69. Llewellyn
Après des Obscurs, des bêtes ombreuses. Juvélys était en train de battre des records.
Pour Llewellyn, évidemment, c'était tout bénéfice.
Arrivé dans la capitale peu après le meurtre d'Albérich Megrall, il avait décidé de prendre le contrepied des habitudes esprines. Alors que ses collègues se paraient d'identités alambiquées, de biographies dérobées à des prisonniers et d'accents contrefaits, il avait opté pour la sincérité. Presque.
Il était venu avec une bonne excuse, et sa propre personne. Llewellyn Argall, ressortissant d'Esprin, prêtre de Kintaa, musicien à ses heures, spécialiste des bêtes ombreuses. Rien que la vérité. Il voulait résider en ville un moment pour échanger avec les experts locaux. Après tout, les Marais n'étaient pas la seule zone de l'île à regorger de monstres : la Forêt Morte, juste au sud de Juvélys, jouissait du même privilège.
Oui, il savait qu'Esprin et Juvélys étaient engoncés dans un conflit problématique. Oui, le Prince d'Esprin refusait l'autorité de la capitale et prétendait Kintaa bien supérieure à Valgrian. Oui, ce dément avait l'intention de renverser le pouvoir juvélien et de faire d'Esprin le centre de l'île. Mais Llewellyn se fichait bien de politique, il venait juste pour les bêtes ombreuses. Partager les bonnes pratiques profiterait à tout le monde, quel que soit son bord.
Les autorités l'avaient regardé d'un oeil sceptique. Llewellyn leur avait offert son plus beau sourire. Et il savait qu'il avait un merveilleux sourire. La capacité d'inspirer la confiance. De mentir avec aplomb. De convaincre les gens de sa bonne volonté. De séduire et de manipuler.
Personne n'avait besoin de savoir qu'il était un espion, envoyé par les autorités esprinnes pour leur relayer tout ce qui se déroulait dans la cité de la Lumière, surtout en ces temps de crise qui avaient suivi la mort du Flamboyant. Il serait discret, élégant, efficace, une nécessité pour garder sa tête quand on était issu d'une cité où la loi d'un seul, un peu dément, décidait du destin de tous.
Il était entré dans la ville, avait arpenté les rues ensoleillées, goûté un instant à la joie de vivre délicieuse qui animait les Juvéliens, s'était trouvé une chambre dans une auberge de bon standing et avait été arrêté avant d'avoir pu poser la tête sur l'oreiller.
Il avait alors rencontré son premier Juvélien et, horreur, c'était un elfe. Llewellyn s'était vu écartelé contre un arbre, criblé de flèches, éventré et ses organes offerts aux animaux sauvages avant même qu'il n'ait expiré. Mais l'individu n'avait fait aucune référence au conflit meurtrier qui opposait son peuple et les Esprins dans les montagnes qui bordaient la Sylarith. Il avait été très poli, très direct : soit Llewellyn renseignait les agents locaux et il pourrait sortir, soit il refusait et sa carrière de mouchard prendrait fin dans l'heure.
L'elfe ne voulait pas dire qu'il serait tué, mais pour un Esprin, l'échec de la mission serait pire. Non seulement pour lui, mais aussi pour sa famille restée dans la cité de Kintaa. Alors il avait accepté.
Depuis, il se savait sous surveillance. Cela ne changeait rien à ses activités : il allait au Temple de Valgrian pour travailler sur les bêtes ombreuses, il gardait l'oeil et l'oreille ouverts pour rédiger des rapports d'observation à envoyer à Esprin, et il rencontrait périodiquement l'elfe pour discuter de sa ville natale, sa structure sociale, ses jeux de pouvoir, son Prince mégalomane, l'église kintaanne, les ambitions des uns et des autres.
Après deux ans à Juvélys, il se percevait davantage comme un informateur tranquille que comme l'espion surentraîné qu'il était. Mais Juvélys était comme ça : il faisait bon, la nourriture était délicieuse, la musique agréable, les gens sympathiques. Conserver une posture de défiance en pareil endroit était impossible. Il savait d'où il était issu, cependant, et qui dépendait de son obéissance à ses maîtres. Jamais il n'aurait songé à tout plaquer pour rejoindre l'ennemi. Même s'il était, objectivement, un traître.
