75. Iris
La fontaine divine était un des endroits les plus pittoresques du Parc Circulaire. Son bassin de marbre gris dessinait la forme d'un nuage irrégulier aux larges rebords, invitant le promeneur à la pause et à l'observation. Parmi les nénuphars et les roseaux qui y poussaient, tritons, libellules et poissons aux reflets bleutés menaient leurs vies tranquilles. Deux statues libéraient leur jet de gouttelettes en arcs irisés : d'un côté, un rocher plat sur lequel se dressait le cerf de la déesse Hime, accompagné du chevreuil de Béal et du lièvre d'Eiri, et de l'autre, l'antilope aux longues cornes effilées qui symbolisait Valgrian, accompagnée du lynx de la divinité androgyne Muksun et du loup de Diwyll.
Au-delà de la fontaine, un chemin de sable clair allait en s'évasant progressivement jusqu'à la façade impressionnante d'un bâtiment érigé en bordure du Parc. Haute de plusieurs étages, dressant de fières tourelles dans le ciel bleu pâle, l'Académie du Flux était le fleuron de la magie inerte tyrgrianne. L'équivalent de l'Ecole des Arcanes griphélienne, mais sans les esclaves et les cris.
Iris se demandait, avec honte, comment les mages juvéliens se débrouillaient pour affiner leur pouvoir, s'ils ne pouvaient le tester sur autrui. Elles supposait qu'ils devaient avoir développé des techniques qui ne nécessitaient pas d'y sacrifier de pauvres hères. Elle n'oserait de toute façon jamais poser la question.
La jeune femme plongea une seconde la main dans l'eau froide, puis leva les yeux vers le ciel clair. Peu de nuages, pour une fois. Eimes les menait vers un été qu'elle devinait plus doux qu'en Jasarin. Le vent portait les fragrances du printemps, qui s'étalait en taches colorées sur les pelouses. Iris inspira profondément et ferma les yeux.
« Merci d'être venue. »
Arrachée à son songe par la voix de Kerun, elle rouvrit les paupières et se tourna vers lui. Il s'était glissé jusqu'à elle dans le plus parfait des silences, assis à ses côtés, les traits dissimulés sous les replis d'un capuchon de laine bleue.
« C'est normal. »
Après tout, elle était en mission, elle ne l'avait pas oublié.
Devant eux, elle distinguait la silhouette des apprentis de l'Académie, une dizaine d'entre eux, dans leurs capes pourpres. Elle avait appris qu'on pouvait deviner leur niveau à la couleur de leurs atours, exactement comme à Griphel. Plus on montait en grade, et moins on était contraint à un uniforme.
« Vous y serez bientôt, si tel demeure votre désir », murmura l'elfe.
Elle rougit et détourna vivement les yeux.
« Vous croyez vraiment qu'ils accepteront une Griphélienne ?
— Sur recommandation, sans aucun doute, répondit-il. Des gens viennent de partout pour intégrer l'Académie. »
Elle acquiesça, lèvres pincées.
« Mais je suis l'ennemi.
— L'êtes-vous ? »
Iris secoua la tête, rassemblant ses cheveux dans une main distraite.
« J'ai fait des choses... Je pense que vous ne l'imaginez pas.
— Il y a un an, sans doute que vous auriez eu raison... mais je suis allé à Griphel, depuis.
— Vous êtes allé à Griphel ? s'exclama-t-elle, stupéfaite.
— Je sais... Un elfe, en plus... C'était de la folie. Mais ça m'a beaucoup appris. Des choses que j'aurais préféré ne pas connaître, sans doute. Indispensables dans ma branche, en même temps. »
La jeune femme lui jeta un rapide coup d'oeil et mesura l'ampleur de sa détermination à la vivacité de son regard. Elle se sentit d'autant plus mal à l'aise de réaliser qu'il pouvait mesurer le mal qu'elle avait fait.
