72. Martin
Le mal de crâne finirait par s'estomper. Immanquablement.
Martin ressentait une pression dans les orbites et à l'arrière de la tête, comme si sa cervelle cherchait à s'échapper par un trou inexistant mais qu'elle finirait bien par percer. Ses oreilles bourdonnaient et le monde était tacheté de moustiques fantômes. Il savait qu'il larmoyait, qu'il avait des plaques rouges sur le front et la gorge, et le goût âcre sur sa langue s'attarderait certainement jusqu'au lendemain.
Contrecoup d'une soirée aux spores, ce n'était pas la première fois.
Il ne s'était jamais adonné à ce type de vice de sa propre initiative, mais s'était toujours plié aux désirs des clients. Quand ils voulaient boire, il buvait ; quand ils voulaient fumer, il fumait ; quand ils voulaient inhaler ou avaler, il les imitait. Parfois, il était le seul à devoir se droguer, pour le bon plaisir de son conquérant. Parfois c'était le contraire. Malléable, obéissant, c'était ce qu'on attendait de lui et il était prêt à tout donner. L'homme de la veille n'avait pas lésiné sur les quantités. Des heures plus tard, Martin se sentait encore ravagé.
Assis sur sa chaise, dans l'atelier du sabotier que lui avait renseigné ce menteur de Duncan, il attendait que la fameuse réunion des révolutionnaires griphéliens commence. Autour de lui, une quinzaine de personnes patientaient en bavardant. Mais avec ce qui tambourinait entre ses tempes, Martin était incapable de les écouter. De toute façon, ils parlaient tous de la même chose : de l'incident de la bulle de ténèbres qui s'était déroulé plus tôt dans la journée. Les récits variaient mais il y avait consensus sur la source : les Obscurs.
Plus tôt, il s'était réveillé dans la planque où les avait accueillis Kerun le soir du Jour Humide, l'estomac barbouillé et les pensées confuses. Il lui avait fallu de longues minutes pour reconstituer son parcours des dernières heures. D'abord une première étreinte avec un bourgeois levé à la sortie du grand théâtre, qui l'avait ramené dans un appartement cossu avec vue sur le Parc. Il y avait eu un second homme, près des quais, et sans doute un troisième, mais Martin n'en était plus complètement sûr. A ce stade de la nuit, les spores agitaient son esprit d'une sarabande fantastique et tout se brouillait.
Il était venu, pourtant. Au rendez-vous fixé par l'elfe. Fier et défiant.
En réalisant qu'il avait tout lâché à l'espion, il avait gémi dans son oreiller pendant un temps interminable. Peut-être une heure. Souffrance de sa carcasse, honte de son âme. Pourquoi avait-il fallu qu'il lui révèle le fond de sa pensée ?
Il n'aurait jamais dû retourner à la planque. Il aurait dû rentrer chez Kaunia, se réfugier dans la mansarde, et y geindre de l'aube à la nuit. Les spores avaient cet effet, de briser les barrières. Les spores, le désespoir, et cet elfe de malheur.
Jamais il n'oserait se représenter devant lui, affronter son regard, sa foutue commisération de Juvélien.
Il n'y comprenait rien. Il n'y comprendrait jamais rien. Martin ne voulait plus jamais le revoir.
Alors que faisait-il dans cet atelier de sabotier, au juste ? Pourquoi poursuivait-il cette mission dont l'elfe l'avait relevé ?
Parce qu'il avait dit...
Il avait dit que la rédemption ne devait pas forcément passer par le pire.
Que souffrir encore et encore n'aidait personne.
Il avait raison.
Mais il n'y comprenait rien.
Martin fut arraché à son délire par l'apparition de l'orateur qu'ils attendaient tous. C'était un homme d'une trentaine d'années, mince et souriant, qui s'assit à califourchon sur une chaise, et entama son intervention par de chaleureux remerciements.
