76. Sam
Debout dans la salle de l'auberge déserte, mains sur les hanches, Melantheria n'était manifestement pas heureuse de la tournure que prenait la situation. Campé face à elle, le sac sur l'épaule et un pied déjà dehors, son fils était sur le point de filer vers des aventures secrètes, dangereuses et exaltantes, dont il ne pouvait rien lui dire. Mais pour ça, il devait résister à ce regard violet, intense et accusateur, qui cherchait des réponses jusqu'aux tréfonds de son âme.
« Sam, ce n'est vraiment pas le moment...
— J'ai ramené deux douzaines d'oeufs de caille, trois bottes de salade de blé, des asperges vertes, deux canards, et j'ai même trouvé les morilles dont tu rêvais ! Je les ai ravies à la barbe du chef du Mousseron, en plus ! Il était vert de rage ! Tout est là, et pour le reste, tu as Lydia ! Elle s'en sort superbement bien, tu me l'as dit hier soir ! Les clients l'adorent ! Elle est deux fois plus adroite que moi et trois fois plus affable !
— Ce n'est pas la question de Lydia. Elle fait bien son travail. Mais ça ne t'en rend pas moins indispensable !
— Je dois de toute façon commencer mon stage chez Charles dans deux sixaines ! Il est temps que tu apprennes à te passer de moi !
— Mais tu étais censé écoler Lydia pendant plus de deux jours ! Et ce n'est pas le problème ! Le problème, c'est que tu as décidé d'aller jouer les chevaliers servants chez les Mivéans ! Qui n'en ont pas besoin ! Ce n'est pas ton rôle. Ton rôle c'est de tenir l'auberge avec moi. »
Dans un soupir, Sam referma la porte et se laissa tomber sur le banc le plus proche. La conversation allait durer.
« Maman. Ils en ont besoin, justement, les Mivéans. Vraiment besoin. S'ils n'ont personne pour les... nourrir... les choses pourraient aller bien plus mal, encore. »
Ce Temple était tellement... vide, comment lui expliquer ce qu'on ressentait en en franchissant le seuil ? Les novices étaient morts — des gosses à peine plus jeunes que lui, certains qui étaient presque des amis ! — et les trois-quarts des prêtres n'étaient même pas rentrés. Ceux qui restaient erraient comme des fantômes gémissants. Moïra, Sonia, Anton, et Brendan Devlin, leur maître, exalté et démoli tout à la fois. Mais il avait un plan, des alliés, et ils allaient défaire les Obscurs, dès le lendemain soir. Sam était fier de participer à cette entreprise. Il ne pouvait pas se dérober, ne le voulait pas, d'ailleurs.
Cuisinier des officiers, en Jasarin, il avait été aux premières loges de la défaite. Là où les simples soldats avaient dû se réjouir de la retraite et de la promesse d'un retour en Tyrgria, Sam avait vu le déshonneur et le désarroi, le triomphe de l'ennemi, du mal, le poids d'un idéal qui croule devant l'adversité.
Impossible de lui parler de ça. Elle ne verrait pas le rapport.
Ou elle lui rappellerait qu'elle avait vu les elfes perdre la guerre du siècle précédent, contraints d'abandonner leurs terres défrichées par la force à l'envahisseur. Et qu'elle n'avait jamais cherché à se venger, car c'était stupide, douloureux et vain.
Mais ce n'était pas la même chose, pas la même chose du tout.
« Sam, tu n'es pas mivéan, n'est-ce pas ? »
La question le prit au dépourvu et l'inquiétude dans son ton était révélatrice. Pour Melantheria, que son fils unique et adoré succombe à la superstition aurait été une trahison complète de ce qu'elle espérait lui avoir enseigné. Et Sam, d'ailleurs, ne savait pas ce qu'il ressentait. Mais il avait l'impression qu'il pouvait soutenir les Mivéans sans croire à leur déesse. Ce n'était finalement pas la question. Ce qui l'était, c'était la possibilité de changer le cours immédiat des choses, à l'heure où l'ennemi avait jeté un dôme de ténèbres sur la ville, en toute impunité.
