73. Falco

Calfeutré dans son manteau de laine, le capitaine Falco Maglor traversa vivement la cour déserte puis s'engagea dans l'escalier qui menait aux sous-sols de la caserne. Les odeurs de tombeau lui titillèrent les narines comme il s'enfonçait sous terre et il déboucha dans le couloir vivement éclairé qui menait à la morgue. Il hâta le pas, une chanson guillerette à l'esprit, et passa devant l'alcôve où trônait la statue d'elfe que Flèche-Sombre avait bannie du hall principal.

« Commandant », murmura Falco en la saluant d'un signe de tête, rituel obligatoire et moqueur des catacombes.

D'ordinaire, il aurait poursuivi sa route sans y réfléchir, mais Soren avait disparu depuis deux jours déjà, et il était difficile de contempler une de ses oeuvres sans s'interroger sur son destin. Surtout quand on était membre de la garde, qu'on aurait dû traquer ses ravisseurs ou ses assassins, et qu'on en était réduit à espérer que d'autres s'en chargent, sans pouvoir rien faire, parce que tels étaient les ordres.

L'elfe de marbre était nu, la marque de fabrique de l'artiste depuis une dizaine d'années. Debout, il était appuyé sur un arc typique de la Sylarith, le regard distant, et il ne manquait aucun détail de son anatomie, de la pointe des oreilles à l'arc du nez, de la rondeur des fesses au renflement du sexe, en passant par les muscles ciselés des jambes, la ligne des clavicules, les ongles et le nombril.

Comme toujours, dans les statues du génie himéite, le résultat n'était pas parfaitement réaliste, il y avait un petit côté parfait, sublimé, qui tenait à peu de choses, sans doute une pointe de magie divine imprégnée dans la pierre. Mais de l'avis commun, le modèle était le commandant Flèche Sombre. Ce dernier refusait d'en entendre parler et le sujet était l'un des rares susceptibles de le mettre en colère. L'elfe de marbre avait trôné pendant deux ans dans les hauteurs, mais la rumeur avait fini par avoir raison de l'art, et la statue, malgré sa beauté indéniable, avait été reléguée dans les profondeurs, coupant court aux racontars inconvenants.

Falco tendit une main puis renonça à la toucher. C'était de la pierre, mais c'était aussi le commandant Flèche-Sombre, et jamais l'elfe ombrageux n'aurait permis qu'on le palpe de la sorte. La pensée arracha une grimace amusée au jeune capitaine et il fila.

Parvenu à destination, il frappa deux coups  et entra dans la morgue sans attendre d'y être invité. Dame Gardesylve – Mahaut – l'accueillit d'un sourire, avant de tirer un drap par-dessus le corps qu'elle était en train d'examiner.

« Matinale ?

— Avec tous ceux qui sont arrivés hier, pas le choix », répondit-elle avec un haussement d'épaules.

Falco franchit les quelques toises qui les séparaient. La pièce qui recevait les cadavres était relativement vaste, meublée de quatre grandes tables où on pouvait déposer les morts en attente d'un examen, et de nombreuses armoires où était entreposé le matériel nécessaire. La petite salle attenante servait à stocker les corps excédentaires, sous les ondes d'un sortilège de préservation tissé par l'Hildanne. La lumière était chiche mais l'art de Mahaut ne nécessitait pas forcément d'y voir grand-chose.

Arrivé aux côtés de la prêtresse, le jeune capitaine se pencha pour la gratifier d'un baiser léger, qui se mua en quelque chose de plus fébrile, bien qu'ils ne puissent pas se toucher : l'uniforme de Falco n'y aurait pas survécu. Ils se détachèrent et échangèrent un sourire.

« Tu m'as manqué, cette nuit », murmura-t-il en épousant les traits de son visage du bout des doigts.

Elle le gratifia d'une moue désolée.

« J'aurais dormi comme une pierre. Je suis vidée.

— Tu devrais te ménager.

— Je n'en ai pas le droit, tu le sais bien. Je récupérerai quand tout ce bordel aura pris fin.

