89. Martin
Quand Martin ouvrit l'oeil, le jour gris perlait sur la couverture de son lit, dans la mansarde de Kaunia. Une pluie fine noyait Juvélys et il s'étira dans un long bâillement, avant de s'attarder, bienheureux et tranquille, sur son matelas confortable. Il se fit la réflexion surprise qu'il avait dormi comme un loir, ce qui paraissait improbable vu leur rencontre de l'avant-veille, et le fait qu'il n'avait plus découché depuis la nuit sordide qui avait précipité ses aveux. La journée présente promettait d'être tranquille, mais ils avaient rendez-vous avec les Obscurs le lendemain soir.
Repoussant les draps, il chassa cette pensée et posa les pieds sur le plancher nu et froid. En tendant l'oreille, il pouvait généralement deviner les murmures de l'atelier, juste sous sa fenêtre, le glissement d'un rabot sur le bois ou d'une scie, d'un marteau. Kaunia était une alouette, levée dès l'aube pour se mettre au travail. Mais ce matin-là tout était silencieux et sans doute était-elle encore dans son lit, ou déjà en déplacement. Il se redressa et quitta la mansarde, empruntant l'escalier poli à la rampe vernie pour gagner le premier étage puis le rez de chaussée et la salle à manger.
Assise à table, sa colombe magique sur l'épaule, Iris releva les yeux à son entrée et esquissa une grimace. Martin ouvrit la bouche pour dire quelque chose puis découvrit Kerun assis dans un coin. Il en resta muet de stupeur.
« Désolé pour le débarquement, dit l'elfe. Ce que j'ai à vous dire ne pouvait pas attendre.
— Comment...
— Ne t'en fais pas, j'ai pris mes précautions. Et votre logeuse est sur un chantier au théâtre. »
Le Griphélien demeura cependant debout, bras croisés, curieusement courroucé que l'elfe se permette d'enfreindre les limites de ce qui constituait leur foyer d'adoption. Il était manifestement entré sans frapper.
« Comme je le disais à Iris... Votre mission est suspendue. Peut-être terminée. Je ne peux pas vous en dire davantage mais... il est possible... probable... que les Obscurs... soient de l'histoire ancienne.
— Quoi ? » lâcha le prostitué.
Kerun haussa les épaules.
« Je ne peux pas vous en dire plus », répéta-t-il.
Martin grimaça. La nouvelle était formidable, excellente, prodigieuse, et pourtant, l'elfe dégageait une lassitude épuisée, une émotion qui n'avait rien à voir avec ce qu'il aurait dû ressentir. Était-il possible que Martin soit à ce point peu doué pour lire en lui ? Il semblait pourtant avoir baissé sa garde, comme s'il était trop fatigué pour tenter de donner le change. Comme pour lui donner raison, Kerun passa une main sur son visage puis redressa les épaules et esquissa un semblant de sourire.
« Je reviendrai avec des nouvelles plus fraîches, dès que possible. D'ici là... Réfléchissez à la suite. Au futur. Au cas où. »
Son regard gris les abandonna pour s'attarder sur la pièce, sur chacun des meubles expertement conçus par leur hôtesse, dont les couleurs et les formes épurées n'auraient pas dépareillé dans la villa d'un noble ou la demeure d'un bourgeois. Son expression se tendit à nouveau, en reflet de son désarroi, Martin en était désormais persuadé.
Le Griphélien savait qu'il manquait d'éducation et de compétences. Il ne savait ni lire ni écrire, n'avait quasiment aucune notion d'histoire, de géographie ou de théologie, n'aurait pas pu faire la différence entre un moineau et une corneille. Il ne savait pas cuisiner, pas allumer un feu correct, pas monter une tente ou à cheval, et certainement pas se battre : ni avec ses poings, ni avec un arc, ni avec une dague ou une épée pesante.
Il avait su naviguer, autrefois, et éviscérer un poisson en quelques secondes, mais il avait tout oublié.
Par contre, il avait développé une certaine résilience morale, la capacité à céder, à faire le nécessaire, à survivre en dépit du pire. Et il connaissait les gens et leurs humeurs. Leur désir et la manière de le satisfaire. Leurs intentions à partir d'un geste ou d'une expression. Et puis le trouble, le désespoir et la souffrance, aussi, quand un collègue craquait et qu'il fallait le soutenir.
Les émotions positives étaient rares, dans sa branche, et souvent de courte durée. Il avait appris à s'en défier, à les considérer comme un instant de répit fugace avant d'autres larmes. Il ne se sentait pas pessimiste, juste réaliste. Il avait été une pute jusqu'à hier : rien ne l'incitait à espérer de jours meilleurs. Mais une porte s'était entrouverte, et il le devait à cet elfe. Il avait la profonde conviction qu'il ne pouvait pas laisser passer cette chance : c'était la seule et unique qu'il aurait jamais.
Il resta silencieux, incertain quant à l'attitude à adopter, et Kerun finit par tourner la tête. Son visage était blême, dépourvu de la moindre expression. Mais la tension était là, dans ses mains, ses épaules, au fond de ses prunelles. Pour Martin, c'était comme s'il l'avait hurlée. Les Obscurs avaient peut-être été défaits, mais il y avait autre chose.
