9. Marcus
Gérer l'intendance d'un Temple de plus de cent âmes, Marcus en avait fait son crédo. De l'aube à la nuit, chaque jour, il courait en tous sens, des caves aux dortoirs, de la cuisine à la nef, des salles d'eau aux jardins, avec un passage par le marché. Quand il ne courait pas, il comptait, quand il ne comptait pas, il rangeait, ou alors il négociait un meilleur prix avec un marchand, discutait des besoins en papier avec les instructeurs, sermonnait les novices sur le manque de cas qu'ils faisaient de leurs draps, leurs bottes ou les chaises de la salle de classe.
Accessoirement, il était prêtre, et participait donc avec enthousiasme aux offices de la mi-journée, quand le soleil était au zénith, la lumière forte, Valgrian triomphant. Il avait une belle voix de ténor, très prisée du chef de choeur, mais avait rarement le temps de participer aux répétitions. Il compensait son manque de préparation par un certain don pour l'improvisation.
Il savait lancer les sortilèges classiques de son obédience mais ne le faisait pratiquement jamais, trop accaparé par les nécessités d'un quotidien riche en imprévus. Il pestait à chaque urgence, la gérait sans frémir, aimait ça, dans le fond, malgré un goût poussé pour la planification.
Le soir, il était épuisé et tombait comme une masse dans son lit, à l'abri de sa petite chambrette, rideaux tirés, seul au milieu de la multitude chaleureuse de ses pairs.
C'était le but, cette fatigue impérieuse, qui coupait court aux ruminations, aux regrets et aux cauchemars terribles. Depuis qu'il s'était livré corps et âme à son rôle, il dormait à nouveau. Une simple mécanique. Bosser jusqu'à s'assommer pour ne pas trop penser.
Cette routine avait été bouleversée de manière dramatique par l'arrivée des blessés mivéans. Othon de Fumeterre, le second du commandant des Flambeaux, avait débarqué hors d'haleine pour annoncer la nouvelle. Besoin d'aide, de soins, d'un asile pour accueillir une vingtaine de personnes. Hugo, qui était censé suppléer à leur Flamboyant en son absence, avait ouvert des yeux ronds et était resté muet, si bien que Céleste l'avait remplacé sans frémir. A presque soixante-dix ans, la prêtresse avait encore une énergie formidable, qu'elle était toujours capable de canaliser en temps de crise.
On avait rassemblé tout le monde, divisé les uns et les autres en trois groupes : ceux qui iraient au Temple de Mivei, ceux qui prépareraient leur arrivée du Temple, et ceux qui mettraient les fidèles dehors et géreraient les novices alarmés. Marcus, bien sûr, avait été désigné responsable du second groupe. Personne ne connaissait les ressources du Temple aussi bien que lui. Des chariots avaient filé en direction du quartier du port, tandis qu'on s'ébranlait dans les couloirs. Difficile de savoir exactement quoi faire sans précision sur la situation, mais accueillir vingt blessés, cela demandait des lits, des draps, des compresses et des bassins, des vêtements sans doute, du savon, des pommades, du fil et des aiguilles, de l'eau chaude, de l'espace, le soleil. Marcus avait piloté tout ce ballet frénétique sans hésiter une seule seconde, malgré le sang qui battait à ses oreilles, tonitruant, au rythme de sa stupéfaction.
Quand les premiers Mivéans étaient arrivés, il s'était replié dans son intendance, incapable de contempler l'indicible.
Réminiscences d'une autre crise, il ne pouvait pas contempler le désastre. Il savait qu'il le devrait, mais la terreur le figeait comme un rat sous la torche.
D'autres prêtres se succédèrent à sa porte, point de ralliement des besoins urgents, échangeant à mi-voix sur ce qu'ils avaient vu : lacérations, mutilations, larmes et désarroi. Bientôt, Garance survint, les détourna vers la pharmacie et le flot se tarit, laissant Marcus seul dans la pénombre sèche de son garde-manger. Tête entre les mains, il était secoué, alors même qu'il ne savait rien.
Au dehors, il pleuvait à nouveau, un de ces crachins glacials et enchantés, qui nourrissaient les crocus et les jonquilles, les cerisiers et le magnolia. Saison du renouveau, magnifique. Pourquoi ça, alors ? Pourquoi vingt blessés dans son Temple, inopinément ?
On frappa à la porte et il leva les yeux. Céleste s'encadra dans l'embrasure, les yeux brillants, bras croisés sur sa robe noire. Flétrie et inébranlable. Il lui envia sa force.
« Ça va ? » lui demanda-t-elle doucement.
Il se mordit la lèvre. Comment pouvait-elle lui poser pareille question alors qu'elle avait été au feu, tout l'après-midi, tandis qu'il se terrait ?
« Ça va. Je suis désolé... »
Il se leva.
« Je vais venir aider.
— Marcus, tu ne dois pas. » dit Céleste.
Il frissonna, reposa le front dans sa paume.
« Qu'est-ce qui leur est arrivé ?