Il avait une voix trop aiguë pour que Martin la supporte. Après trois phrases, il se replia en lui-même, tentant de donner le change, mais ses tympans criaient grâce. Il tempéra sa respiration, posa son regard, contrôla l'arc de ses lèvres, les muscles de ses joues. Mais il n'écouta rien. Il s'en voulut d'être incapable de se concentrer sur ce que disait l'étranger, de n'avoir même pas retenu son nom, de n'identifier que des mots épars dans sa harangue... Il avait mal aux épaules, aux fesses, aux orteils, froid et chaud à la fois, et mille fourmis couraient dans ses jambes et son ventre, comme si elles avaient établi leur quartier général dans ses tripes et cheminaient à l'intérieur de sa peau. Son coeur l'ébranlait à chaque battement et en baissant les yeux, il constata qu'on pouvait le deviner à travers la toile de sa chemise, son mouvement trop ample, trop violent.
Il se contint. Il ne pouvait pas se lever et sortir, cela attirerait immanquablement l'attention, et ce n'était pas ce qu'il voulait. Il cessa de s'inquiéter et s'offrit le temps de reprendre pied. Doucement. Il en était capable. Respirer. Calmement. Autour de lui, les regards avisés devaient deviner qu'il avait abusé de spores, mais il n'était certainement pas le seul à y chercher la plénitude ou la jouissance. Leur consommation était un désastre dans toutes les villes de Solbéa.
Petit à petit, les paroles de l'orateur lui parvinrent. Il était question des familles nobles de Griphel, et leurs noms dansèrent un moment dans son esprit, évoquant des palais somptueux, des festins grandioses, des soirées de débauche sans limites. L'homme parlait de plusieurs appuis dans leurs rangs, de seigneurs épuisés par la mainmise impériale, d'ouvertures et de leviers qui ne demandaient qu'à être exploités.
Martin avait vécu dans ce cloaque et il n'en croyait rien. En neuf ans passés à Griphel, il n'avait jamais entendu qu'un complot ait porté ses fruits. En revanche, la place des exécutions était comble presque tous les jours, et on y écartelait des esclaves, on y pendait des marchands, on y décapitait des soldats, on y éviscérait des comtes et des barons qui avaient pensé pouvoir faire de l'ombre à Jadon Deach'Unben.
Mais dans le fond, ces gens profitaient de la protection juvélienne pour se raconter de grandes histoires, et tant mieux pour eux. Martin se demanda néanmoins si des espions griphéliens pouvaient se trouver dans cette petite assemblée, mémorisant les noms et les visages pour un usage ultérieur. Assassiné pour pensées séditieuses. Ce serait le summum.
Evidemment, faire crouler l'Empire griphélien était un rêve valable. Mais c'était un rêve. La dernière guerre l'avait amplement démontré et il faudrait des décennies, si pas des siècles, avant que Rhyvan ou Juvélys se risque à nouveau à affronter les Casinites sur le champ de bataille. Martin ne blâmait personne : quand l'adversaire n'avait aucune limite, s'y frotter était immanquablement douloureux.
La réunion toucha à sa fin. Plusieurs petits groupes se formèrent dans la salle, mais Martin ne se sentait pas l'énergie de s'immiscer dans l'un ou l'autre. Il le fallait, pourtant, et il balaya la salle du regard, tâchant de se décider. Avant qu'il n'ait pu trancher, une main se posa sur son épaule, et il se tourna pour faire face à un homme plus âgé, cheveux grisonnants, sourire affable dans un visage rond.
Sans qu'il puisse s'en empêcher, Martin sentit ses intestins se crisper. Une part de lui accusa les spores, mais l'autre était convaincue que le nouveau venu, à lui seul, lui inspirait ce malaise.
« Vous êtes Martin, dit l'inconnu en lui tendant la main.
— C'est bien ça », répondit l'ancien esclave en la serrant.
L'étranger attrapa une chaise.
« Je suis Conrad. »
Il avait un soupçon d'accent griphélien, atténué par de longues années en Tyrgria, mais authentique.
« Qu'avez-vous pensé de la présentation de Gurvan ?
— Oh... heu... Intrigante. Beaucoup de... suppositions, néanmoins.
