80. Gilles
Les bras chargés de jonquilles, Gilles cheminait dans les couloirs du Temple, Hortense et Barbara sur les talons. Les deux novices gloussaient comme des volailles, tandis que l'écuyer s'efforçait de ne pas s'agacer de ce caquetage. Les futurs prêtres et chevaliers partageaient de nombreuses tâches au quotidien, surtout quand ils étaient plus jeunes, et la cérémonie prévue pour le lendemain soir était l'une de ces occasions où ils devenaient interchangeables. Aussi Gilles s'était-il vu confier la supervision de deux gamines de trois ans ses cadettes, qu'il s'efforçait de canaliser du haut de sa faiblarde autorité.
Leur rôle était d'aller chercher les fleurs que Garance, la prêtresse de Luowyll, préparait dans les jardins avec son équipe, puis de les emmener partout dans le Temple, selon le plan défini par Gaïa, la maîtresse de cérémonie. Bien qu'il n'y ait aucun fidèle à l'intérieur, un fait rarissime dans ces murs, l'excitation était palpable, à tous les niveaux de la hiérarchie.
Nommer un Mysgari et un Saule, ce n'était pas rien. Un événement qu'on ne vivait qu'une fois ou deux sur toute une vie, un symbole puissant du pouvoir de Valgrian, mais aussi, Gilles ne l'ignorait pas, le signe que la crise était profonde. En tant que futur Flambeau, il se targuait de n'avoir peur de rien, mais dans les faits, il ressentait une inquiétude sourde, qui lui semblait légitime vu ce qui s'était produit ailleurs.
Dans son dos, les novices ne parlaient que d'une chose : qui seraient les élus désignés le lendemain soir, lors du rituel. Même si Gilles trouvait leur babillage agaçant, il ne pouvait leur en vouloir : le même sujet occupait les conversations de ses pairs depuis que la nouvelle leur avait été annoncée au petit déjeuner.
Sire Armand avait quand même veillé à tempérer leurs ardeurs et leurs rêves de fête : vu la situation, le cérémonial se déroulerait hors des murs, en comité restreint. Gilles avait trouvé la chose étrange – le jardin du Temple n'était-il pas l'endroit parfait pour ce genre de tradition ?– mais personne n'avait bronché dans les rangs des aînés, et il avait donc gardé ses interrogations pour lui.
Dès que les discussions avaient repris, l'exaltation avait saisi les esprits et on s'était mis à prendre des paris.
Rien n'obligeait le Saule et le Mysgari à être issus du rang des prêtres plutôt que des chevaliers, mais de l'avis général, Florent serait nommé Saule, l'avatar du soleil. Gilles le connaissait à peine, car les écuyers n'avaient pas tellement du contact avec les religieux, mais il voyait bien sûr de qui il s'agissait : un grand homme d'une trentaine d'années, châtain clair, souriant, doté d'une énergie généreuse, et du respect unanime des siens. Un choix logique, non disputé.
Les choses étaient moins claires pour le Mysgari qui, traditionnellement, était souvent une femme, bien que ce ne soit, d'après Jacob, pas obligatoire. Dame Céleste et Gaïa semblaient trop vieilles, Garance n'était pas valgrianne, et Rachel... C'était Rachel. Il semblait donc très probable que le Mysgari soit issu des rangs des Flambeaux. Parmi les candidates potentielles, Ève et Thalie étaient probablement les choix les plus logiques : elles étaient expérimentées, belles et radieuses. Elles resplendiraient comme la lune, magnifiques et...
Il s'en voulut d'avoir eu ce genre de pensées. Si elle l'avait su, Jeanne lui aurait mis une claque. Mais à bientôt dix-sept ans, il n'en pouvait plus d'être considéré comme un gosse. Il se sentait prêt à passer à autre chose, à prononcer ses voeux, à devenir un chevalier à part entière.
Là aussi, Jeanne aurait ri.
Tout en empruntant le vaste escalier vers les étages, le nez chatouillé par les pétales des fleurs, Gilles se demanda où son acolyte préférée avait été mise à contribution. Il lui semblait l'avoir aperçue au détour d'un couloir un peu plus tôt dans la journée, mais il n'en était pas sûr, car sa vue des choses lointaines était imprécise. Sans doute participait-elle au changement de rideaux, puisque tout le Temple devait être équipé de voiles bouton d'or et blancs. Et des fenêtres, il y en avait mille.
Cependant, de ce qu'il avait compris, le rituel serait organisé en demi-teinte, pour ne pas attirer le regard. Certains détails étaient indispensables, mais d'autres facultatifs, et les pontes du Temple avaient étudié la cérémonie pour en éliminer les passages les plus tapageurs. Il trouvait la chose logique, vu la présence des Obscurs dans la ville, mais Jeanne disait que le but était aussi de ne pas alerter les Juvéliens ordinaires ou les autorités, qui ne manqueraient pas de venir fourrer leur nez dans leurs petits secrets et les compromettre.
Jeanne était toujours pleine d'acidité quand elle parlait de l'armée ou de la garde. Pourtant, comme lui, elle n'était pas juvélienne : elle était arrivée avec Dame Ève, comme lui-même était arrivé avec Sire Othon, de Fumeterre, la cité fortifiée au pied des Marais. Elle n'avait donc rien vécu de leurs failles, quand elles avaient été incapables d'empêcher Koneg de prendre le pouvoir. Le général Maelwyn avait alors été dans le nord du pays, avec plusieurs contingents de son armée, tandis que Flèche-Sombre avait pris le maquis. C'était, de ce qu'ils étudiaient, un soulèvement qui avait été très bien organisé, et largement soutenu par une base populaire issue des quartiers pauvres, épuisées par les inégalités et la corruption qui gangrénaient la ville.
