77. Helga
« Qu'avons-nous appris ? » aboya Helga, sans se soucier de brusquer les survivants de son équipe.
Assis autour du plan de Juvélys, Asthéorn, Val, Jally, Ernest et Carl rivalisaient de mines mornes. Seul le dernier, qui était resté nettoyer le foutoir du rituel de Fern, avait échappé à leur débâcle. Fern et Sofia gisaient à l'infirmerie. Les quatre autres étaient morts, dont Léopold, qui avait été son second les six dernières années, auquel elle aurait confié sa vie et ses secrets. Mort. Il ne fallait plus y songer.
Aucun des autres ne répondit à sa question. Carl était aussi inexpressif qu'à l'habitude, Asthéorn aussi nerveux. Val avait les yeux rougis — Coran y était resté. Prudence et Wolfram, encore affaiblis, étaient tombés les premiers. Jally bouillait de fureur. Ernest poussa un profond soupir.
« Que les Obscurs savent ce dont nous sommes capables, dit-il. Qu'ils s'attendaient à ce que nous pistions le tueur du novice. Qu'ils connaissent Fern et son pouvoir.
— Qu'ils nous ont piégés », grommela Asthéorn.
C'était le plus probable : ils avaient sciemment abandonné le corps du gamin comme un appât.
« Je vais les ouvrir de la gorge au cul et arracher toutes leurs entrailles. » ajouta Jally.
Couturé comme une vieille poupée raccommodée cent fois, l'arbalétrier brûlait de haine. Ses méthodes d'interrogatoire étaient parmi les plus brutales qu'Helga ait jamais observées. Elle était certaine que s'il en avait l'opportunité, il mettrait ses menaces à exécution. Elle partageait sa colère, mais ne pouvait s'y abandonner. Pour l'heure, le choc prédominait dans son esprit. Le choc et la honte. Elle avait sous-estimé l'adversaire, une faute grave pour un chef mercenaire. Elle avait de la chance que personne ne remette son autorité en question. Mais elle craignait que ce soit, là aussi, le fruit de leur stupéfaction... Quand ils reprendraient leurs esprits, ils risquaient de menacer sa position. Jally, Ernest, peut-être Sofia quand elle serait en état. Il fallait qu'elle ait raffermi son emprise d'ici-là, et cela voulait dire porter un coup fatal à l'ennemi, tout en gardant un oeil sur les éléments rebelles.
Jally aurait été le choix le plus judicieux, mais Asthéorn n'avait aucune prétention sur le trône, aussi avait-elle opté pour s'appuyer sur le néjo. Prisonnier de son abominable race, il dépendait entièrement de son bon vouloir pour sa survie en ces contrées, et il était peu populaire dans l'équipe. Il lui resterait loyal.
« Soit les Obscurs ont quelqu'un dans l'entourage de Maelwyn, soit ils étaient en Jasarin, dit Ernest.
— On n'a jamais été très discrets, quand on était de l'autre côté, remarqua Asthéorn. Fern a fait son spectacle au moins deux douzaines de fois, à des degrés divers. Des dizaines de Juvéliens y ont assisté, et chacun d'entre eux a pu parler. La question est plutôt : qui ne sait pas que nous disposons d'un mage de mort. »
Il avait raison. Chercher les Obscurs par cette voie était inutile.
« Est-ce que le fait qu'ils nous aient tendu un piège n'est pas la preuve qu'ils ont peur de nous ? Que nous sommes proches ? » demanda Carl.
Asthéorn lâcha un rire proche du cri et ses traits se modifièrent. Ses cheveux pâles virèrent au noir le plus profond tandis que sa mâchoire s'affutait comme celle d'un loup. Helga savait qu'il était capable de contrôler ses modifications faciales, s'il le désirait, mais l'émotion semblait abolir sa maîtrise. Ses narines palpitaient de mépris.
« Je pense le contraire, dit-il finalement. Je pense qu'ils ont voulu nous humilier, nous exposer... et révéler à quelles extrémités le général est prêt à aller pour les coincer. »
Helga secoua la tête.
« Les gens n'ont rien vu, rien compris... » remarqua-t-elle, indifférente.
Le néjo lui retourna un regard pourpre, les oreilles aplaties, et ses lèvres fines se soulevèrent sur ses crocs acérés.
« Les gens, non, mais ceux qui comptent, oui : les membres de la garde, les Valgrians... Ceux que Maelwyn pourrait impliquer dans la traque mais qu'il a choisi de maintenir à l'écart. »
Un frisson le saisit subitement et elle vit ses yeux se révulser une seconde. Sa langue fusa, vive, entre ses dents, et Helga devina, avec un vague dégoût, qu'il songeait à l'officier elfe qu'ils avaient dû approcher malgré eux. Elle n'avait pas mesuré qu'il y aurait autant d'elfes à Juvélys. Une conseillère, un commandant, un agent secret, Asthéorn était soumis à une tentation constante, à laquelle il lui était manifestement difficile de résister. Il existait sans doute un marché noir susceptible de lui procurer ce dont il avait besoin, mais perdre du temps à le dénicher était impossible, et elle se voyait mal exiger de Maelwyn quoi que ce soit après l'échec cuisant de la veille.
Son entrevue avec le général s'était moins mal déroulée que prévu. Helga s'était attendue à être virée sans sommation, mais Maelwyn paraissait désireux d'obtenir des garanties et non des suppliques. Elle s'était engagée à lui fournir des résultats, mais il l'avait à peine écoutée, la congédiant sur ses promesses.
