78. Brendan
Sur dix-neuf prêtres révérant Mivei, neuf avaient désormais réintégré le Temple et Mathilde était toujours portée disparue.
Sur dix-neuf novices, deux manquaient à l'appel et dix-sept reposaient dans la crypte, sous la salle principale du Temple.
Dix-sept novices et Baptiste, qui s'était trouvé auprès d'eux quand les Obscurs étaient arrivés, et avait connu leur triste sort.
En fait de crypte, il s'agissait à peine plus d'une cave aménagée. On y descendait par un escalier de pierre qui démarrait derrière la statue de la déesse, dans une alcove dissimulée par un voile noir. Le couloir était étroit, mais la salle souterraine plus vaste, un cercle bien tracé, dans lequel se distribuaient dix sarcophages profonds. La pièce était humide, comme tous les sous-sols juvéliens, et l'odeur de moisissure qui y régnait peu propice à la méditation.
Les murs étaient décorés d'un long bas relief qui dépeignait la vie d'un homme ordinaire, de sa naissance à son trépas. Il vagissait entre les bras de sa mère, puis jouait avec ses amis, partait en guerre, se mariait, travaillait la terre, construisait sa maison, avant de péricliter doucement sous le regard de ses enfants. Il mourrait dans son lit, entouré d'une famille aimante. Une vie paisible et ennuyeuse. Brendan n'aurait pas voulu échanger la sienne contre celle de cet hypothétique personnage, malgré tout ce qui s'était produit.
Les rites funéraires mivéans n'étaient pas très développés, car seuls les prêtres étaient ensevelis dans cette foi et ils étaient peu nombreux. Devoir organiser la mise en terre d'une vingtaine de personnes en une fois s'était révélé complexe, douloureux, et les Valgrians, les Béalites et les Hildans s'étaient proposés, timidement, pour les aider.
Mais Brendan avait refusé. Tous trouveraient leur place dans le Temple auquel ils avaient voué leur existence. Il en avait parlé aux autres, à Anton, Moïra et Sonia en premier lieu, puis à ceux qui les avaient rejoints au compte-gouttes, et ils avaient décidé d'y consacrer ce jour, 5ème du mois d'Eimes, au coeur du printemps.
Les corps étaient entreposés à la morgue principale, cise non loin du cimetière, et il avait fallu aller les chercher, deux par deux, au pas des chevaux. Emmaillotés soigneusement, ils étaient méconnaissables, imprégnés de parfums qui chassaient le pire, et protégés par un sortilège qui repoussait la putréfaction. Dix jours, déjà. Il était grand temps de leur offrir une digne sépulture et de les laisser retourner à la poussière.
Petits cadavres, alignés sur le pierre de la nef, descendus dans le ventre du temple, au rythme des pas, des reniflements, des sanglots. Mais personne n'avait craqué, personne ne s'était enfui, n'avait claqué la porte et couru dans les rues pour ne jamais revenir.
Brendan avait montré l'exemple, stoïque et furieux. Il avait prononcé les paroles rituelles, une fois, deux fois, dix, tandis qu'on déposait les gosses dans leur dernière demeure.
Le Destin. Il avait bon dos, celui-là.
Mivei ne permettait pas qu'on y déroge, elle n'était pas maîtresse de la trajectoire de chacun. Elle pouvait, parfois, mettre en garde l'imprudent, ou influencer, un rien, le cours des choses. De toute façon, c'était trop tard. Aucun d'entre eux n'avait sondé l'avenir au bon moment et entraperçu le désastre.
Et depuis l'attaque, depuis toute cette mort, Brendan ne l'avait pas fait davantage. Il n'était pas sûr de savoir exactement pourquoi, mais il ne voulait pas creuser. Porté par sa certitude qu'il avait désormais la situation bien en main, il n'avait aucune intention de saper son énergie en quêtant des présages. Les Valgrians étaient déterminés, Diane avait confiance en leur plan, ils prévaudraient, quoi qu'en pense Mivei.
Il leur fallut mettre une partie des novices ensemble dans les caveaux. Certains étaient censés être réservés aux prêtres d'expérience ou de réputation flatteuse, mais Brendan n'en avait cure. Sonia insista pour qu'on regroupe les adolescents par affinités, comme si leur placement allait déterminer leurs jeux dans l'au-delà. Cela ne correspondait en rien à la croyance mivéite qui, comme la plupart des religions, estimait que l'âme rejoignait le Flux et s'y fondait, mais Brendan ne s'y opposa pas. Cela n'avait aucune importance pour les morts, et semblait fondamental pour Sonia qui, elle, vivait.
Le dernier novice à rejoindre la terre fut Flavian, qui avait disparu et été retrouvé l'avant-veille, égorgé dans une ruelle des bas quartiers. D'après l'Hildanne de la garde, contrairement à ses pairs, il avait été tué d'un seul geste. Elle n'avait pas pu promettre qu'il n'avait pas souffert car on ne meurt pas d'emblée, même quand on se déverse sur le sol. Pourquoi les Obscurs l'avaient-ils emmené, Brendan n'en savait rien. Mais il avait été tué bien après les autres, et cela signifiait qu'il y avait un espoir pour Blanche, Gersande et Mathilde.
