74. Darren

C'était une chance que le général Maelwyn ait fini par le faire mander, car Darren avait la conviction qu'il serait allé lui-même forcer la porte du bureau de son supérieur s'il ne s'était pas manifesté. Mais il lui avait envoyé une enseigne et Flèche-Sombre l'avait suivie jusqu'à la salle de réunion obscure qui se trouvait au deuxième étage, à côté du mess des officiers de grade supérieur.

Depuis les événements de la veille, le commandant de la garde songeait avec de plus en plus d'urgence qu'il aurait fallu changer la manière dont la cité se gouvernait. Un groupe de sages, supervisant le conseil élu, veillant à la légalité de leurs décisions, prévenant leurs débordements, devenait une nécessité, il le voyait clairement désormais. Comment l'amener sur la table, c'était un autre problème, et qui devrait attendre des temps moins troublés.

Il s'installa face à l'imposant militaire et attendit que l'enseigne se soit éclipsée.

« Vous avez joué leur jeu, grommela Maelwyn, d'une voix sombre.

— Le jeu de qui ? demanda l'elfe, avec le plus grand calme.

— Des Valgrians. Les voilà érigés en héros salvateurs, intervenus pour ramener le monde dans la lumière. »

Darren dévisagea son interlocuteur, surpris par l'accusation.

« Qu'étais-je censé faire, au juste ?

— M'attendre.

— Tous ces hommes — vos hommes — auraient été tués si les Valgrians n'avaient pas répondu à mon appel.

— Peu importe. C'était leur boulot. Qu'ils ont fait n'importe comment.

— Gareth, j'ai besoin de comprendre ce qui se passe. Je suis le chef de la garde. La garde est garante de l'ordre, à Juvélys, depuis toujours. Vous m'avez menti. Vous m'avez dit que vous aviez sélectionné des spécialistes des situations de crise parmi vos hommes. Or ce sont des étrangers, des mercenaires du continent, qui sont manifestement dépassés par la crise et qui ne connaissent pas les usages juvéliens. »

Il faillit mentionner le néjo, mais Maelwyn y verrait un racisme déplacé, et il s'abstint.

« Et alors ? » tonna le général, furieux.

Darren soutint son regard.

« Vous m'avez menti », répéta-t-il, en détachant ses syllabes.

Maelwyn secoua la tête.

« Vous n'auriez pas compris.

— Et je ne comprends toujours pas. »

Le conseiller se leva, bousculant sa chaise avec humeur, et marcha jusqu'à la fenêtre.

« Les prêtres cherchent à prouver que je ne suis pas capable de régler cette crise pour reprendre le pouvoir. La démonstration d'hier en est la preuve.

— Ils sont venus parce que je le leur ai demandé.

— Des ténèbres, des créatures ombreuses... Vous êtes-vous demandé à qui profite le crime ?

— Êtes-vous en train de suggérer que les Valgrians ont organisé ce piège pour se mettre en valeur ? »

Pour la peine, le commandant ne masqua pas son incrédulité.

« Les Valgrians veulent le pouvoir à Juvélys. Ils l'ont eu, ils l'ont perdu, et depuis, ils manigancent continuellement pour le récupérer, comme s'il leur était dû. Un temps, avec Megrall, ils ont cru la chose entendue, mais il n'avait pas la carrure nécessaire, et à présent... Je les crois capables, oui, de beaucoup de choses. Ils l'ont prouvé par le passé. »

Darren savait exactement à quoi il faisait référence, une cabale ourdie une dizaine d'années plus tôt par des fanatiques du Temple, qui avait été éventée et écrasée, provoquant par là une purge sanglante dans les rangs des prêtres de la lumière. Certains devaient avoir des envies de revanche, parmi les plus âgés, et il était clair que la confiance entre l'état et l'église avait alors été durement rompue. Mais Koneg était venu ensuite, les liens s'étaient retissés, les Valgrians avaient prouvé qu'ils avaient l'avenir de Juvélys à cœur.