« Les raisons de notre commanditaire n'ont guère d'importance, trancha Helga. Mais nous devons nous montrer à la hauteur de ses exigences. Quelles sont nos options ? Val ?
— Fern n'est pas en état de retenter quoi que ce soit dans l'immédiat », murmura la jeune femme.
La magicienne n'avait survécu que grâce à une sphère protective qu'elle était parvenue à ériger en se servant de l'agonie de Léopold. Tant qu'il avait résisté, la bête immonde qui les traquait n'avait pu pénétrer son cercle, mais quand le mercenaire était mort, la barrière avait cédé. Fern avait été la première attaquée, Val était restée dans son ombre, puis les secours avaient déferlé avant qu'elles ne rejoignent Léopold dans l'au-delà.
Helga savait que le sortilège protecteur nécessitait un homme mourant, elle savait aussi que Val était leur guérisseuse et qu'elle aurait certainement pu soigner Léopold, si elle l'avait voulu. Elle ne voulait pas y penser. Des choix de survie avaient été posés... Elle aurait pu perdre trois personnes, une seule avait donné sa vie pour les deux autres. Ainsi soit-il.
Elle-même avait été confrontée à un monstre hirsute dans les hauteurs, avec Asthéorn et Prudence. Mais une fois sa victime tuée, la créature avait préféré se repaître avant de les poursuivre. Ils avaient réussi à se barricader dans une mansarde trop étroite pour que la bête s'y glisse aisément. Rien de glorieux. La survie, à nouveau.
« Ils n'ont pas bougé depuis des jours, dit Jally avec colère. Ils vont fatalement le faire. Ce... cirque... ne leur a rien coûté, ils n'étaient même pas sur place ! Ils espéraient nous mettre hors jeu, ils ont eu tort. Ouvrons leur une voie. Exposons un Temple. On se déguise en soldats, on les attend.
— Il faudrait être sûrs qu'ils viennent, intervint Carl.
— On n'est pas pressés. On a quoi, comme Temples, dans cette ville ? rétorqua Jally. Ils attaqueront ni Gallud, ni Valgrian, ni Rhyfel, ils sont pas assez fous. On peut pas tuer dans un Temple d'Eiri. Hilda, c'est déjà la mort. Tymyr, c'est leur déesse. Y'a pas de Temple de Cefnor, ni de Kintaa, de Luonsha ou de Doma. Il reste Diwyll ou Muksun. Ce sera fatalement un des deux.
— C'est vrai que les deux font sens pour des Obscurs, intervint Asthéorn avec un mouvement du menton appréciateur.
— Mais comment savoir lequel ils pourraient choisir ? demanda Val d'une voix encore cassée.
— On s'en fout, répondit Jally. On en choisit un, on s'installe, on attend. »
Son regard brûlant vrilla celui d'Helga, qui acquiesça dans un soupir.
« On ne peut pas vraiment faire ça, vu ce qui vient de se produire, lâcha-t-elle. Il faut mettre toutes les chances de notre côté. Jally, Val, vous allez vous rendre au Temple de Muksun et repérer les lieux. Taille, situation, accès, nombre de prêtres, ce genre de choses. Carl et Ernest, vous faites la même chose au Temple de Diwyll. Même si nous devons prendre une décision un peu hasardeuse, autant le faire sur base de quelque chose... Asthéorn et moi-même allons nous renseigner en interne. De toute façon, je dois retourner voir Maelwyn pour le tenir informé. Soyez discrets, prompts, prenez les sauf-conduits. On décide en début d'après-midi et on est sur place fin de journée. Prenez le temps de vous reposer, quand c'est possible. S'ils sont six, que nous sommes six... Ce ne sera pas une partie de plaisir. »
Au temps pour les paroles de réconfort. Mais Helga n'imaginait pas pouvoir les aveugler d'arrogance après ce qui s'était produit. Les quatre mercenaires se levèrent et sortirent, seul Asthéorn demeura en arrière, agité sur son siège. Une fois la porte refermée et le silence revenu, elle se tourna vers lui.
« Je n'avais jamais réalisé que tu étais à ce point dépendant.
— Tu es dépendante de l'eau, de la nourriture, pour survivre.
— Ça n'a rien de similaire. Tu peux vivre sans ça.
— D'accord. C'est sans doute plus proche d'un goût pour l'alcool... ou pour les spores... mais qui me serait imposé de naissance. »
Il eut un sourire carnassier, pinça les narines, puis ferma les yeux. Son visage s'arrondit, les traits acérés devinrent courbes, le métamorphosant en une créature placide.
« Je ne m'attendais pas à croiser des elfes, comme ça, en pleine ville. Des elfes qui viendraient se fourrer juste sous mon nez en estimant que c'est à moi – à moi, bordel ! – de me tenir. Je rêve de leur arracher la gorge, Helga. J'en rêve. C'est difficile. Mais ça ira. »
Il sourit, son expression retrouva sa forme naturelle, mi-humaine, mi-bestiale.
« Ma présence doit les choquer autant que celle de Fern. Si nous ne nous magnons pas, le général aura des ennuis. »
Helga croisa les bras.
« Je me fiche bien des ennuis du général... mais tant qu'il tient les cordons de la bourse... »
Le néjo acquiesça dans un soupir, puis se leva et repoussa sa chaise.
« Allons chercher ces informations. Plus vite nous en aurons fini ici, plus vite nous pourrons regagner des contrées moins civilisées. »
Comme il leur convenait, bien mieux que cet endroit maudit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top