Mais il remplissait tous ses rôles avec un aplomb serein, aussi, lorsqu'un garde déboula au Temple de Valgrian en réclamant Rachel, fut-il le premier à se porter à ses côtés pour aller défier le Mal.
La jeune femme était un spécimen affreux de la gente féminine, pesante et carrée, comme une génisse au mufle disgracieux, mais face à une urgence, elle était parfaitement capable de faire face, et avec brio. Elle accepta l'aide proposée par Llewellyn, fit débaucher deux prêtres supplémentaires et quatre Flambeaux, et ils s'en furent rapidement à travers les rues, au rythme du galop maîtrisé de destriers toujours parés au combat. Llewellyn était en croupe du dénommé Kyle, un jeune homme élancé au regard azur et au nez d'aigle, et il profita de cette promenade imprévue, observant les réactions des citoyens sur leur passage, qui se garaient, le regard plein d'admiration et d'inquiétude.
Ils franchirent la courte distance qui les séparait de la bulle ténébreuse en quelques minutes à peine. Une fois rendus, ils mirent pied à terre, confièrent leurs chevaux aux hommes qui formaient le cordon de sécurité autour du site, et le franchirent.
Le dôme de brume était une petite merveille de magie obscure et sa stabilité trahissait son origine artefactuelle. Aucun magicien n'aurait pu maintenir une telle structure sans y imprimer la moindre variation. Son inertie révélait aussi qu'il ne présentait sans doute pas le moindre risque, au-delà de l'ombre qu'il portait sur les lieux. Deux Flambeaux s'en assurèrent en balayant sa surface de légères ondes lumineuses, puis ils sortirent leurs armes et entrèrent.
Llewellyn n'eut pas le temps de s'émouvoir du contraste entre la rue tranquille qu'ils avaient quittée et le capharnaüm qui régnait à l'intérieur de la zone de brouillard. Le vacarme d'une lutte les figea, puis les prêtres valgrians entamèrent leurs chants de lumière tandis que Rachel et les Flambeaux se ruaient au secours des combattants.
Les bêtes obscures étaient au nombre de deux. Un bakiti et un goshka. Leurs noms abscons étaient issus d'un vieux manuscrit retrouvé dans les ruines d'une cité des Marais, par les premiers colons à avoir atteint l'extrême ouest de la Tyrgria, environ deux cents ans plus tôt. C'était le seul texte qui décrivait ces créatures, et une copie existait dans la plupart des grands bibliothèques de l'île. Qui l'avait écrit, on n'en savait rien, car il était rédigé dans une langue inconnue, que seule la magie avait pu décrypter. Bien sûr, on murmurait que les elfes de la Sylarith en savaient bien davantage, mais le jour où ils partageraient volontairement leur savoir avec les humains n'était pas près d'arriver. A cet égard, Llewellyn souscrivait sans réserve à la pensée esprinne dominante: il faudrait aller leur prendre de force ce qu'ils ne voulaient pas offrir de leur plein gré.
Le bakiti était dans la rue, furieux et blessé, mais encore bien vivant. Vert et velu, muni de quatre yeux opalescents et de mâchoires crantées, de six pattes glabres aux articulations improbables et de deux pinces qui lui perçaient les épaules, il ressemblait à un croisement raté entre un molosse, une blatte et un tourteau. Une barrière de lumière violette protégeait trois mages retranchés, manifestement incapables de faire plus que se protéger. La créature s'échinait contre la façade d'une maison barricadée, arrachant la brique de sa gueule allongée d'où dégoutait une bave putrescente. Deux des Flambeaux se dirigèrent vers lui, épée tirée, bientôt nimbée d'une lueur aveuglante. L'animal semblait peu inquiet de leur présence, mais Llewellyn savait qu'au contact, la bête serait rapidement tuée.
Extrêmement rapide et extrêmement mobile, le goshka était à l'intérieur d'une autre maison, qui avait déjà beaucoup souffert. L'Esprin devina sa présence à l'odeur caractéristique qu'il dégageait ainsi qu'aux cris aigus qu'il poussait en continu. La théorie dominante voulait qu'il s'en serve en écho, pour localiser précisément ses proies.
Rachel se tourna vers ses compagnons.