— Je pensais que le Temple t'enverrait un assistant. C'était ce qui était convenu.

— Et c'est bien leur intention... mais la surcharge de travail a été importante, tous ces derniers mois, tu le sais... et les retards cérémoniels... Nous en avons déjà parlé. Mais nous sommes en discussions avec les Temples de Novogal et de Frimal... Ça arrivera tôt ou tard... Mais plus la mort frappe Juvélys, plus nos services sont requis... indispensables... et tu sais bien que beaucoup estiment qu'il n'est pas nécessaire d'user de magie hildanne pour trahir les secrets des morts. Pire... que c'est sacrilège.

— Mais c'est tellement efficace ! protesta le capitaine en se tournant vers les cadavres. Les méthodes traditionnelles sont... brouillonnes et inexactes... des suppositions... erronées une fois sur deux !

— Maître d'Ubyste serait scandalisé de t'entendre parler ainsi.

— Mais il n'est plus là pour m'entendre. Et cet homme... Il avait un sens du crime inné... Rien qu'à l'odeur... »

Il se frôla le bout du nez du doigt.

« Je ne suis pas aussi douée que lui », remarqua Mahaut d'un ton morne.

Falco se sentit aussitôt empli d'outrage. Il ne supportait pas ces moments où l'Hildanne avait des crises de confiance. Elles étaient ridicules et déplacées. Son mentor avait été un homme exceptionnel, d'une science incommensurable... mais Mahaut avait quarante ans de moins et tout le temps de le surpasser.

« Arrête. Tu es le meilleur des deux mondes. La magie d'Hilda et les connaissances profanes réunies en une seule femme... merveilleuse... »

Elle secoua la tête, libérant quelques mèches de son chignon châtain.

« Tais-toi donc...

— Je suis désolé. Tu es parfaite. »

Cette fois, Mahaut leva les yeux au ciel.

« Et toi tu es un vil flatteur. »

Il sourit en bombant le torse, bravache, heureux de l'avoir ramenée à une humeur plus légère. La rumeur disait les Hildans souvent déprimés, et c'était une réalité. Ils avaient beau s'en défendre, prétendre que la mort était la fin naturelle de toute existence, qu'il fallait l'accepter, l'accueillir et traverser la vie sans la craindre, tous ceux que Falco connaissait exsudaient un semblant de désespoir. Ils luttaient, bien sûr, mais cette confrontation constante avec le néant leur pesait. Ou du moins, c'était ainsi qu'il le voyait. Et il s'était juré d'être le soleil qui brillerait pour Mahaut, éclipsant la promesse du pire.

« Mais tu n'es pas venu de grand matin juste pour me compter fleurette, si ? demanda-t-elle.

— Et si c'était le cas ? rétorqua-t-il avec aplomb.

— Je te connais, capitaine Maglor. »

Elle poussa un léger soupir tandis que Falco, mains sur les hanches, balayait la pièce du regard. À quoi bon s'empêtrer dans des dénégations ? Elle n'y croirait jamais.

« Tu as raison. J'espérais... savoir.

— Falco, la garde n'est pas supposée enquêter sur cette histoire.

— Nous étions en première ligne, hier. Et nous n'avons encore reçu aucune notification officielle par rapport aux événements... Alors j'en profite, oui. Et puis tu es membre de la garde, toi aussi. »

Mahaut le dévisagea une seconde, jaugeant ses intentions, mais il lui rendit son regard avec aplomb. Il la connaissait assez pour savoir que, comme lui, elle brûlait de coincer les Obscurs. Son souhait de travailler pour la garde, alors qu'elle aurait pu connaître une trajectoire hildanne classique, de cérémonie en enterrement, n'était pas venu de nulle part. Mahaut était appliquée, curieuse, et éprise de justice. C'était ce qui l'avait séduit d'emblée.

Son expression glissa de la suspicion à la détermination et il sut qu'il avait gagné.

« Tu sais déjà qu'il y a cinq morts. »

Elle désigna les tables autour d'eux.

