8. Darren
« Qu'est-ce que c'est que cette merde !? »
La salle d'état-major du Fort était une pièce lugubre, même au printemps. Malgré les fenêtres ouvertes, l'air était froid et poussiéreux, la lumière chiche, le cadre sinistre, avec toutes ces armes qui hérissaient les murs, promesses de violence. Les sièges étaient durs, la table usée, le plafond avait besoin d'un coup de peinture.
Le genéral Gareth Maelwyn, lui, était furieux.
Debout, les poings serrés, il éructait avec une telle virulence que les postillons de sa colère formaient des gouttelettes arcs-en-ciel en traversant les quelques rayons de soleil qui zébraient le chêne de la table. Darren Flèche-Sombre, le commandant de la garde juvélienne, se félicitait d'être à bonne distance, à l'abri de ses projections. Son flegme était légendaire, mais il aurait peu goûté à ces offrandes humides. Le corps et l'odeur des humains restaient difficile à supporter, malgré près d'un siècle passé dans leurs rangs. Enfin. C'était surtout vrai pour certains. Il s'était fait à la promiscuité, dans une certaine mesure, grâce aux efforts de ses plus proches collaborateurs. Bien qu'efficace et probablement indispensable à la stabilité de la cité, Maelwyn était une créature répugnante.
« Vous allez m'expliquer comment personne n'a rien vu venir ? vociférait le général. Quoi ? Vingt morts ? Depuis deux jours ? Et c'est un foutu Flambeau qui découvre la scène par hasard ? Vous vous foutez de moi ? »
Son regard perçant balaya l'assemblée, glissant sur Darren, son lieutenant et son secrétaire, puis sur le général Dunwydd, avant de s'attarder sur les trois représentants des services secrets. Il s'arrêta sur Kerun, qui carra les épaules : le jeune elfe s'y était attendu.
« Tervan ! Vous voulez me rappeler pourquoi on vous paie, déjà ?
— Mon général, nous ne...
— On vous paie pour que vous sachiez ce qui se passe dans cette ville, bordel ! Du genre qu'une bande de tueurs a l'intention de s'introduire dans un temple et d'y massacrer tout le monde ! Et comme d'habitude, Tervan, comme d'habitude, vous n'avez rien vu venir.
— Mon général, puis-je vous rap...
— Je n'en ai rien à foutre de vos excuses, Tervan ! Vous avez merdé, c'est votre spécialité, depuis Koneg, à chaque occasion de prévenir une crise, vous foirez ! Chaque fois ! »
Darren devinait la fureur qui gagnait son congénère à d'imperceptibles changements dans son attitude, le mouvement des épaules, la tension dans la mâchoire. A côté de lui, son collègue, un dénommé Fritz, lui jeta un regard alarmé, mais Kerun prenait le dessus, d'amples respirations bien contrôlées. Ce n'était pas aisé. Ces accusations, Maelwyn aimait les balancer aux services de renseignements dès qu'il en avait l'opportunité, au moindre écueil, depuis des années. Kerun n'en était pas toujours la cible, mais c'était une des préférées du général, parce qu'une des plus faciles à toucher. L'elfe contrôlait mal son outrage.
Dans l'organisation habituelle des forces militaires de Juvélys, le général de l'armée n'avait aucune autorité sur les services secrets. Mais à la mort d'Albérich Megrall, un peu plus de deux ans plus tôt, Maelwyn avait été nommé conseiller sans passer par le processus électoral, histoire de juguler la crise de confiance que le meurtre du Valgrian avait provoquée parmi les citoyens. Depuis, le général régnait sur ses troupes, bien entendu, mais avait aussi sous sa coupe toutes les questions de sécurité intérieure et extérieure en Tyrgria. Il était le maître de tous ceux qui oeuvraient, dans les rues, les campagnes ou l'ombre, pour défendre la nation. En cela, il était le supérieur direct des espions comme des gardes. Pas idéal, mais nécessaire en ces temps troublés.
« Darren ? Quel est le topo ? »
Kerun avait eu de la chance dans son malheur, le général avait réorienté son attention. Le commandant de la garde lui rendit son regard sans ciller. Maelwyn le respectait et il n'aurait jamais osé le malmener. Le fait que Darren était déjà commandant de la garde juvélienne quand il avait poussé ses premiers vagissements, une quarantaine d'années plus tôt, n'y était sans doute pas étranger.