Brendan connaissait l'hypothèse de la garde à propos de Blanche, une gamine du Jour Ténébreux, qu'il avait récupérée via Jehannah, au sortir du Carrefour de Belhime. Il n'était pas descendu jusque là lui-même, la cité méridionale était à plus d'une sixaine de route, mais la Belle Amoureuse des Himéites avait l'habitude de ramener plus de novices qu'elle n'en avait besoin, et de les distribuer ensuite auprès des temples mineurs qui avaient du mal à recruter. Elle gardait bien sûr les plus beaux et les plus charmants, puis proposait les autres.
Tractations sordides, mais banales. Jehannah avait le regard sûr, elle choisissait bien, et Blanche s'était intégrée aux Mivéans avec souplesse. Une gamine minuscule, qui oscillait entre spontanéité et timidité, comme la plupart des nouveaux venus. Si les Obscurs avaient attaqué le Temple pour la récupérer, ils avaient élargi leur champ d'action depuis. Ou Soren était-il du Jour Ténébreux, lui aussi ? Peut-être. Brendan ne parvenait plus à s'en souvenir.
Quoi qu'il en soit, que Blanche soit la cause ou le prétexte, cela n'avait aucune importance. La gamine n'y pouvait rien et les Obscurs devaient être arrêtés.
Anton et Phil remirent la pierre qui couvrait le dernier sarcophage en place, et ce fut le silence. L'énergie des sortilèges de préservation hildans suintait encore autour d'eux, mais elle se dissiperait bientôt, laissant la magie mivéanne reprendre ses droits.
Brendan devait prendre la parole mais il avait l'esprit vide de réconfort. La seule chose qui brûlait en lui était la vengeance. Parmi les prêtres rassemblés derrière lui, deux seraient impliqués dans les événements du lendemain soir, mais les autres ignoraient tout de leurs plans. Il ne voulait rien leur dire, car il ne savait pas comment ils réagiraient. Par la peur. La souffrance. La folie. Le danger de faire capoter le nécessaire. C'était trop risqué.
« Mivei. Toi qui présides à nos destinées houleuses. Puisses-tu accueillir nos enfants dont la piste s'est affaissée dans la violence. Puisses-tu guider leurs âmes vers le Flux, vers l'éternel mouvement de la vie, qu'ils y trouvent plénitude et complétion, mieux qu'ici bas. »
Les mots sortaient, creux, et résonnaient sur la voûte.
« Mivei. Sois témoin de notre détermination à protéger notre voie des turpitudes de l'existence. De notre détermination à vivre en dépit des ténèbres. De notre détermination à vaincre l'ombre qui nous a blessés. Nous sommes à terre mais nous nous relevons. Nous avons foi en l'avenir, en notre capacité à l'affronter, et à l'infléchir. Notre chemin ne s'arrête pas ici. Notre destin n'est pas de disparaître. Nous sommes soumis à l'inévitable, mais libres de tout faire pour le bouleverser. »
La fureur était en train de gonfler dans son ventre, irrépressible et dangereuse. Déverser cette haine à l'extérieur n'était pas une bonne chose, Brendan le savait. La plupart de ses prêtres avaient besoin de calme et de recueillement et non de fracas. Guérir, doucement, au rythme d'une convalescence feutrée, délicate. Soigner les plaies du corps, les failles de l'esprit.
C'était impossible. Il voulait frapper, meurtrir, déchirer la gorge de ceux qui lui avaient ravi le futur du Temple.
Il serra les poings, le souffle court. À sa droite, comme devinant son trouble et les risques associés, Sonia entama un chant funèbre, quelques paroles qui furent reprises en écho par les autres, figés dans leurs aubes noir et blanc bordées de bleu irisé, à l'image des oiseaux qui les symbolisaient.
Foutues pies inutiles.
Brendan voulait être un aigle, un faucon, un phénix.
Il se joignit au choeur, sa voix de basse d'abord rauque puis trouvant un équilibre pour gagner en chaleur. Il se laissa porter par la communion sereine de ces balivernes, jusqu'à la nausée, comme un voile poli sur l'étendue de leur traumatisme. Mais il devait prendre sur lui, il était leur maître, le garant de leur survie. L'échec n'était pas permis.
Ils se leurraient de penser qu'il fallait désormais tourner la page et se focaliser sur la promesse de jours meilleurs. Seuls les faibles enterrent toute volonté de rétablir l'équilibre. Seuls les faibles ont peur et se cachent. Seuls les faibles se recroquevillent et attendent que passe la tempête.
Brendan refusait d'être faible. Il avait été impuissant. Attaché, torturé, témoin d'un massacre. Il veillerait à ce que les Obscurs paient chèrement chacun des coups qu'ils avaient portés. Et c'est seulement par cette victoire que ses pairs auraient à nouveau confiance en lui.
Les Mivéans quittèrent les sous-sols en file indienne. Sonia et Moïra demeurèrent en arrière, mais Brendan n'y prêta guère attention. Il regagna la nef déserte, dont les portes étaient closes, sur ordre de Maelwyn, pour leur propre protection. Les autres prêtres se dispersèrent dans le bâtiment, certains vers les étages, d'autres vers les diverses salles du rez de chaussée, Artémise s'agenouilla devant la statue de Mivei pour prier. Brendan, lui, prit la direction des cuisines, espérant y retrouver un elfain qui lui était devenu indispensable.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top