« Quatre ont été tués par les bêtes ombreuses. Une femme et trois hommes. Leurs noms, je ne les connais pas mais... ils appartiennent à ce fameux groupe du général Maelwyn...

— Ils sont décontaminés ? demanda Falco avec inquiétude.

— Oui. Pas de risque immédiat, de ce qu'on sache... mais il faudra les incinérer au plus vite. Je suppose qu'ils viendront les chercher dans la journée.

— J'ai vu leur cheffe, bien vivante... et le néjo, murmura le jeune capitaine en circulant entre les tables. Mais je me demande si ce massacre va faire changer Maelwyn d'avis... Manifestement, cette bande n'est pas à la hauteur. »

Quatre morts sur une douzaine d'hommes, ce n'était pas rien. Falco savait que ce genre d'engeance était peu sentimentale, mais la force de frappe devait leur manquer. A moins qu'ils ne recrutent... mais même le général devrait y voir quelque chose. Un manque d'habitude du terrain. Une méconnaissance de l'adversaire. Une assurance déplacée.

Mahaut ne releva pas son commentaire et se dirigea vers l'une des tables. Elle saisit le suaire qui couvrait le cadavre et le souleva pour en révéler le visage.

« Celui-ci était enchaîné à une poutre à l'intérieur de la maison... C'est de sa ceinture qu'émanait la sphère de ténèbres. Il est mort plus ou moins au même moment que les autres... sans doute encore vivant quand ils sont arrivés... mais il a été tué par un sortilège qui s'est déclenché en même temps que la sphère.

— Quel genre de sortilège ?

— Un broyage de coeur.

— Le flux de Casin.

— Oui.

— Donc il y aurait des Casinites parmi les Obscurs ?

— Ou ils se sont procurés un artefact qui en était imbu.

— La sphère est issue de Tymyr... ou d'une magie du flux inerte.

— Il n'est pas impossible de faire cohabiter plusieurs magies au sein d'un même objet.

— Non, mais soit ils ont un concepteur habile dans leur équipe, ce qui voudrait dire qu'ils ne sont pas des amateurs... soit ils ont des fonds.

— Vu ce qu'ils ont infligé aux Mivéans, nous savions déjà qu'ils n'étaient pas des débutants, non ?

— Oui, bien sûr... »

Même si les Mivéans manipulaient un flux peu offensif, ils disposaient de sortilèges qui auraient pu repousser l'adversaire, s'il avait été moins qualifié. Falco se frotta le front, dépité, puis déchargea un peu de nervosité en faisant à nouveau le tour d'une table, pour venir se placer à côté de Mahaut.

« Ça n'explique pas qui était ce gars et ce qui s'est passé... »

Elle lui décocha un sourire malicieux, le regard brillant d'un éclat intense.

« Mais j'ai une théorie. »

Sans lui laisser le temps de réagir, elle se déplaça vers la dernière table, sur laquelle trônait un corps plus mince, et le dévoila à son tour. Falco fronça les sourcils, découvrant le visage du novice mivéan qu'ils avaient ramassé l'avant-veille. C'était lui qui s'était rendu sur les lieux, attiré par la rumeur qui circulait dans les rues, remontée à leurs oreilles de proche en proche, jusqu'au poste de garde voisin. Les coréligionnaires du gamin n'en avaient été informés que tardivement et viendraient sûrement le récupérer rapidement, pour lui offrir une digne sépulture.

Falco n'avait pas oublié le message trouvé dans sa paume, la provocation adressée au général Maelwyn, mais il avait dû céder le cadavre et le reste aux mercenaires. Une chance qu'Hagen n'ait pas été là : il leur aurait cassé la figure.

« Quand tu as trouvé le corps, il avait été égorgé, n'est-ce pas ? demanda Mahaut.

— Oui. Assez proprement, d'ailleurs.

— Alors regarde. »

Elle baissa le drap jusqu'à ses chevilles, puis pointa du doigt de légères coupures, à peine visibles, sur les bras et les jambes, le visage et le torse. Elle appuya sur l'abdomen, révélant des incisions plus profondes qui béèrent, violacées, sur la peau blafarde de l'adolescent.