« Nous avons récupéré dix-neuf adultes, vivants, blessés à des degrés divers. Tous semblent être des prêtres. Nous avons aussi compté seize cadavres, appartenant tous, à première vue, à des adolescents, à l'exception d'un. L'hypothèse est que tous les novices ont été tués, tous les prêtres sont en vie, sauf celui qui supervisait les plus jeunes. Vu la position des corps, l'attaque a dû avoir lieu de nuit et Dame Gardesylve estime que les décès remontent à plus d'un jour, donc... ils sont sans doute morts avant l'aube d'hier ou dans la matinée.
— Des pistes ?
— Pas encore. Mes hommes interrogent le voisinage, fouillent les lieux et dès qu'ils seront en état, nous irons également parler aux Mivéans.
— Très bien. Tenez-moi au courant. »
Il balaya à nouveau l'assemblée du regard.
« Il va sans dire qu'absolument rien de ce qui s'est produit au Temple de Mivei ne doit filtrer à l'extérieur », gronda-t-il.
Il fit à nouveau face à Darren.
« Où est ce fichu Flambeau ?
— Rentré à la commanderie. Il s'agit d'Othon de Fumeterre. »
Gareth eut un reniflement de dépit. Sa haine des chevaliers sacrés était célèbre, vestige de vieilles histoires familiales méconnues du commun des mortels, mais certainement pas des principaux intéressés. Othon était le second d'Armand, le commandant de leur ordre. Maelwyn exécrait l'un comme l'autre, mais aussi tous les chevaliers moins gradés et sans doute jusqu'aux écuyers. Peut-être même les chevaux, à bien y réfléchir.
« De toute façon, poursuivit l'elfe de son ton tranquille, les blessés ont été acheminés au Temple de Valgrian. Il est probable qu'ils en sachent déjà plus que nous. Certains des Mivéans étaient en état de parler. »
Le général poussa un profond soupir.
« Autant dire que toute la ville est au courant. »
Il secoua la tête, le mépris désormais épanoui sur son visage.
« Je dois voir les autres conseillers pour juger de la meilleure manière de gérer ce foutoir. D'ici là, faites votre boulot. Tervan, empêchez les prêtres de causer. Darren, faites-moi prévenir dès que vous avez les premiers éléments. Réunion demain matin, vous serez tous convoqués. »
Kerun, de l'autre côté de la table, s'éclaircit la gorge.
« Mon général ? »
Darren pinça les lèvres. Tout échange supplémentaire entre ces deux-là comportait un risque. L'agent devait plier, mais il en était incapable. Avec le temps, Nora Felden aurait dû savoir qu'il fallait envoyer quelqu'un d'autre quand Maelwyn était impliqué. Malheureusement, les services de renseignement avaient été décimés durant la dictature et remplumer leurs effectifs était bien plus complexe que d'engager de nouveaux gardes. Kerun, de surcroît, était un excellent élément, quand il ne devait pas subir les foudres du général. Ce dernier le dévisageait avec le regard glacial d'une vipère.
« Faut-il prévoir une surveillance des autres Temples ? » demanda l'agent d'une voix parfaitement maîtrisée.
La question n'était pas stupide, mais vu le tempérament de l'officier, très mal inspirée.
« Comment voulez-vous que je le sache, au juste, Tervan ? C'est vous qui êtes censé connaître la réponse à cette question, siffla l'officier d'un ton mauvais. Maintenant, démerdez-vous. Si quelque chose se produit cette nuit... Je vous en tiendrai pour personnellement responsable. »
L'elfe demeura stoïque et heureusement, Maelwyn leva le camp, les abandonnant dans l'atmosphère confinée de la petite pièce sans une salutation. La tension perdura, cependant, comme une odeur qu'aurait abandonnée le général derrière lui. Les âmes damnées du conseiller terminèrent de rassembler leurs documents et le suivirent, ce qui brisa le silence et signifia la fin de la réunion. Darren se redressa et croisa le regard encore stupéfait de son congénère. Il hésita. Kerun devait absolument apprendre à composer avec Maelwyn. C'était un bon exercice de maîtrise de soi et une nécessité absolue s'il espérait pouvoir continuer à travailler aux plus hauts niveaux de pouvoir. Vu sa nature, ses compétences, le contraire aurait été tragique, mais cette opposition délétère ne le mènerait nulle part. Il ne pouvait pas gagner.
Sur un soupir, il se dirigea vers son cadet.
« Je mettrai une patrouille sur chaque Temple.
— Merci. » souffla simplement Kerun.
Darren lui adressa ensuite un signe de la tête et sortit, Matthias et Lyraël sur les talons.
Ils remontèrent rapidement le couloir jusqu'à la cour. Le ciel était couvert et une centaine de recrues s'entraînaient sous les cris autoritaires de leurs instructeurs. Les membres de la garde longèrent la muraille pour gagner leur propre bâtiment, adossé aux structures de l'armée.