« Les Valgrians d'aujourd'hui ne sont pas les mêmes qu'hier. Hector aurait pu vous disputer le poste de conseiller et il ne l'a pas fait.

— Ah ! Hector ! Parlons-en. Où pensez-vous qu'il se cache, au juste ? Il guette le moment opportun pour revenir et sauver la situation. Vous verrez, je le connais bien. »

Darren secoua la tête.

« Général, est-ce que vous êtes vraiment en train de me dire que les Valgrians sont responsables de... ces meurtres ? »

Maelwyn ne répondit pas.

« Gareth, osa Darren. Des gamins chez les Mivéans ? Des femmes enceintes chez les Béalites ? Soren ? Excusez-moi mais... Ce n'est pas raisonnable. »

Le général lui tournait le dos, désormais, et regardait le soleil darder ses premiers rayons dans la cour.

« Ils n'ont curieusement pas été touchés.

— Parce qu'ils le seront de manière spectaculaire, tôt ou tard. Vous le savez. Je ne dis pas qu'ils n'essaient pas d'exploiter la situation à leur avantage mais... les imaginer coupables ? Valgrian est un dieu jusqu'au-boutiste, mais pas à ce point-là. »

Le militaire haussa les épaules.

« Les dieux, ma foi... J'attends toujours qu'ils se pointent. »

Ils sombrèrent l'un et l'autre dans le silence. Les paroles du général taraudaient Darren. Se pouvait-il qu'il y ait une once de vérité dans ce qu'il craignait ? Non, c'était insensé. Mais il ne fallait pas se voiler la face, Maelwyn avait raison : il y avait des précédents.

Pourtant, même à l'époque, ils avaient su qu'il y avait des cœurs amers au sein du temple, c'est ce qui leur avait permis d'agir avant qu'il ne soit trop tard. D'autant que le conseil d'alors était loin d'avoir une légitimité et des compétences irréprochables, et que beaucoup de Juvéliens, s'ils avaient été avertis de ce qui s'était finalement réglé en secret, auraient sans doute pris le parti des Valgrians... Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, ce genre d'inquiétudes concernant leur loyauté n'existait plus. A moins que... Kerun devait avoir ce genre d'informations.

« Allez-vous garder le groupe de mercenaires ?

— Oui.

— Ils viennent d'être décimés.

— Ils ont encore des ressources. »

Le général n'ajouta rien et Darren ferma une seconde les yeux. Capituler ou combattre. Il n'avait pas le droit de se montrer conciliant, pas maintenant.

« Gareth, je veux savoir ce qu'il en est de l'enquête sur les attaques des Temples. Vous avez retiré tout pouvoir à la garde et mis les services secrets sur la touche. Si vous ne m'en dites rien, je suis en droit de m'inquiéter pour la sécurité des Juvéliens. C'est mon métier, ma responsabilité. Ma mission. »

Le général lui retourna un regard courroucé.

« Est-ce une menace, commandant ?

— Non. Un souhait. »

L'officier lui adressa un signe de tête, le regard plissé, jaugeant sa sincérité. Mais Darren se savait illisible. Maelwyn se détourna.

« Revenez-en à vos missions habituelles. Vous savez bien que cette menace vous dépasse, vos compétences, votre champ d'action. Le conseil a avalisé ma manière de faire. Vous devrez vous en contenter. »

Flèche-Sombre ne songea même pas à protester. Maelwyn ne lâcherait rien, il le voyait bien. Mais il devait se passer quelque chose de grave pour que le conseil en soit arrivé là, à se replier autour de secrets qu'ils ne voulaient même pas partager avec lui, l'homme fort de la garde. Cela le remplit d'une étrange inquiétude. Il avait confiance dans le général, il savait qu'il aurait donné sa vie pour Juvélys, mais être écarté de la sorte... Ce n'était pas normal.

« Je vous informerai de nos prochaines initiatives, histoire que l'incident d'hier ne se reproduise pas. Cela vous permettra d'anticiper d'éventuels débordements.