« Non, maman. Mais... le Temple de Mivei fait partie du quartier. C'est un endroit... important... et les gens qui y habitent... C'étaient nos clients. »
Elle haussa les sourcils et l'ombre d'un sourire traversa ses lèvres. Brendan Devlin était un amateur de sa cuisine, et aussi un homme extraverti, prolixe et enthousiaste. Ses compliments étaient difficiles à écarter d'un geste : ils touchaient droit au coeur.
Mais l'aubergiste se rembrunit et son regard s'assombrit.
« Sam. Nous vivons... des événements dangereux. Je n'aime pas te savoir au dehors. En ces temps de crise... Les tensions sont vives. Et... Les rumeurs disent qu'il y a un néjonian en ville. »
Sam ne se surprit guère de l'effroi qui suintait dans ces derniers mots. Les néjos étaient des créatures honnies des elfes, et bien des histoires contées aux enfants en usaient comme de la personnification du mal le plus absolu. Il se souvenait encore de la fois, gamin, où il avait demandé à sa mère s'il était vrai que les elfes avaient été créés par les néjos, arrachés à l'animalité, civilisés, dotés d'un savoir et de compétences, par des êtres qui ne cherchaient qu'à les exploiter. La fureur de Melantheria avait été inédite, et elle avait exigé de savoir quel gamin de sa classe, quel professeur, avait osé proférer de tels mensonges. C'était de la propagande néjo visant à justifier l'asservissement de leur peuple. Il ne devait jamais l'oublier.
« Même si c'était vrai... »
Ça l'était sûrement, il avait lui aussi entendu cette rumeur.
« ... les néjos ne s'intéressent guère aux elfains. Nous perdons tout notre pouvoir. C'est toi-même qui me l'a dit. »
Au pli qui barra son front, il devina qu'elle avait juste cherché à rassurer le gosse terrorisé qu'il était alors, craignant d'être enlevé dans son sommeil et dévoré vivant.
« Et nous sommes à Juvélys. Même s'il y a un néjo... il connait la loi. Je ne risque rien. »
L'elfe frissonna et Sam se sentit démuni de voir sa mère, magnifique, bi-centenaire, capable et forte, dans cet état de tension. Il n'avait pas deviné la source de toute cette angoisse, au-delà de son mécontentement de le voir abandonner son poste de marmiton.
« Je vais juste au Temple de Mivei. Couper des carottes et cuire du poulet. Je reviens pour le repas du soir au plus tard. Je te le promets. »
Mensonges, mensonges, mensonges. Comment osait-il ?
C'était pour la bonne cause, combattre les ténèbres. Elle ne comprendrait pas. Même si elle vivait à Juvélys depuis près d'un siècle, elle était une visiteuse, rien d'autre. Elle ne ferait jamais sien le combat qui opposait l'ombre et la lumière. Les humains étaient un mal nécessaire, dans une contrée apaisée depuis peu. Ce fut son tour de frissonner.
L'instant fut brisé par un claquement provenant de la cuisine, et Lydia apparut derrière le comptoir. Un peu décoiffée, les joues rosies par l'air frais, la jeune femme décocha un sourire enchanté à l'elfain, qui se souvint subitement qu'il avait une tout autre raison de vouloir fuir le plus loin possible de l'Ombre de l'Arbre.
Il se leva brusquement et embrassa sa mère sur le front.
« A ce soir ! Bonne journée Lydia ! »
Puis sans attendre, il fila dans la rue, vers le Temple de Mivei avec, auparavant, un petit détour par celui de Valgrian. Il savait que des plans devaient y avoir été tissés depuis la veille, comme convenu avec Brendan Devlin. Ensuite, seulement, il irait affronter son destin chez la Dame aux Pies.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top