84. Florent
Marcher, l'air de rien, quand on se savait la cible potentielle d'un carreau d'arbalète, d'une dague ou d'un maléfice n'avait rien d'évident. Jusque là, Florent s'était senti parfaitement capable de faire face. Il avait foi en Valgrian, en la justesse de leur initiative, en la nécessité d'attirer les Obscurs hors du bois et de les vaincre. Pour la lumière. Pour Juvélys.
Mais dans les ténèbres, sous son capuchon de soie jaune, il se sentait nettement plus exposé. Son corps vibrait d'une énergie qui n'était qu'à moitié le reflet du sortilège qui le protégeait. Le reste, c'était l'écho de sa peur. Ou de son impatience. De sa certitude que dans quelques secondes, quelques minutes, tout basculerait et ce serait le chaos.
Bien sûr, sous son costume de cérémonie, il était vêtu d'une cotte de mailles serrée que lui avait prêtée Armand, et armé d'une épée. Bien que les prêtres soient rarement des combattants aguerris, ils avaient tous quelques cours de maniement d'armes, dispensés par les Flambeaux. Florent n'était pas sûr, le moment venu, qu'il serait capable de s'en servir. Mais il disposait de la magie brûlante de son dieu, autrement plus efficace. Les Obscurs se complaisaient dans les ténèbres, ils en paieraient le coût.
A sa gauche, marchant d'un pas tranquille, Ève semblait concentrée, presqu'absente, focalisée elle aussi sur le combat à venir. Elle se montrerait certainement plus efficace que lui, s'il leur fallait croiser le fer. Elle avait même promis de le protéger, ce qui aurait pu le faire rire, mais l'avait en réalité rassuré. Florent doutait rarement de lui-même, mais seulement en terrain connu. Lutter pied à pied contre d'autres êtres humains, des adversaires, des ennemis, ce n'était pas du tout son domaine d'expertise.
La journée s'était déroulée lentement, sous un soleil faiblard, dans la plus parfaite immobilité pour l'observateur extérieur, dans la nervosité la plus complète pour qui se trouvait à l'intérieur des murs.
Pourtant, Céleste avait insisté pour que tout s'organise comme de coutume : petit déjeuner dans le réfectoire commun, classes pour les novices le matin, repas ici et là à midi – beaucoup optaient pour les jardins – et activités ordinaires l'après-midi. À cause de la menace obscure, les prêtres et chevaliers qui seraient autorisés à participer à la cérémonie étaient très peu nombreux, et tous dans la combine.
Les écuyers et les novices étaient déçus, surtout après le temps passé à préparer le Temple pour les festivités, mais les exposer était hors de question. Tant Céleste qu'Armand avaient été intraitables, mais, dans le fond, personne n'aurait osé le suggérer. On leur avait promis un grand festin le lendemain pour compenser, et certains s'en contentaient. Mais d'autres, les plus âgés, rongeaient leur frein en grommelant, furieux d'être tenus à l'écart de ce qu'ils percevaient comme un événement directement lié à leur destin nébuleux.
Cette déception était présente chez certains prêtres et Flambeaux également, car il avait été décidé de ne pas avertir tout le monde des plans de la soirée. Piéger les Obscurs avec soixante personnes dans le Parc avait semblé disproportionné et peu susceptible d'être discret, on avait donc opté pour un contingent plus réduit, et une force de renfort en cas de besoin, qui resterait ignorante des véritables enjeux jusqu'en dernière minute.
En journée, durant l'après-midi, Florent était sorti avec Rachel, Ève et Othon pour faire un ultime repérage du site prévu de l'affrontement. Le Parc était immense, très ouvert par endroits, sur des pelouses fleuries, parsemées de bancs, de sentiers, de statues, et très touffu à d'autres, chargé de buissons, d'arbres, de buttes et de quelques bâtiments qui servaient à entreposer le matériel des jardiniers.
Hormis le Temple de Valgrian, le seul bâtiment d'importance qui possédait un accès direct sur le Parc était l'Académie du Flux, dont la façade arrière s'ouvrait directement sur le gazon. En journée, les aspirants magiciens s'y pressaient toujours en grappes, supervisés par un instructeur ou profitant d'une pause dans leur emploi du temps chargé, mais la nuit, les plus âgés avaient davantage l'habitude d'aller hanter les tavernes voisines, surtout quand il faisait frais et humide, tandis que les plus jeunes étaient consignés dans leurs chambres et dortoirs, ou contraints d'étudier.
Les Valgrians avaient cependant décidé d'organiser leur traquenard loin des fenêtres curieuses des praticiens de la magie. Au sud-est du Parc, une zone était restée relativement sauvage, lubie d'un ancien conseiller juvélien qui avait voulu conserver un morceau de forêt au coeur de la cité. Au sein de ce petit bois se trouvait une clairière, et au centre de celle-ci se dressait un ensemble de vieilles pierres usées, que l'on disait vestiges des civilisations anciennes de la Tyrgria, celles qui émergeaient encore de temps à autre parmi les humains, sous forme d'un enfant primitif.
Personne n'était certain que ce soit vrai. Les pierres étaient anciennes, mais la butte sur laquelle elles étaient érigées semblait curieusement neuve, et Perran, un des érudits du Temple, supposait qu'elles avaient été déplacées de leur site initial et repositionnées en plein Juvélys pour « faire joli ».