« Vous êtes partie, cela me suffit pour l'instant », ajouta-t-il, et ses traits s'adoucirent d'un sourire.
Iris s'autorisa un frisson comme l'image d'autres elfes, dans les cages de l'Ecole, s'imposait à son esprit. Elle espérait qu'il ne savait rien de ça, de ce qu'on infligeait à ses semblables, au nom de leur longévité formidable et jalousée. Mais c'était un espion. Il savait sans doute absolument tout.
« Je n'étais pas sûr que vous viendriez... Je ne sais pas ce que Martin vous a raconté des derniers développements. »
La jeune noble lissa les plis de la robe de lin que lui avait prêtée Kaunia. Un instant, elle s'émerveilla de la simplicité de l'étoffe, de la légèreté de la toile sur ses épaules, elle qui avait vécu engoncée dans des tenues étroites et magnifiques, visant à révéler son rang.
« Il est en contact avec des révolutionnaires griphéliens. Qui veulent renverser l'Empereur. Il pensait que vous les connaîtriez sans doute. Ils recrutent dans des espèces de visites guidées.
— Organisées par un dénommé Basile ?
— Celles-là, oui.
— Continuez. »
Iris acquiesça, pas vraiment surprise qu'il ne lui révèle pas ce qu'il savait déjà de ce qu'elle lui racontait.
« Ils veulent me rencontrer. Parce que je suis une noble, que je connais le milieu. J'ai dit que j'irais ce soir, avec lui. »
Elle haussa les épaules.
« Ça n'a sans doute rien à voir avec les Obscurs. Ils parlent de renverser Jadon... mais de ce que dit Martin, ils n'ont pas une opinion très positive de Juvélys.
— Je n'ai jamais entendu parler de ce groupe, révéla alors l'elfe. Qu'il surgisse juste maintenant, vu ce qui s'est produit ces dernières sixaines... C'est étrange et ça vaut la peine de creuser. »
Il croisa les bras, le regard courant sur la verdure autour d'eux. Il était encore tôt, les badauds étaient rares, et les apprentis mages, distants.
« Où est le rendez-vous ?
— A la Chapelle de Cefnor, à la nuit tombée. »
Il acquiesça, les lèvres pincées. Iris songea à ce qu'avait dit Martin, à son inquiétude qu'autant de personnes soient déjà au courant de son identité. Il lui avait dit, explicitement, qu'il faudrait en parler à Kerun au plus vite, s'assurer que l'elfe pouvait lui garantir une protection, au cas où sa famille la faisait rechercher.
Mais elle n'osa pas. Poser cette question, c'était suggérer qu'elle s'inquiétait davantage de sa propre sécurité que de la mission. Or elle devait prouver, absolument, qu'elle était prête à faire des sacrifices pour sa nouvelle patrie, s'exposer au besoin. Toute pensée égoïste devait être bannie !
« Soyez vigilants, tous les deux, ajouta alors l'elfe. Si ces gens sont réellement des révolutionnaires griphéliens, la menace immédiate qu'ils posent est sans doute réduite... mais si ce sont nos Obscurs, ils sont nettement plus dangereux.
— La bulle de ténèbres d'hier... C'était eux ? demanda Iris.
— Vraisemblablement, oui.
— Certains murmurent que ce serait une vengeance des Griphéliens. Pour la rafle. Les gens, dans le quartier... s'inquiètent d'une nouvelle purge... ou d'actes isolés de Juvéliens...
— La garde va renforcer son dispositif autour de certains points névralgiques de la cité. Mais beaucoup de rumeurs circulent dans tous les sens. Ce qui était sans doute l'objectif de la manoeuvre. Il y aura normalement une communication officielle dans la journée... »
Si les gens y prêtaient encore foi. En quelques jours à peine, Iris avait bien compris que les autorités peinaient à imposer leur discours, malgré des tentatives répétées de clarifier les choses.