« Le goshka a des griffes et des crocs empoisonnés. Il peut grimper sur toutes les surfaces. Ses pattes avant ont une allonge de plus d'une toise, annonça-t-elle. C'est une sale bête. A l'intérieur... Ça va être compliqué. Son point faible, c'est la zone de la gorge, mais seulement entre les mandibules... »
Elle croisa le regard de Llewellyn, qui acquiesça.
« Je peux lancer un sort hypnotique, mais s'il y a des combattants à l'intérieur, ils seront affectés comme la bête, dit-il.
— Il y a des gens à l'intérieur. Bardons-nous de protection et entrons, dit une femme Flambeau, déterminée. Je peux intervenir sur le poison au besoin. »
Son voisin, le jeune Kyle, hocha vivement la tête. Rachel haussa les épaules.
« T'es pas obligé de venir, Llewellyn », dit-elle alors avec sollicitude.
L'Esprin prit une mine outragée. Elle le prenait pour un intello sans ressources. C'était compréhensible, mais vexant.
« Je peux aider », protesta-t-il.
Elle secoua la tête.
« Ça va cogner. Reste dehors. »
Puis, lui adressant un signe de tête, elle prit la suite de Kyle et de sa compagne, qui avaient déjà gagné l'embrasure béante de la porte. Llewellyn se para d'une expression vexée mais obtempéra. Dans le fond, cela l'arrangeait bien : il avait eu envie de venir voir, mais n'avait pas l'intention de se faire tuer. Encaqués dans une petite baraque vétuste avec un goshka, les Juvéliens allaient déguster.
L'espion esprin prit donc du recul pour observer les lieux. Deux corps gisaient dans la rue et il se fit un devoir d'aller les examiner l'un et l'autre. Deux hommes bardés de cuir et de fer, méchamment lacérés par des adversaires qu'ils n'avaient sans doute pas anticipés. A voir les balafres et la position du premier, il avait dû tomber d'une certaine hauteur et la bordure violacée des chairs trahissait l'oeuvre d'un shergim.
Avec un frisson, Llewellyn se redressa et scanna l'environnement autour de lui. Le shergim était une des bêtes ombreuses les plus dangereuses, un prédateur sournois, à l'intelligence presqu'humaine, tout juste encombré par une masse peu discrète. Mais il n'y en avait aucun signe et l'Esprin supposa que les entrailles qui parsemaient le sol étaient les vestiges de sa présence. Il en eut la confirmation en reconnaissant la forme d'une des pattes médianes, rejetée à l'ombre d'un porche voisin. Nettoyer cet endroit nécessiterait du temps et d'importantes précautions.
Par sécurité, l'espion lança un petit sortilège de protection, en appelant à la sagesse de Kintaa, la bienheureuse déesse du Savoir, que les Esprins vénéraient bien avant tout autre dieu, car la connaissance est source primordiale d'humanité.
Il se dirigea vers l'autre homme. Victime du shergim, lui aussi. Son torse était ouvert de la gorge au pubis, en une ligne profonde qui s'était jouée de son armure. Il avait été tiré à l'extérieur, sans doute encore vivant, puis abandonné à sa mort. La traînée de sang qui remontait jusqu'à la porte en attestait.
Des éclats de lumière fusèrent aux fenêtres du premier étage. Des cris, du fracas de bois brisé. Dans le dos de l'espion esprin, le silence était revenu et il avisa les deux Flambeaux autour du corps du bakiti. Prudents, ils le poussèrent du bout de leur lame, mais aucun n'osait le toucher. Ils faisaient bien. La moitié des bêtes ombreuses suintaient de substances abrasives. Tandis que l'un resta en sentinelle au-dessus du cadavre, l'autre alla frapper à la porte de la maison que le bakiti avait tenté de forcer. Le bouclier qui protégeait les mages se désagrégea.
Quelques éclairs scintillants fusèrent encore de l'autre côté de la rue. Moins de tumulte, moins de cris. La menace était en passe d'être muselée. Dans le dos de l'Esprin, la porte s'ouvrit sur quatre personnes aux mines hallucinées : trois gardes et un quatrième larron en armure, dont le visage était marbré de traînées noirâtres. Tous se tournèrent vers le site du dernier affrontement, mais le silence était revenu, là aussi.