Le lierre, la mousse, le liseron, la présence d'une glycine tortueuse... Les lieux avaient un certain cachet, c'était indéniable, mais Florent ne leur avait jamais rien trouvé de très sacré. Ils convenaient pour une embuscade, en revanche : il y avait suffisamment de cachettes pour dissimuler une armée entière dans la forêt alentours.
Les quatre promeneurs s'étaient habillés sans rien montrer de leurs atours valgrians, mais sans chercher à dissimuler leur parcours, le jeu subtil qu'ils s'efforçaient de maîtriser ces derniers jours : il fallait que les Obscurs repèrent leur manège, mais ni les Juvéliens ordinaires, ni, surtout, les autorités. Céleste s'en inquiétait pour les répercussions autoritaires de Maelwyn, Brendan Devlin pour les bâtons qu'on ne manquerait pas de leur mettre dans les roues.
Chacun y avait été de son détournement : on avait menti aux soldats de Maelwyn embusqués dans les couloirs du Temple, Devlin avait rassuré son contact aux services secrets, et la garde était de toute façon invisible, trop occupée à gérer la fébrilité rampante des citoyens, après le désastre de la bulle de ténèbres.
La présence de bêtes ombreuses en plein coeur de la capitale avait bien sûr secoué tout le monde, et Rachel avait été mise à profit pour leur exposer rapidement les bases d'une lutte efficace contre ces créatures. Mais la plupart des Flambeaux avaient une certaine habitude de se heurter aux abominations de la Forêt Morte, sans compter ceux qui, originaires de Fumeterre, avaient été formés dans les Marais dès leur plus jeune âge. Tout le monde s'accordait pour penser que les Obscurs en eux-mêmes présentaient un plus grand danger que les monstres difformes qu'ils pourraient invoquer.
Le quatuor avait gagné le site, effleuré les pierres, échangé quelques mots à mi-voix, puis avait repris le chemin du Temple, l'air de rien. La piste avait été tracée, il fallait juste espérer, à présent, que les Obscurs la suivent...
Les torches grésillaient dans le noir. Devant Florent et Ève, Othon et Rachel ouvraient la voie. Dans leur dos, Armand, Céleste, Horace et Kyle complétaient leur escorte. Le commandant avait essayé de convaincre la vieille prêtresse de rester à l'abri du Temple, mais elle avait refusé, avec une mine qui ne souffrait d'aucune contestation. Florent avait renoncé à en faire de même, alors que telle avait été son intention.
Il prit une profonde inspiration, carra les épaules. Avec toute cette tension, il n'avait même pas songé à ce que cela signifiait, d'avoir été choisi pour incarner Saule. Même si le rituel n'avait pas lieu, même s'il restait lui-même, un prêtre parmi d'autres, il ne pouvait pas complètement ignorer le symbole. Autour de lui, ses pairs reconnaissaient sa valeur et sa force, son total dévouement à leur cause, sa capacité à remplir un rôle de premier plan.
Oui, il espérait, un jour, devenir Flamboyant. Il savait qu'il serait à la hauteur, qu'il rayonnerait sur la capitale, en fier hérault de Valgrian, le Dieu Lumineux, source de civilisation.
S'il survivait à la nuit.
Elle avait englouti le Parc Circulaire, du belvédère à la forêt sombre, du Temple de la Lumière aux pelouses de l'Académie, avalé chaque fontaine, chaque buisson, chaque banc, l'estrade des musiciens, la cabane des jardiniers, les allées de sable et les allées de pierre, les parterres fleuris, les pelouses détrempées, les arbres où dormaient les corneilles, les pigeons et les moineaux. De temps en temps, un renard ou un chat foulait l'herbe de sa battue silencieuse, ignorant les conflits sanglants qui opposaient les humains.
Dans les bois, seize personnes attendaient le fracas. Parmi elles, huit Flambeaux, huit prêtres, dont deux voués exclusivement à la guérison, qu'on espérait excédentaires. Marcus, contre toute attente, avait exigé de faire partie de cette escouade vouée au combat. Florent était heureux de le voir reprendre du poil de la bête, il ne l'aurait jamais imaginé. Bien sûr, Brendan Devlin était également présent, avec deux de ses hommes, et Diane, qui était prête à opposer la nuit aux ténèbres. Les Obscurs étaient six. Tout irait bien.
Florent banda ses muscles pour s'empêcher de frémir. Les mains jointes devant lui, il se força à respirer lentement, ouvrant sa poitrine à l'air froid. Le ciel était dégagé mais la lune trop basse pour qu'on l'aperçoive parmi les frondaisons. L'herbe était humide, le sol spongieux. La nuit craquait de mille bruissements, créatures timides en maraude, gouttes de pluie qui s'attardent, murmure des arbres à la vie paresseuse, qui s'expriment dans le noir.
Respirer, guetter. À la moindre alerte, Céleste déploierait un dôme protecteur, il ne fallait rien craindre. Dans les taillis, Urbain, l'ombre meurtrière de la commanderie était prêt à trancher toutes les existences néfastes, sans sourciller. Et Brendan Devlin n'hésiterait pas davantage.
Florent ferma un instant les yeux. Il avait la sensation que la forêt se repliait autour de lui, sur lui, en doigts ténébreux, mais l'obscurité de son propre crâne ne lui apporta aucun réconfort. Leur initiative était nécessaire. Elle serait couronnée de succès. Respirer encore. Le triomphe était proche. Valgrian régnait en tout lieu, bien davantage que la nuit.
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