— Oui, vous avez raison. Beaucoup d'incertitudes.
— Incertitudes. C'est le mot. »
Il essayait de se focaliser sur ce visage, mais c'était difficile, le flou demeurait devant ses yeux et le mal de tête avait migré en un point unique, juste derrière son oreille gauche.
« Spores ?
— On ne peut rien vous cacher. »
Le dénommé Conrad eut un sourire apaisant.
« Après les événements des derniers jours, une envie d'autre chose est bien compréhensible. »
Martin opina du chef, même si ses errements n'étaient liés en rien à la rafle.
« Certains d'entre nous... aimeraient lever ces incertitudes... et aborder les choses de manière un rien plus... active, annonça Conrad.
— Plus active ? murmura Martin.
— Oui. Mais ce n'est pas le lieu pour en parler. En fait... j'ai appris que... vous étiez lié avec Iris de Vainevie ? »
Nous y voilà, songea Martin. Une noble griphélienne dans toute sa splendeur.
« Pensez-vous possible de l'intéresser à notre démarche ? Nous ne lui demanderions... pas grand-chose. Juste son... opinion... sur certaines sujets. »
Des informations, en somme. Iris était fatalement bien placée. Mais cela voulait dire que Martin et elle avaient été repérés. Ils n'avaient pas fait profil bas, mais c'était quand même un peu inquiétant. Peut-être Kerun avait-il compté là-dessus, justement. Exposer Iris pour l'intérêt qu'elle pouvait susciter. L'ancien esclave se demanda si l'elfe avait les moyens de la protéger.
Son esprit dériva sur la conversation matinale, sur cet aveu qu'il n'avait jamais eu l'intention de faire, et qui avait pourtant franchi ses lèvres et s'était déversé sur la pire personne possible.
Je suis décidément mon pire ennemi, songea-t-il.
« Ça va ? » lui demanda une voix.
Il papillonna des yeux, reprit pied dans l'instant présent. Conrad le dévisageait, une expression de souci sur les traits.
Une expression, seulement. Il était plutôt contrarié qu'on ne l'écoute pas.
« Désolé. Les spores. »
L'homme acquiesça.
« Vous parlerez à la Dame de Vainevie ? »
Martin ne s'offusqua pas de son insistance. Le ton employé dénotait une certaine expérience de la manière de s'adresser à un esclave et Conrad savait manifestement à qui il avait affaire.
« Bien sûr, répondit servilement Martin, s'attirant un sourire satisfait.
— Demain soir, à la tombée de la nuit. Nous nous retrouvons devant la chapelle de Cefnor. Le lieu de rendez-vous est confidentiel, bien sûr. Amenez la Dame de Vainevie. »
La main de son interlocuteur s'était posée, impérieuse, sur son avant-bras. Martin contint un frisson et acquiesça avec déférence.
« Bien. Ne nous faites pas faux bond, Martin. »
Il y avait un fond de menace, dissimulée sous cette autorité naturelle. Puis Conrad lui tapota l'épaule et se leva. Le prostitué le suivit des yeux tandis qu'il se frayait un passage parmi les conspirateurs qui bavardaient encore. Il échangea quelques mots avec Duncan, le rabatteur, puis d'autres avec Gurvan, l'orateur, et sortit. Martin resta assis, et libéra un léger spasme. La nausée lui grimpa dans la gorge.
Il devait absolument parler de tout ça avec Kerun. Ce contact, Iris, le rendez-vous du lendemain soir. Mais il n'avait vraiment pas envie de le voir. Pas maintenant, pas ce soir, peut-être plus jamais.
Pourquoi avait-il fallu qu'il entrouvre cette porte ?
Expier. C'était la seule chose à faire. La seule chose capable d'apaiser ce qui le rongeait de l'intérieur.
Il ferma un instant les yeux, puis se leva.
Il allait rentrer chez Kaunia, parler à Iris, puis dormir.
Ses pas le portèrent vers l'extérieur, vers son lit, et ce faisant, il renonça sans y penser aux activités ordinaires de ses nuits.
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