« Ben merde... Je n'ai rien vu de tout ça, murmura le capitaine.

— Et c'est normal. Rien de tout ça n'y était. Toutes ces marques ont été faites après que tu aies récupéré le corps, et après mon examen. Le corps a été lavé, aussi. Avec minutie. »

Elle releva les yeux et croisa le regard clair de Falco.

« C'est l'oeuvre d'un praticien de la magie de mort. On a utilisé ce cadavre pour retrouver son meurtrier. »

Le capitaine écarquilla les yeux de stupeur.

« Mais... cette méthode... nécessite un sacrifice... » souffla-t-il.

Mahaut hocha la tête, les lèvres pincées, le laissant poursuivre.

« Qui... »

Les mercenaires, bien sûr. Ils avaient osé. Comment une telle chose était-elle possible ? Le coeur battant, les muscles tétanisés, le jeune homme se força à suivre le fil de ses pensée.

« Mais... alors cet homme... était vraiment le meurtrier du gamin... mais pourquoi était-il enchaîné dans une maison abandonnée ?

— Si tu veux mon avis... Parce que les Obscurs l'ont sacrifié pour tendre un piège aux mercenaires de Maelwyn », lâcha Mahaut sans la moindre émotion.

Elle tira le suaire pour masquer le cadavre du novice et se tourna vers son compagnon, bras croisés.

« Et si c'est le cas, cela signifie que les Obscurs ont dans leurs rangs quelqu'un qui sait qu'un des mercenaires a ce pouvoir », compléta-t-elle.

C'était la déduction logique mais Falco eut un rire amer.

« Des dizaines de personnes ont pu les voir à l'oeuvre : Maelwyn les a recrutés en Jasarin... et les anciens soldats se comptent par milliers ! »

Il se passa les mains sur le visage, l'estomac retourné.

« Quel bordel. Imaginer que le général ait pu cautionner... »

Car il l'avait su, évidemment. C'était peut-être même pour ça qu'il les avait recrutés.

Un frisson l'ébranla.

« C'est répugnant.

— Et c'est entre nous, Falco, dit Mahaut sur un ton sévère. Je n'étais pas censée t'en parler.

— Désolé, c'est difficile à avaler. Déjà, qu'ils aient profané la dépouille de ce pauvre gamin mais en plus... Je ne peux pas le croire. Qu'ils aient tué quelqu'un... Est-ce que... tu as vu un corps ? »

Elle secoua la tête.

« Non. Je suppose que s'ils ont procédé à un sacrifice... ils auront escamoté le corps par d'autres voies. »

Falco réprima un nouveau frisson. Son coeur tambourinait dans sa poitrine, au rythme de sa colère qui enflait.

« Je dois en parler au commandant.

— Falco, non.

— Je suis désolé, Mahaut. Je dois. C'est... je ne peux pas garder une chose pareille pour moi. C'est... c'est contraire à tout... C'est... Je suis désolé.

— Falco, tu vas me mettre dans une situation...

— Tu as fait ton boulot. Mahaut. Le commandant t'estime beaucoup... Il trouvera une solution pour te protéger... mais... je dois... »

Il reculait vers la porte, de plus en plus submergé par son outrage. L'expression horrifiée de la jeune femme le glaça, mais il ne pouvait pas comprendre qu'elle fasse primer le secret sur la vérité abominable.

« Falco, je t'en prie... murmura-t-elle.

— Je suis désolé, répéta-t-il. Désolé. »

Il ouvrit la porte, la franchit sans tenir compte de ses suppliques, et détala dans le couloir, vers les hauteurs, à pas rapides. Si elle sortit derrière lui pour le rappeler, il ne l'entendit guère, pas plus qu'il ne prêta attention aux personnes qui croisèrent sa route. Il fallait qu'il trouve Flèche Sombre et qu'il lui révèle ce que la jeune femme avait découvert. Les implications étaient trop graves pour les passer sous silence, quel qu'en soit le prix. Elle comprendrait.

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