— Ils ne savent pas vraiment. Ils sont encore... très faibles. Choqués. Nous avons... aidé la plupart à dormir.
— Ils étaient plus de vingt, les Mivéans. Où sont les autres ?
— Je ne sais pas.
— Devlin ?
— Devlin est vivant. »
Marcus acquiesça.
« Ne tire pas de conclusions hâtives, Marcus. » dit doucement Céleste.
L'intendant relâcha sa respiration.
« Sommes-nous...
— Rachel et Florent s'en sont chargés, oui. Les sceaux sont renforcés. Les portes sont fermées. Armand a mobilisé une douzaine de ses preux. Nous sommes en sécurité. Tout va bien.
— Mais Hector est dehors. »
Céleste pinça les lèvres avant de se fendre d'un sourire doux.
« Hector est accompagné de deux prêtres et de quatre chevaliers. Il est lui-même... très porté sur la défense. Marcus. Le fait que quelqu'un ait attaqué les Mivéans ne signifie pas que nous soyons menacés. La situation d'aujourd'hui... n'a rien à voir avec ce qui s'est produit hier. »
Elle n'avait pas besoin de le lui rappeler. Albérich était sorti sans réelle escorte, tout juste accompagné de sa compagne et d'un jeune garde du corps, mains dans les poches, à la nuit noire, confiants, peut-être un peu éméchés après une soirée musicale dans une taverne des beaux quartiers. On avait retrouvé deux corps, mais pas celui du Flamboyant. Le conseiller s'était volatilisé, neuf mois seulement après son élection, pour mourir calciné dans une tour deux mois plus tard, loin dans la Forêt Morte.
Marcus esquissa un maigre sourire.
« Je sais. C'est juste... Ce n'est rien. »
Il se redressa.
« Que puis-je faire pour toi ?
— Nous allons avoir besoin de draps et de draps encore.
— Les lessives tournent à plein régime... mais il me reste du stock. Cela dit, avec l'humidité ambiante... Ça vaudrait le coup d'utiliser un peu de chaleur divine. »
Menu sortilège, enseigné aux novices dès leur troisième année.
« J'organiserai ça demain matin, dit la vieille femme en étouffant un bâillement. Tu devrais songer à passer par le réfectoire avant d'aller te coucher...
— Oh, j'ai grignoté ici. » répondit-il en désignant ses étagères.
C'était sans doute un mensonge, il ne se souvenait plus exactement de ce qu'il avait fait pendant les dernières heures, mais il n'avait pas faim. Elle parut peu convaincue mais n'insista pas.
« Ne t'en fais pas. Tout est sous contrôle. Et n'imagine pas le pire. »
Il acquiesça mais ne répondit rien. Son aînée sortit, le laissant solitaire parmi les oignons et les bougies. Il soupira. Il avait géré. Il pouvait le faire. Demain serait un autre jour. Son estomac gargouilla mais il l'ignora. Levant les yeux, il aperçut les tonnelets de vin, alignés comme des petits soldats sur l'une des étagères. Il aurait été si simple de tourner l'un de ces robinets pour s'en servir une coupe, puis une seconde, et une troisième, annihiler l'angoisse dévorante qui lui rongeait les tripes.
Il se leva et sortit de la pièce, gagnant un couloir désert où brillaient des sphères dorées en suspension. Ces bulles de lumière, semblables à de calmes feux follets, constituaient la base de la magie valgrianne. On apprenait à en conjurer dès l'âge de dix-onze ans, et ils symbolisaient le lien entre le prêtre et son dieu. Chaque matin, chacun d'entre eux en générait une dizaine, qu'ils relâchaient dans le Temple où elles erraient en toute liberté, avant de s'estomper en cours de nuit. C'était une routine, un réflexe, Marcus le faisait sans réfléchir, au saut du lit, comme on s'étire et on ouvre les rideaux.
Pourtant, certains jours, il était surpris d'y parvenir. Valgrian était-il complètement aveugle à la grisaille qui avait terni leur lien ? Ou bien ne pouvait-on jamais rompre le flux, même qu'on n'en pensait plus grand chose ?
Il remonta le couloir à pas feutrés, soucieux de ne déranger personne. Le Temple formait un large anneau et les appartements des prêtres étaient loin de l'intendance. Il avait essayé de discuter avec Hector pour obtenir la transformation d'une pièce de stockage voisine, histoire de s'épargner le trajet, mais le Flamboyant avait refusé. Marcus savait que les aînés s'inquiétaient de son investissement excessif dans sa tâche, au détriment des relations sociales, de l'exercice physique, de la piété, de la vie tout entière. On avait essayé de le décharger en lui mettant des assistants entre les pattes, mais même avec une cohorte de petites mains, il parvenait sans mal à s'épuiser au travail. Dans un endroit aussi vaste, arpenté par autant de personnes, en permanence, il y avait toujours à faire : réparer, nettoyer, inventorier, ranger, répartir, planifier.