« Bref, soyez vigilants. Avec vos conspirateurs, mais aussi de manière générale. »
Iris opina du chef. Elle eut subitement la sensation que Martin s'inquiétait pour rien, que Kerun viendrait les chercher s'il y avait du grabuge, comme il l'avait fait sur le navire prison qui devait les emporter vers Jasarin. Quand il l'avait arrachée à sa cellule, au coeur de la nuit humide, elle avait été tellement heureuse de le voir qu'elle aurait pu l'étreindre. L'elfe roux dont avait parlé Martin. Il n'avait pas dit grand-chose avant qu'ils n'arrivent dans la rue. Il s'était excusé, de nombreuses fois, pour le traitement qui lui avait été infligé. Elle l'avait trouvé presque touchant. Le premier elfe avec lequel elle avait une véritable conversation, qui la traitait d'égal à égal.
« Martin est très vigilant... et moi je l'imite. Il est tellement... à l'aise... à travers tout... »
Elle ne pouvait pas s'empêcher de se demander ce qu'il avait été, à Griphel. Quel genre d'esclave, dans quel milieu. Il semblait capable de s'adapter à tous les interlocuteurs, et son vocabulaire pouvait glisser du plus châtié au plus vulgaire. Un caméléon. Elle se demanda soudain s'il n'était pas espion, tout simplement. Mais on n'embauchait pas d'esclaves pour ce genre de tâche, c'était beaucoup trop dangereux.
« Comment va-t-il ? » demanda l'elfe, de but en blanc.
Elle lui retourna une mine étonnée et il esquissa une grimace d'embarras.
« La dernière fois que je l'ai vu, il n'était pas très vaillant », compléta-t-il.
Martin lui avait paru... un peu froissé, maintenant qu'il le mentionnait. Comme s'il était malade. Mais il s'était montré pareil à lui-même dans leurs interactions. Un peu caustique mais honnête.
« Oh... Heu. Je pense qu'il... récupère ? Il avait déjà l'air mieux hier soir, quand il est rentré de cette fameuse réunion. Je l'ai trouvé... concentré. »
Est-ce que l'elfe avait des doutes sur son engagement ? C'était vrai qu'il n'avait accepté que du bout des lèvres, avec beaucoup de réticence et de sarcasme. Iris frémit. Elle ne voulait pas devoir choisir entre l'elfe et l'esclave : l'un et l'autre étaient ses seuls contacts à Juvélys. Enfin, plus tout à fait. Il y avait aussi Kaunia, et ce n'était pas rien.
« Tant mieux. » dit sobrement Kerun.
Un pli barrait son front.
« Iris. Ce soir... si la question de la magie de mort est soulevée... par quiconque... »
Elle se sentit blêmir comme son coeur accélérait brusquement.
« Vous pensez...
— Je n'ai aucune certitude. »
Il ouvrit son manteau et fouilla un instant à l'intérieur, avant de déposer une fiole sur le marbre entre eux.
« Mettez de cette huile sur vos mains, ce soir. Si vous devez quitter la chapelle de Cefnor, marquez votre parcours en touchant les murs... Son reflet et son odeur vous seront probablement invisibles, mais je pourrai retrouver votre trace en cas de besoin. Je ne peux pas garantir que je saurai me libérer pour être présent lors de votre rendez-vous... »
Il croisa son regard, l'expression sévère.
« Si tout s'est bien déroulé, laissez un vêtement sur votre appui de fenêtre. Et dites à Martin de venir me retrouver demain matin, au hall des guildes, devant le tableau des offres. Il est temps qu'il se trouve un travail honnête. »
Honnête ? Que suggérait-il ? Était-ce juste une manière de parler ou y avait-il autre chose là-dessous ? Martin avait-il été l'esclave d'un criminel ?
La question lui brûla les lèvres mais resta enfermée dans sa poitrine. C'était de la curiosité mal placée. Elle devait accepter les secrets de chacun et elle se força à sourire en hochant la tête.
