81. Kerun
Installé dans la salle des archives, penché sur des dossiers incomplets qu'il avait promis de finaliser, Kerun était l'image-même de l'obéissance. Malgré la crise en cours, d'autres impératifs l'avaient rattrapé : deux profils suspects en provenance de Rhyvan avaient débarqué la veille, l'équipe basée à Griphel faisait état de l'organisation d'un triomphe sanglant pour célébrer la victoire de l'Empereur, et on avait vu Llewellyn Argall, l'espion esprin, sur le site de la bulle ténébreuse la veille. Nora l'avait coincé à l'aube, avant même qu'il ne sorte rencontrer Iris, pour lui rappeler qu'il devait – absolument – se dégager de l'affaire des Obscurs, quoi qu'il lui en coûte, que les menaces de Maelwyn n'étaient pas à prendre à la légère. Il avait fait mine d'acquiescer.
Mais le fiasco de la veille rendait tout retrait impossible. Les mercenaires du général étaient des incapables et le danger trop grand. Il devait, absolument, poursuivre sa ligne de travail, d'autant que Martin et Iris avaient un rendez-vous prometteur dans la soirée. Nora avait tort de penser qu'en se montrant irréprochables, les services secrets seraient réinvités à la table de travail. La garde était sage et polie, Flèche Sombre à la botte de Maelwyn, et ils avaient quand même été écartés de l'enquête.
Si au départ, Kerun avait été persuadé que le recours à ces étrangers était une question pragmatique, de méthodes scandaleuses mais utiles, les répercussions des derniers événements le faisaient appréhender les choses d'une tout autre manière. Malgré le massacre de la moitié des mercenaires, malgré leur échec, le général leur avait renouvelé sa confiance, sans même envisager de laisser la garde enquêter sur le site. D'après les témoins, et ils étaient nombreux, il avait viré les Valgrians, les Béalites, puis Flèche-Sombre et ses hommes, pour ne garder que ses propres soldats, les mercenaires et Dame Gardesylve, l'Hildanne qui gérait les cadavres.
L'elfe était désormais persuadé que la raison pour laquelle Maelwyn avait écarté tout le monde, était qu'il avait quelque chose à cacher. Il devait y avoir eu un signe, quelque part, dès le Temple de Mivei, que ces Obscurs étaient davantage qu'un groupe au hasard, déterminé à semer le chaos à Juvélys. Le message retrouvé dans la main du novice égorgé prouvait que ces fanatiques visaient directement le général. Et le plus logique était que les racines de cette tension se trouvent dans les événements survenus deux ans et demi plus tôt, quand un groupe d'une trentaine de cavaliers de l'armée régulière, menés par le général, s'étaient rendus au coeur de la Forêt Morte, pour prendre d'assaut la tour où était retenu Albérich Megrall.
Même si Maelwyn avait rédigé un rapport officiel de l'épisode, détaillant le cours des événements qui avaient mené à la mort du Flamboyant et conseiller juvélien, les services secrets avaient, discrètement, mené leur propre enquête. La procédure était banale dans ce genre de crime aux conséquences désastreuses, mais aussi délicate vu la cible. Certains avaient proposé qu'on se passe de l'examen, mais Nora avait exigé qu'il soit mené avec le même sérieux que pour n'importe qui d'autre. À l'époque, elle était furieuse — avec raison — de la manière dont Maelwyn avait estimé pouvoir régler le problème sans son aide, et elle avait sans doute espéré mettre en lumière ses manquements. Il n'en avait rien été et l'affaire avait été classée.
Kerun n'avait guère participé à ces interrogatoires discrets, menés clandestinement, par des agents entraînés à ce genre de récoltes d'information officieuses. L'alcool, les spores, un petit sortilège bien tissé en faisaient souvent partie, ce qui n'était pas glorieux mais nécessaire. Les mains les plus sales de l'appareil juvélien appartenaient aux espions. Mais aujourd'hui, penché sur son rapport de l'infiltration et du démantèlement d'un réseau griphélien aux Thermes, qui remontait à plus d'un an, l'elfe lisait en même temps, juste à droite de son propre dossier, le compte-rendu d'un troisième entretien.