Des voix interrompirent son parcours : deux hommes quittaient une des salles qu'on avait affectées à l'accueil des Mivéans. Vêtus de l'uniforme gris fumée de la garde urbaine, ils étaient sans doute venus interroger les blessés. Ils aperçurent Marcus et lui adressèrent des signes de tête polis.
Céleste avait dit que tout était fermé. Qu'est-ce que ces intrus faisaient à l'intérieur ? Il hésita. Ne devait-il pas les accompagner à la sortie ?
Prenant une profonde inspiration, il lutta contre son angoisse et marcha dans leur direction d'un pas décidé. Il avait horreur des militaires, qu'ils appartiennent à l'armée, à la garde ou à la marine, et aucune confiance dans les autorités. Les dernières années avaient amplement prouvé qu'elles étaient impuissantes à prévenir quoi que ce soit.
Florent sortit à son tour de la chambre, refermant précautionneusement derrière lui, et fit signe aux gardes de le suivre, avant d'apercevoir Marcus.
Ils étaient de la même génération, nés dans les années cinquante, la jeune trentaine, Juvéliens l'un et l'autre. Mais tandis que Marcus avait choisi la prêtrise, Florent était un Enfant Gris, contraint à servir un dieu pour éviter les attentions néfastes du Dieu Retors. Si certains étaient endoctrinés, convaincus de ne devoir leur salut qu'à cette vocation obligatoire, d'autres étaient aigris, ruminant leurs regrets d'une autre voie. Florent ne semblait ni l'un ni l'autre : il était généreux, sûr de lui, un peu crâneur, comme une version plus solaire de Marcus, ou ce qu'il aurait pu être, s'il n'avait pas été frappé par l'horreur.
L'intendant reprit sa route vers sa chambre, suivant les deux gardes et Florent à bonne distance, refusant d'écouter les quelques mots qu'ils s'échangeaient. Ils gagnèrent la nef, Florent les accompagna jusqu'aux portes, puis referma les lieux d'un sortilège murmuré. Marcus s'immobilisa un moment pour le regarder tisser son charme de lueurs dorées et d'arcs rougeoyants, tandis que les sphères lumineuses s'agglutinaient autour de lui, comme curieuses de son manège. L'obscurité revint mais on devina l'aura d'un sceau de protection puissant. Florent était un spécialiste de la défense, un des meilleurs élèves d'Hector. Sans doute serait-il Flamboyant, d'ici vingt ou trente ans, quand les vieux qui le précédaient dans la hiérarchie auraient eu leur tour.
Il revint vers Marcus, un sourire affable aux lèvres, et l'intendant se maudit intérieurement de ne pas avoir fui. Il n'était pas d'humeur à badiner, et encore moins à entendre le récit des suppliciés qu'ils avaient accueillis entre leurs murs. Ce fut pourtant lui qui prit la parole le premier.
« Ils venaient pour l'enquête ?
— Oui. »
Florent passa les mains dans ses cheveux châtains un peu trop longs.
« Quelle journée. » souffla-t-il.
Il s'étira dans l'air froid du début de nuit.
« Il va falloir s'habituer à les voir passer, à mon avis, tant que les Mivéans sont ici... Encore des tas de questions à leur poser...
— Ils vont rester, alors ?
— Leur Temple est dans un état monstrueux. Après ce qui s'y est passé... Je pense qu'ils vont rester un moment, oui. Certains en tout cas. »
Bien sûr, Florent avait fait partie de ceux qui étaient allés sur place, récupérer les blessés. Marcus l'imaginait sans mal, circulant dans les couloirs, fier et fort en dépit des atrocités semées autour de lui. L'intendant relâcha sa respiration. Il avait envie d'en savoir plus et en même temps, pas le moins du monde.
« Il va falloir que j'aille au marché. » dit-il simplement.
L'expression de Florent se fit compatissante et Marcus s'en voulut d'être aussi pitoyable.
« Le Temple est bien protégé, en tout cas, reprit son collègue. Ce qui a frappé les Mivéans ne pourra pas les poursuivre ici. »
L'intendant écarquilla les yeux de stupeur. Il n'avait même pas songé à pareille éventualité. Florent parut réaliser qu'il avait parlé sans prudence car il esquissa une grimace et posa la main sur l'épaule de Marcus.
« Mais il n'y a aucune chance. Leurs agresseurs sont partis pendant la nuit, en les laissant derrière, sans chercher à les tuer. »
Il ne voulait rien savoir, rien du tout.
« Ils savent qui les a attaqués ? »
Pourquoi fallait-il qu'il se fasse du mal ?
Florent fronça les sourcils et Marcus sentit sa main peser plus fort sur son épaule, comme pour le soutenir. Un petit pli se forma entre les sourcils du prêtre et il esquissa un geste de dénégation.
« Non. Ils ne savent pas. Ils ont à peine vu leurs agresseurs. »
Florent mentait, Marcus le devina à son ton, la lueur dans son regard, la position de ses épaules. Et si Florent mentait, il n'y avait qu'une seule explication : il savait ce qu'il en était. Il savait que ceux qui avaient frappé les Mivéans étaient des Obscurs.
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