« Que faisons-nous ? » demanda Lyraël.
Darren se tourna vers son lieutenant, lèvres pincées.
« Tu as entendu. Il nous faut une patrouille par Temple.
— Doit-on les en avertir ?
— Non. Ils savent immanquablement ce qu'il s'est produit. Les Valgrians auront fait circuler l'information. »
Lyraël hocha la tête.
« C'est bientôt le Jour Humide. » remarqua-t-il en jetant un oeil vers les nuages.
Darren acquiesça en réprimant une grimace. Fruits de la superstition humaine, les Cinq Jours Gris étaient dispersés tout au long de l'année et perturbaient la routine bien huilée de leurs activités. Tous les autres jours, un dieu veillait sur le destin des hommes, mais en ces dates funestes, la trame du monde s'affaiblissait et le Dieu Retors, le Sans Nom, le Volatile, cherchait à s'immiscer parmi les vivants. Les gens restaient chez eux, fermaient les portes, se bardaient de bénédictions et de grigris et priaient.
Du délire, selon Darren, mais il avait appris à mépriser les traditions de ses hôtes en silence et à respecter leurs coutumes absurdes. Le Jour Humide avait lieu à la fin du mois de Cefmes, soit trois jours plus tard. Il faudrait en tenir compte : l'écrasante majorité des gardes étaient humains et refuseraient toute sortie non critique.
« Raison de plus pour ne pas perdre de temps. » ajouta finalement Darren.
Ils franchirent l'arche qui menait à leurs locaux et se glissèrent à l'intérieur. La caserne de la garde était adossée au Fort, mais n'en faisait pas officiellement partie. Elle disposait de ses propres installations, de la lice d'entraînement aux dortoirs, en passant par l'armurerie, la forge, le réfectoire, les cellules et une multitude de salles aux usages divers. La prison était attenante et le palais de justice un peu plus loin, histoire de limiter les allées et venues. A front de rue, derrière une façade colorée bardé de statues religieuses, se trouvaient les guichets auxquels les Juvéliens pouvaient venir s'inquiéter, se plaindre et présenter leurs requêtes. La garde avait bonne réputation et il y avait toujours du monde. Darren veillait à ce que chaque question trouve une réponse, même si les citoyens n'en étaient pas forcément satisfaits.
Les trois hommes se dirigèrent vers le bureau du commandant, traversant d'abord la pièce où travaillait Matthias, avant d'atteindre les lieux, une petite salle boisée, obscurcie par des rideaux vert et or. Magnanime, Darren les ouvrit en rentrant. Son regard d'elfe préférait la pénombre mais les humains y étaient toujours mal à l'aise, conscients de ne pouvoir observer leur supérieur comme lui y parvenait.
Le commandant se coula dans son siège, mais tant son secrétaire que le lieutenant restèrent debout.
« Va organiser les patrouilles. L'enquête sera de toute façon pour Hagen. »
Lyraël hocha la tête et sortit. Matthias demeura en arrière.
« Assieds-toi. »
Le jeune humain s'exécuta, la mine sérieuse, ne parvenant pas à dissimuler sa fébrilité. C'était un garçon appliqué, intelligent, discret et efficace, mais Darren épuisait ses secrétaires les uns après les autres, incapable de s'en tenir aux rythmes de leur race. Comme choisir un autre elfe pour le seconder aurait été très mal perçu, il avait tenté de s'adapter, avant de renoncer. Il conservait généralement un assistant entre deux et six ans, avant de l'envoyer travailler ailleurs et de presser le suivant. Matthias en était presque à trois, nommé juste après la chute du tyran, quand Darren avait pu reprendre ses fonctions. L'elfe n'était pas certain qu'il tiendrait encore très longtemps.
« Va voir si Ermeline et Falco sont rentrés. Je vais avoir besoin d'un point sur la situation. »
Matthias acquiesça vivement. Son regard était plein de questions, mais il n'oserait jamais les poser. La réserve faisait partie des impératifs de son poste. Cependant, Darren était curieux de ce qui le hantait. Son secrétaire était un bon spécimen humain, ordinaire, fils d'un clerc de l'administration du conseil et d'une femme qui travaillait à l'orphelinat attenant au Temple de Béal. Darren n'était d'ailleurs pas tout à fait certain que Matthias soit leur fils de sang, mais cela n'avait guère d'importance. Le jeune homme se leva pour appliquer les consignes de son supérieur.
« Attends. »
Surpris, presqu'effrayé, il se figea.