Il lui avait été facile de subtiliser les documents qui l'intéressaient en cheminant entre les rangées des archives. Stanislas l'avait observé un instant avec un regard mauvais puis, quand il avait réalisé que Kerun semblait déterminé à travailler, il s'était radouci et remis à son propre classement. Les chances qu'il vienne l'importuner étaient faibles et sortir les parchemins de la pièce trop risqué.
La petite histoire était bien connue jusqu'à un certain point : Albérich Megrall avait été enlevé la nuit, en plein hiver, alors qu'il rentrait d'une soirée de détente dans l'une des tavernes en vue du port. Des inondations l'avaient forcé à faire un détour, et il était accompagné par sa compagne – une Galludanne d'Omneiri en visite – et son garde du corps – un jeune gars que lui avait collé Flèche-Sombre, pour veiller à sa sécurité de conseiller juvélien. A l'insu des agresseurs, il y avait eu un témoin de l'échauffourée. Une jeune prostituée suivait le trio depuis la taverne et avait assisté, impuissante, au meurtre du soldat et à l'enlèvement des deux prêtres.
Choquée, elle avait pu décrire les silhouettes encapuchonnées, le déferlement de sortilèges, la manière dont le grand prêtre valgrian avait lutté puis succombé sous le nombre. De son récit, la garde avait pu déduire qu'il s'agissait d'Obscurs et sonné l'alerte. Les Valgrians avaient été prévenus puis interrogés, le conseil avait réuni les différents corps responsables de la sécurité dans la capitale, puis les recherches avaient débuté.
Mais Juvélys était vaste, et ils n'avaient rien. Pendant deux jours, le silence et la stupéfaction avaient régné. Puis, au troisième matin, on avait retrouvé un pied sectionné dans la fontaine du Parc Circulaire. Un pied de femme. On n'en avait rien pensé, ou on n'avait pas voulu. Mais le lendemain, une main avait été abandonnée sur la scène du Grand Théâtre. Le jour suivant, un autre pied, à l'assemblée. Petit à petit, des parties humaines s'étaient matérialisées, ici et là, déposées par un petit plaisantin — un meurtrier — à l'humour dévoyé. Il manquait la tête mais tout le monde savait que ce serait celle d'Euryale, la prêtresse disparue. Et le site idéal pour la faire réapparaître semblait être le Temple de Valgrian, de préférence la nuit du Jour Ténébreux, à quelques sixaines de l'année nouvelle.
Cela n'avait pas manqué. Mais les autorités l'avaient anticipé et le piège s'était refermé sur les cultistes : un duo de jeunes Juvéliens sans envergure, endoctrinés par plus malins, qui s'étaient chargés de cette dernière mission imbécile. Dans les cachots du fort, ils avaient craché ce qu'ils savaient, à savoir pas grand chose : que les autres étaient partis, avaient quitté la ville depuis belle lurette, leur précieux otage avec eux, pour une destination inconnue.
On avait retrouvé la piste des Obscurs par chance. Un chasseur qui vivait en lisière de la Forêt Morte avait aperçu un groupe qui s'y enfonçait, une vision étrange car personne ne s'y aventurait jamais. Il en avait informé un prêtre valgrian local qui recevait justement un détachement de Flambeaux venus traquer les bêtes ombreuses. Ces derniers avaient décidé de prendre le curieux équipage en chasse, mais aussi renvoyé un des leurs vers la capitale, pour en avertir leurs supérieurs.
Les Flambeaux, huit d'entre eux, n'étaient jamais revenus. En revanche, leur émissaire avait rallié Juvélys avec le chasseur, et leur récit avait suffi pour convaincre le conseil qu'une expédition était nécessaire. Le général Maelwyn, imbu de ses forces, avait promis de s'en charger, sans tenir compte de la proposition d'aide ni des Valgrians, ni des services secrets.