« Allez-vous rester ici ? » demanda l'elfe, en se détournant, sur un ton de conversation qui hérissa l'ancien esclave.
Iris jeta un regard furtif vers Martin.
« Kaunia l'a proposé, annonça-t-elle. Et pour l'heure... Vu les incertitudes... Nous n'avons pas cherché autre chose. »
Martin se contenta d'acquiescer.
« Très bien, dit Kerun en se levant.
— Est-ce que tu veux boire quelque chose ? l'interrompit Martin. Un... thé ? »
L'elfe parut surpris de la proposition, et secoua la tête.
« Je ne suis pas censé me trouver ici. »
Martin nota qu'il portait des vêtements crottés, qu'il était armé, et se demanda ce qui s'était réellement produit cette nuit. Était-il possible que l'elfe ait affronté lui-même les Obscurs ? Il brûlait de le pousser à l'aveu, il ne pouvait pas le laisser s'en sortir par une pirouette et les planter là.
« Agissez comme de coutume. Attendez de mes nouvelles », ajouta-t-il, avant de gagner le couloir, en direction de l'arrière de la maison et de la cour.
Martin et Iris se dévisagèrent une seconde, incertains, puis le jeune homme quitta précipitamment la pièce et rattrapa l'espion alors qu'il s'apprêtait à sortir. Sans vraiment réfléchir, il posa la main sur son épaule.
« Kerun, qu'est-ce qui se passe ? » demanda-t-il de but en blanc.
L'elfe pinça les lèvres et, embarrassé, le Griphélien le lâcha.
« Je ne peux pas t'en parler. Pas maintenant. Je sais que c'est beaucoup demander mais... Fais-moi confiance, d'accord ? »
Il y avait une fêlure dans sa voix, une urgence, une supplique, qui déstabilisa le Griphélien.
« Bien sûr. Nous t'attendrons », lâcha-t-il.
Ah ben bravo, grommela quelque chose en lui, un fond de révolte, le refus d'une nouvelle servitude.
« Merci », fit l'elfe, déjà à moitié ailleurs.
Martin se mordit la langue pour empêcher une remarque acerbe de venir gâcher son beau geste et Kerun ouvrit la porte.
En le regardant partir, le Griphélien réalisa que les compétences qu'il avait étaient peut-être plus précieuses que ce qu'il avait cru jusque-là.
Il battit en retraite vers la salle à manger, où Iris était toujours assise, caressant d'une main distraite la tête de son oiseau. Quand elle l'avait invoqué à l'aube du jour précédent, la surprise de découvrir une colombe en lieu et place de la corneille qu'elle avait anticipée les avait tellement surpris qu'ils avaient explosé de rire. Kaunia, qui travaillait dans l'atelier voisin, était d'ailleurs venue aux nouvelles, inquiète de leur hilarité.
« Tu crois que c'est fini, alors ? » demanda Iris d'une petite voix, tandis qu'il se servait une tasse de lait, toujours moins abominable que le breuvage local.
Il s'assit et esquissa une moue interdite.
« Je suppose. Et je ne vais pas mentir... J'en suis extrêmement soulagé.
— Moi aussi, murmura-t-elle avec un sourire. Tu n'imagines pas combien. »
Ils n'en avaient pas parlé explicitement mais il savait qu'elle songeait à la magie de mort, qui avait constitué leur point d'entrée, la raison pour laquelle les Obscurs s'intéressaient à elle, le mal qu'elle pouvait faire à l'ennemi. Iris était très jeune, bien sûr, et son pouvoir ne pouvait guère être très impressionnant, mais Martin savait que les adolescents griphéliens qui entraient à l'Ecole des Arcanes étaient formés dès quinze ou seize ans, et elle en avait bien vingt. De quoi développer quelques horreurs.
Il tendit une main à travers la table et elle la prit vivement. Pendant une seconde, ils ne dirent rien, et Martin décocha un sourire encourageant à la jeune femme, devinant qu'elle avait quelque chose au bord des lèvres. Elle prit une profonde inspiration. Ses joues avaient pris un teint rosé.
« Si... quand... quand je serai à l'Académie... Est-ce que... tu viendras parfois me dire bonjour ? »
Le jeune homme lâcha un léger rire.
« Ça te ferait plaisir ?
— Très plaisir, oui. »
Il lui serra doucement la main.
« Alors, oui, je viendrai te voir.
— Merci. »
Une gamine de noble extraction et un esclave prostitué, songea Martin. Quelle fine équipe.
Elle dégagea sa main et poussa un bref soupir.
« Je ne m'attendais pas à un dénouement aussi rapide...
— Moi non plus. Mais bon. Dans la vie, il faut prendre les bonnes choses quand elles viennent. »
Iris acquiesça avec le sourire, et comme pour les soutenir, un rayon de soleil se glissa entre les nuages pour leur apporter la lumière qu'ils avaient tant espérée.
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