— Je l'espère vraiment », répondit sobrement l'elfe.

Darren pinça les lèvres.

« Bien. Je voulais aussi vous parler des Esprins. Il y a beaucoup de rumeurs sur vos intentions les concernant.

— Vous craignez une nouvelle purge ?

— Puisque vous utilisez le mot... »

Le général s'enflamma comme un tison.

« La purge griphélienne était nécessaire, et de longue date ! Si j'avais eu trois Cageots à ma disposition, je les aurais remplis, croyez-moi ! Et je n'exclus pas la possibilité de le faire dès que le premier chargement aura été débarqué. Ces racailles n'ont rien à faire ici. Nous leur avons ouvert les bras, et qu'est-ce qu'ils nous apportent ? Koneg ! Casin ! Même s'ils n'y sont pour rien cette fois, et honnêtement, je suis persuadé du contraire, les fois précédentes auraient dû suffire à nous faire agir de manière ferme ! »

Darren ne répondit rien. Discuter des effets pervers de cette déportation massive, des conditions dans lesquelles elle avait été organisée, des critères sur lesquels on s'était basé pour trier les gens, tout ça ne servait à rien : le général était convaincu jusqu'à l'os de la nécessité de cette mesure, malgré toute son impopularité. D'autant qu'il n'en avait pas fini.

« Les Juvéliens sont des mous, des couards, et de temps en temps, il faut faire les choses, même si elles sont difficiles, amères, et qu'elles laissent des traces ! Dans un siècle, les gens me remercieront. Je serai mort mais je m'en fiche. »

L'elfe laissa couler. Dans un siècle, il serait toujours là, lui, et il doutait beaucoup que le futur se souvienne du général avec clémence ou nostalgie.

« Mais rassurez-vous : nous n'allons pas rassembler les Esprins. Ce serait contre-productif. »

Contre-productif, qu'est-ce que ça voulait dire ?

Darren le dévisagea, silencieux, et réalisa qu'il ne parvenait pas à le croire sur parole, comme il l'aurait fait autrefois. Et même s'il disait vrai, Darren était stupéfait qu'on le garde en dehors de ces décisions.

Il savait ce qu'on lui répondrait s'il s'en offusquait : que c'était le conseil, élu démocratiquement, le siège du pouvoir légitime de Juvéys, qui devait gérer la crise, que lui-même était un fonctionnaire, subordonné à leurs décisions. Ce n'était pas faux. Mais l'elfe avait le sentiment qu'en se privant des services secrets et à présent, de la garde, le conseil empruntait une voie dangereuse : il y avait dans ces institutions une expertise ancienne, difficilement remplaçable, des gens qui avaient une vision à long terme de la cité. Etait-ce une question de confiance ? Espéraient-ils que leurs hommes servent de filet de sécurité ? Ou de boucs émissaires ?

Non. Le plus probable est qu'ils savaient que leurs méthodes déplairaient. Kerun avait rué dans les brancards dès le départ et lui-même faisait face à la grogne de ses plus proches collaborateurs.

« Puis-je encore vous faire confiance ? »

Maelwyn se retourna et le dévisagea durement. C'était pourtant un jeu auquel il ne gagnait jamais.

« Vous devez me faire confiance, oui. »

C'était plus un ordre qu'une assurance, une menace presque, mais Darren décida de ne pas le prendre de la sorte.

« Bien. »

Il n'en obtiendrait rien de plus, sans doute. Darren se leva. Maelwyn l'observa sans rien dire tandis qu'il gagnait la porte.

« Je nous sortirai de cette crise », annonça finalement le général.

Mais pourquoi tenez-vous tant à le faire tout seul ? s'interrogea silencieusement le commandant de la garde.

Il ne répondit rien, s'inclina et sortit. Quoi que puisse ordonner Maelwyn, quelque chose s'était rompu entre eux, un lien invisible et pourtant critique, et ce n'était pas bon.

C'est seulement en regagnant la caserne qu'il tomba sur Falco, bouleversé.

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