Et ça avait été un désastre.
Là aussi, les témoignages concordaient. Sur les vingt-huit hommes qui accompagnaient Maelwyn, seuls quinze avaient assisté à l'embrasement de la tour. Il avait eu lieu en fin de nuit. Les Obscurs refusaient de parlementer et torturaient leur otage sans la moindre retenue. Au bout de deux jours de tractations inutiles, Maelwyn et ses plus proches collaborateurs avaient décidé de tenter le tout pour le tout en donnant l'assaut. L'idée était d'agir vite, de neutraliser l'ennemi et de protéger Megrall à l'aide des magies conjuguées du sorcier et du prêtre que le général avait dans sa suite. Etienne de Villintime, en tant que Galludan, pouvait bloquer tout usage de magie sur la zone pendant un laps de temps court mais suffisant. Marion Gallshin, l'Hildanne, pouvait de son côté empêcher la mort de saisir une cible choisie. En conjuguant leurs deux pouvoirs, ils espéraient pouvoir atteindre Megrall avant que son corps ne soit refroidi — car les Obscurs le tueraient, immanquablement — et user du don de vie pour le ranimer.
Le récit de leurs intentions avait été recueilli auprès de trois personnes différentes : Arven Tollen, l'homme qui gérait le bataillon d'intervention, le second de Maelwyn, le général Rhys Dunwydd, et Marion, l'Hildanne.
Ensuite, ils s'étaient apprêtés à agir et la tour était partie en flammes, comme si les Obscurs avaient anticipé leurs projets.
Personne n'avait été blessé, ce qui signifiait que leur plan n'était même pas en cours quant tout avait capoté. Les six récits récoltés par les services secrets racontaient tous la même chose. Exactement la même chose, dans les mêmes détails. L'incendie avait été tellement rapide, tellement soudain, que personne n'avait pu tenter quoi que ce soit. La violence des flammes avait tout consumé, la tour s'était effondrée, ils avaient été obligés de battre en retraite devant la chaleur infernale du brasier.
Il restait possible que quelqu'un se soit téléporté hors des lieux. Personne ne faisait mention de la possibilité que Villintime ait couvert la zone in extremis. On parlait de six corps carbonisés dans les décombres, et Marion l'Hildanne avait procédé au rituel nécessaire à leur crémation complète. Mais comment savoir combien de personnes il y avait eu dans cette tour, au moment de l'incendie ? Les ravisseurs avaient été cinq lors de l'agression contre le conseiller. Les deux cultistes qu'ils avaient capturé pendant le Jour Ténébreux avaient parlé de quatre prêtres plus expérimentés, venus de Griphel. Mais quatre plus Albérich, cela faisait cinq et non six, il y avait donc fatalement au moins une personne de plus. Et s'il y en avait une, il pouvait y en avoir dix !
Pendant quelques minutes, Kerun reprit son travail, traçant ses lettres, composant ses phrases, sans vraiment réfléchir, l'esprit prisonnier de cette nuit distante, où tant s'était joué. Depuis, Marion Gallshin était morte. Arven Tollen, l'officier, travaillait désormais à Delvaris, l'une des cités les plus reculées de l'île. L'elfe avait la liste des soldats qui avaient participé à cette triste expédition, mais aucun ne saurait grand-chose de ce qui s'était produit, simples témoins d'un désastre. Des principaux protagonistes, approcher Maelwyn était impossible. Dunwydd était stupide mais dangereux et partageait la méfiance du général. Restait Etienne de Villintime, le prêtre et magicien galludan qui dirigeait désormais le détachement arcanique de l'armée.
C'était un homme subtil mais il avait été secoué par les événements de la veille. De ce que Kerun en savait, le magicien avait été capable de détruire l'une des bêtes ombreuses, mais avait ensuite passé les hostilités sous la protection d'une sphère d'énergie, dans l'attente d'une rescousse qui avait pris des couleurs valgriannes. Le général devait être furieux de cette intervention, lui qui voulait marginaliser les religieux, mais ce n'était pas le souci présent de l'elfe. Profiter de la faiblesse de Villintime pour lui faire réexaminer les événements d'autrefois était peut-être une piste... Encore fallait-il trouver un moyen de l'approcher puis de l'en convaincre.
