratique. Malgré toute son affection sincère, le jeune homme était toujours embarrassé de s'afficher avec une Hildanne. Elle le déplorait et le comprenait à parts égales. Mais avoir gagné le coeur d'un profane était en soi une victoire incomparable... Elle ne pouvait pas lui en vouloir.

Doucement, Mahaut le gratifia d'un sourire puis lui prit la main.

« J'aimerais ça, oui. Si tu peux te dégager... »

Aussitôt, l'énergie usuelle du capitaine reprit possession de son corps, et il se redressa, galvanisé, le sourire aux lèvres, fébrile, déjà, d'un plan incertain qui ne prendrait forme qu'une dizaine d'heures plus tard.

« Magnifique. Merci. A tout à l'heure ! »

Il posa un baiser sur sa joue, puis fila à l'extérieur, chantonnant un air guilleret qui reflétait son état d'esprit ensoleillé. Mahaut sourit de son enthousiasme, réchauffée par une telle impatience. Elle songea une seconde aux portraits d'Ermeline, à l'homme qu'elle était sûre de ne pas avoir reconnu, puis l'écarta de ses pensées et entama le rangement nécessaire de sa morgue tranquille. 

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