« Pose-moi tes questions. »
Matthias s'empourpra. Darren le regardait droit dans les yeux, le défiant de s'esquiver sans répondre. Il le vit frissonner, et un instant, son secrétaire le fit penser à un lièvre piégé par un prédateur.
« Vous... Vous pensez que ce sont des Obscurs ? »
C'était évidemment l'hypothèse la plus logique, celle que n'importe qui, dans la rue, ferait en apprenant la nouvelle. Darren s'en était douté mais l'entendre prononcer rendit la chose plus tangible. Maelwyn avait raison de s'en inquiéter : la dernière fois que des Obscurs avaient frappé Juvélys, ils avaient tué un conseiller et manqué provoquer une nouvelle guerre civile. Leur retour risquait de glacer les esprits.
« A ce stade, je n'en sais rien. Il n'est pas impossible que les Mivéans se soient fait des ennemis. Leurs prédictions ne sont pas toujours très appréciées et elles causent parfois de gros dégâts. »
Des faillites, notamment, des ruptures de contrat, des suicides. Le genre de choses qui pourrait mener au massacre. Dans le même temps, vingt prêtres ne se neutralisaient pas aisément : leurs agresseurs n'étaient pas des amateurs.
« Nous devons nous garder de tirer des conclusions hâtives. Ce serait dangereux. »
Matthias acquiesça vivement, réceptif à cette mise en garde. Darren savait qu'il ne parlerait pas.
« Convoque Aeryn. »
Avertir les Tymiriens de la situation était indispensable : ils risquaient d'être en première ligne des accusations.
« Tu peux y aller. »
Le secrétaire fila dans la pièce voisine, refermant précautionneusement la porte sur ses pas. Darren gagna la fenêtre, observa un instant la cour en contrebas, où on avait aligné une douzaine de chevaux pour une inspection vétérinaire, puis tira les rideaux et retrouva la pénombre qu'il affectionnait tant, réminiscences d'une jeunesse sous le couvert des grands arbres de la Sylarith, berceau lointain désormais interdit. Il retourna à son fauteuil, s'y assit et ferma un instant les yeux. Les mille et un bruits de la caserne lui parvenaient, piétinement des pas, claquement des portes, murmure des conversations, froissement des parchemins, raclement des pieds de chaise, chuintement d'un tiroir qu'on ouvre, les respirations de ceux qui passaient devant sa porte, une toux, un éternuement, un rire. Son ouïe en percevait trop, beaucoup de choses inutiles, mais c'était le rappel de la vie qui l'environnait, qu'il avait juré de préserver, garante d'une harmonie nécessaire en terre tyrgrianne. Un sacrifice de ce qu'il était, pour le plus grand bien.
Et aussi facilement qu'il s'était laissé envahir par le fracas des lieux, il s'en arracha, gagnant la transe unique de son peuple, régénérante et formidable. Hors du monde mais à la lisière, il s'empêcha de glisser vers des souvenirs bénis, et resta dans l'instant.
Une nouvelle crise. Juvélys en avait connu des dizaines, sur le dernier siècle, et il avait été aux premières loges de chacune d'entre elles. Il n'avait pas peur. Ils prévaudraient. Mais restait à savoir avec quelles pertes. La cité était encore convalescente, la guerre n'était terminée que depuis quelques mois, les citoyens étaient fâchés avec le pouvoir qui leur avait imposé de sacrifier leurs enfants pour le salut d'une nation voisine, alors même qu'ils pleuraient encore les morts des purges de Koneg. Le cimetière urbain était plein, on avait dû en créer un nouveau hors les murs. Des cérémonies pour les défunts avaient lieu chaque jour dans le Temple d'Hilda, la déesse des morts. Les listes des disparus étaient immenses et retrouver la trace de chacun prendrait des années aux agents infiltrés en territoire ennemi. Les récupérer serait probablement impossible. Griphel était sortie grandie du conflit, son jeune Empereur pavoisait, s'imaginant en futur maître du monde, et Rhyvan, la cité amie, pansait ses plaies en se félicitant de n'avoir perdu, au final, qu'une infime portion de son territoire. Le coût en vies humaines, en revanche, était colossal.
Dans ce contexte de défiance vis à vis du pouvoir, la survenue d'un groupuscule meurtrier était une mauvaise chose. Les Juvéliens avaient une expérience trop récente du joug d'un gouvernement dévoyé. Qu'ils aient élu le trio actuel ne changerait rien, s'ils décidaient de ne plus s'y fier. La garde allait avoir du travail, immanquablement.
Il s'arracha à sa transe comme du mouvement dans la pièce voisine l'informa de la survenue prochaine de Matthias. La porte s'ouvrit et il fut rattrapé par l'urgence.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top