C'était un fidèle de Maelwyn, en partie par conviction mais surtout par pragmatisme. La détestation que Maelwyn éprouvait envers les religieux, Valgrians en tête, ne s'étendait pas jusqu'aux adeptes de Gallud, dont la force de frappe était primordiale sur le champ de bataille. Que leur usage de la magie soit dangereux et épuisant, que tous les adeptes du facétieux dieu du flux inerte soient des vieillards avant l'âge de cinquante ans, rien de ça n'inquiétait le général. Ses propres soldats ne faisaient guère de vieux os, c'était de bonne guerre.
Kerun avait le sentiment que malgré la similitude des récits des témoins, ou alors peut-être à cause de leur similitude, il manquait des éléments. Et connaissant Maelwyn, il était tout à fait persuadé que le général avait pu exiger des personnes présentes qu'elles gardent le secret sur certains aspects de ce qui s'était produit. Et avec Villintime à ses côtés, il avait pu faire en sorte que ce secret soit gardé, magiquement, pendant les interrogatoires. Mais ce genre de sortilège n'est pas éternel, et deux ans plus tard, il était temps de creuser à nouveau.
Repoussant sa chaise, l'elfe se leva pour aller ranger les documents qu'il avait subtilisés puis termina rapidement les deux rapports qu'il avait en cours. Stanislas accueillit sa prose avec un signe de tête glacial — plus d'un an de retard, c'était lamentable — mais Kerun ne s'en soucia guère. Certaines priorités primaient sur les procédures, et s'il était désolé de ne pas suivre le rythme de la paperasse, peut-être était-ce simplement un signe qu'il aurait eu besoin d'un secrétaire ! Mais il n'y songeait déjà plus.
Quitter les lieux serait une formalité : il avait grandi dans ces couloirs, en connaissait tous les replis, tous les passages, bien mieux que n'importe quel être humain, bien mieux que Nora. De plus, comme il travaillait généralement en solitaire, personne ne s'inquiéterait de ne pas savoir ce qu'il était en train de faire.
« Kerun, je te trouve enfin ! »
Tamara avait la peau sombre, les cheveux très noirs, des yeux qui lançaient des éclairs en permanence, et une capacité à gérer le flux inerte qui ne déméritait pas. Engoncée dans une tenue de cuir, l'expression coléreuse, elle paraissait excédée d'avoir dû le chercher.
« Je suis ici depuis deux bonnes heures », répondit-il avec flegme.
Sa grimace fleurait le scepticisme mais elle ne polémiqua guère.
« On a perdu le contact avec Jen. Elle rencontrait le Souffle, ce soir. Je pense qu'il faut intervenir. »
Au temps pour Villintime, songea l'elfe.
« Tu as raison. »
L'expression coléreuse de Tamara s'adoucit et elle fit volte-face. Il lui emboîta le pas dans le couloir.
« Will et Ned sont en bas, Cara arrive. Tu as le plan en tête ? demanda-t-elle.
— Bien sûr. Je vais chercher mon matériel et je descends. On prend l'allée rousse ?
— Oui, ça me semble le plus direct.
— Parfait. »
Il aurait pu quitter le quartier général, rallier le Fort, s'introduire dans les appartements de Villintime, trouver un moyen de le questionner, et au final... Ce serait pour plus tard. Demain, sans doute. S'il ne venait pas d'autres impératifs, d'autres drames. Mais il ouvrit une petite porte à l'intérieur de son esprit, y rangea ce qui n'avait plus lieu d'être, et la referma soigneusement. Jen avait des ennuis, il fallait la tirer du guêpier où elle s'était fourrée, et plus rien d'autre ne comptait à la seconde présente. Surtout pas les Obscurs.
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