Quand une main se levait pour demander si c'était là la vérité, si Juvélys avait été un endroit pourri, les adultes pinçaient les lèvres et haussaient les épaules, une manière de dire que oui, ce passé peu reluisant n'était pas complètement un mensonge, et que Koneg avait eu du grain à moudre pour embraser les foules.
Mais tout ça était révolu, enterré, lointain. Juvélys avait changé. Les relations entre le pouvoir et le peuple s'étaient apaisées. Le danger d'une révolte était oublié, tout le monde savait ce qu'on risquait à écouter les semeurs de trouble.
Gilles répondit au signe de la prêtresse qui les attendait à l'étage et mena son équipage de novices jusqu'à une nouvelle chambre et de nouveaux appuis de fenêtre. Debout sur une échelle, Erwin, un jeune prêtre, terminait de fixer les rideaux jaunes. En-dessous, servile, Gaston, un des écuyers, repliait l'ancien voile, bleu ciel, pour le ranger jusqu'au surlendemain.
« Gilles », dit une voix dans son dos, et il se retourna dans un sursaut.
Dame Céleste lui sourit doucement. Il était épaté que la vieille prêtresse semblât connaître le nom de chacun d'entre eux, apprentis, là où certains Flambeaux ne pouvaient même pas citer tous les écuyers.
« Tu es costaud, n'est-ce pas ? »
Ce n'était pas vraiment une question. Même s'il n'avait pas fini sa croissance, Gilles avait un beau gabarit, des épaules larges, une taille remarquable. Bon, il avait toujours l'air d'un gosse à côté de Sire Othon, mais Sire Othon était une montagne.
« Marcus a besoin de bras pour l'installation des tables et chaises dans le sanctuaire. Si tu sais aller donner un coup de main... »
Il jeta un oeil inquiet à ses deux sous-fifres et la prêtresse suivit son regard.
« Je me charge de nos glousseuses. »
La remarque provoqua des rires ravis de la part des deux fillettes, tandis que Gilles les abandonnait avec bonheur. Ses bras étaient couverts de pollen mais aussi de plaques rouges, et il se demanda si les jonquilles contenaient quelque poison qu'il n'aurait pas toléré. Il dévala les escaliers pour rejoindre la grande salle.
Un bon nombre de Flambeaux s'y trouvaient déjà et lorsqu'il y surgit, il fut immédiatement repéré par Deverell, l'instructeur de cavalerie. De tous les Flambeaux, Deverell était sans doute le plus en retrait. Il avait débarqué à la commanderie à l'automne précédent, sans crier gare, à la plus grande stupéfaction des quelques chevaliers juvéliens qui l'avaient connu.
Rescapé des purges de Koneg, il avait, de ce que Gilles avait compris, été déporté comme esclave à Griphel. Le reste était un vaste tabou, et les autres chevaliers le traitaient avec révérence et beaucoup de douceur. Évidemment, les écuyers parlaient entre eux, car Deverell avait rapidement repris sa place comme instructeur de cavalerie, un rôle qui le mettait en contact constant avec les plus jeunes. On disait qu'il avait réussi à s'évader des prisons griphéliennes, à remonter le Venin jusqu'à la côte, à s'embarquer clandestinement sur un navire pour Rhyfel, où il avait pu se rendre à l'ambassade de Juvélys pour être rapatrié.
C'était possible. Mais en tout cas, il conservait une attitude bizarre, qui mettait Gilles vaguement mal à l'aise.
Pour déplacer les tables, cependant, ce n'était pas un problème. Trônant sur une petite estrade, Marcus, l'intendant, donnait des directives à tout ce beau monde avec une assurance que Gilles ne lui avait jamais connue. Mais que la perpective d'un Saule et d'un Mysgari galvanise les coeurs était somme toute logique. Après tous ces jours d'inquiétude, les Valgrians reprenaient les choses en main, comme ils auraient dû le faire depuis le début.
Les Flambeaux travaillèrent vite et bien, dans un brouhaha sympathique. Certains bavardaient, mais la plupart des paroles qui s'échangeaient étaient de simples directives. Quelques prêtres les avaient rejoints, dont Rachel, qui pouvait porter autant que la plupart d'entre eux. Alors qu'ils terminaient d'installer les bancs, Gilles vit entrer Florent et Ève, qui se dirigèrent vers Marcus.
« Ils forment un beau couple, remarqua Kyle, juste derrière l'écuyer.
— Ne prends pas tes rêves pour des réalités, lui répondit Horace en riant à mi-voix.
— Ils forment quand même un beau couple. »
Gilles n'en pensait pas grand-chose, il était surtout inquiet de ce qu'il adviendrait de Jeanne, si Ève devenait Mysgari. Pourrait-elle demeurer son écuyer ? Deviendrait-elle une apprentie partagée ? Ou devrait-elle prononcer ses voeux ?
Une pointe de jalousie l'envahit subitement. Il ne supporterait jamais que sa camarade soit faite Flambeau et pas lui. Mais il y avait peu de chances que Sire Othon soit promu Saule.
« On s'y remet ? » demanda Deverell de sa voix très calme.
Gilles s'arracha à son songe et acquiesça vivement. Balayant la pièce du regard, il réalisa qu'il était le seul écuyer qu'on avait convié à cette tâche pénible. C'était lié à son physique, bien sûr, mais il voulait croire qu'il y avait plus que ça. Rasséréné, il attrapa l'extrémité du banc voisin et suivit son aîné.
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