Il y avait désormais plus de monde dans les allées du parc, un autre couple s'était assis un peu plus loin sur le pourtour de la fontaine, deux hommes en pourpoint sobre, qui discutaient avec animation. Des capes bleues avaient rejoint les capes pourpres sur les gazons devant l'Académie, et Iris devina les étincelles argentées d'un sortilège, fusant entre les silhouettes des apprentis.
« Je vais devoir y aller, souffla l'elfe, mais je voulais vous entretenir d'une dernière chose... »
Iris ferma les yeux, les mains serrées entre les genoux.
« Je suis loin d'être un expert du Flux Inerte, et je ne sais pas exactement où vous en étiez dans vos études, mais vu votre âge... et ce que je sais de l'Ecole des Arcanes... »
Ne posez pas de questions, songea-t-elle, brusquement terrifiée. Je vous en conjure. Vous ne voulez rien savoir. Je suis partie pour ça, pour ne pas devoir... aller plus loin.
Des images s'imposèrent à nouveau dans son esprit, de visages terrifiés, de corps meurtris, de contorsions d'agonie dans des chaînes serrées, de suppliques muettes dans des yeux rougis. D'impuissance. De regrets.
D'une main vive, elle essuya les larmes qui perlaient à ses paupières. L'elfe ne la regardait pas, surveillant l'allée qui menait jusqu'à eux.
« Vous êtes capable d'invoquer une sorte d'animal de compagnie, non ? Un être... magique mais à forme anodine ? »
Iris écarquilla des yeux stupéfaits, prise au dépourvu par la question. Elle avait imaginé tout autre chose et se sentit ridicule. Le rire qui s'échappa de ses lèvres avait tout d'un croassement.
« Oui. Oui, je peux. »
Elle l'avait d'ailleurs déjà fait, mais la créature en question, une corneille du nom d'Indécise, avait connu une fin tragique aux mains d'un père peu tolérant des affections enfantines. Ce souvenir lui arracha un petit soupir.
« Disposer d'un tel intermédiaire nous aiderait grandement dans la situation présente, poursuivit l'elfe. Si vous pouviez... vous y atteler à l'occasion.
— J'ai tout le temps, oui. » dit Iris avec un sourire.
C'était un sortilège long et fatigant, mais l'un des moins chargés de son répertoire. Créer cet animal était une bonne manière de redorer son blason de sorcière griphélienne. Elle pouvait aussi donner la vie. Elle avait sa place à Juvélys.
« Mais est-ce que les elfes ne peuvent pas faire la même chose ? lâcha-t-elle spontanément, ragaillardie par la perspective de se rendre utile. Développer une sorte de lien spirituel avec un animal, pour en faire un compagnon ? »
Kerun parut surpris, puis esquissa une grimace.
« Je crains de ne pas être ce genre d'elfe. Mais c'est peut-être possible. Je ne pourrais pas vous répondre. »
Son teint avait légèrement bruni, comme s'il était embarrassé.
« Je suis... »
Il eut un geste qui englobait les lieux.
« Un elfe urbain. »
Iris songea que la capitale était pleine de bestioles en tous genres, pigeons, rats et autres mouettes, mais dont il aurait pu faire ses acolytes, mais elle se garda bien de le mentionner. Le sujet avait l'air... curieusement sensible.
Elle n'eut pas le temps d'y réfléchir davantage car Kerun se leva.
« Bonne journée, Dame de Vainevie, annonça-t-il. Vous ferez une excellente recrue pour notre Académie, une fois les derniers détails pratiques réglés. »
Puis, sur un salut guindé, il s'en fut vers le nord du Parc, d'un pas rapide sur le sentier. Iris se demanda à qui s'étaient adressées ces dernières paroles. À un éventuel observateur, qui se serait étonné de leur conciliabule, ou à elle-même, comme une profession de foi, une promesse de jours heureux.
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