Rachel sortit la première de la petite maison, une flamme blanche au creux de la paume. Elle les rejoignit à pas pressés.
« Ça va, ici ? » demanda-t-elle en avisant leur petit groupe.
Tout le monde acquiesça.
Dans son ombre était apparu la silhouette reconnaissable d'un elfe, qui s'avéra être le commandant Flèche-Sombre en personne. Llewellyn se figea dans une posture déférente, lèvres serrées. S'il était bien quelqu'un dont il ne voulait pas attirer l'attention, c'était ce sinistre personnage. Les Juvéliens l'avaient admis parmi eux, avec leur mémoire courte, alors que n'importe quel Esprin un peu informé savait quel rôle il avait joué dans les guerres du siècle précédent. Ses flèches avaient fauché plus de vies humaines qu'un contingent griphélien tout entier.
Mais il avait tourné casaque, ou du moins c'était ce qu'il prétendait, et tout le sang qu'il avait sur les mains s'était subitement évaporé. Folie. Un meurtrier reste un meurtrier, même un siècle plus tard.
« Merci pour votre intervention, dit le principal intéressé de sa voix basse.
— Pas d'soucis, c'est notre job », lâcha Rachel.
Ça ne l'était pas vraiment, en réalité. Les Valgrians n'étaient pas censés intervenir dans le maintien de l'ordre en ville et Llewellyn devinait aisément qu'il y aurait des grincements de dents en haut lieu.
« Quelle est la suite des opérations ? poursuivit l'elfe, prenant manifestement Rachel au dépourvu.
— Heu... Faut des Béalites pour les blessés. Puis il va falloir assainir toute la zone... C'est plus prudent, même si toutes les ombreuses sont pas forcément toxiques. »
Elle chercha le regard de Llewellyn, qui acquiesça nerveusement. Flèche-Sombre n'avait rien manqué de leur échange et dévisageait désormais l'Esprin avec suspicion. Ce dernier s'offrit un juron intérieur.
« Comment... comment vont mes compagnons ? demanda le rescapé de l'escouade, ses yeux clairs luisant dans un visage terreux.
— Les Flambeaux sont en train de faire le tour, indiqua Flèche-Sombre. Il y a des morts, des blessés, et des survivants. Vous pouvez y aller, la voie est libre. »
L'étranger hocha vivement la tête puis fila vers la maison défoncée.
« On peut lever le dôme, si vous voulez, proposa Rachel en désignant ses deux collègues, qui étaient restés à distance.
— Non. On va d'abord nettoyer. Sans quoi les gens risquent de revenir trop vite. »
L'elfe se tourna vers les gardes qui s'étaient barricadés.
« Cherchez le gosse. Je ressors faire mander les Béalites. »
Puis, sur un signe de tête, il salua la petite assemblée et battit en retraite vers les limites de la sphère.
« Vous avez trouvé la source ? demanda Llewellyn.
— Non, pas eu le temps, mais on peut faire ça, pendant que les autres commencent le nettoyage. »
Les Flambeaux et les prêtres acquiescèrent. Les servants de Gallud semblaient davantage désireux de s'esquiver, mais leur chef, un homme maigre au regard sévère, refusait manifestement de partir. Haussant les épaules, Rachel retourna vers la petite maison où s'étaient déroulées les hostilités, Llewellyn dans son sillage.
« Vous avez souvent des bêtes ombreuses en ville ? » demanda-t-il, l'air de rien, avec une pointe d'ironie.
Rachel lui décocha une grimace entendue.
« Ça veut dire que quelqu'un a pris le temps de les capturer, de les déplacer jusqu'ici... continua Llewellyn tout en entrant dans le couloir dévasté à la suite de la Valgrianne. Je suppose qu'il a fatalement fallu un portail ou un pouvoir de téléportation... On ne transporte pas ces bestioles comme ça... »
La prêtresse le laissa dire sans intervenir. On entendait une plainte provenir des hauteurs, un cri modulé par la souffrance, et les murmures d'une voix apaisante, sans doute celle de l'un des Flambeaux restés à l'intérieur. Rachel était aux aguets, balayant les lieux de sa flamme blanche. Le rez de chaussée était composé de trois pièces quasiment vides, que Llewellyn devina abandonnées depuis un certain temps. Le mobilier était épars et il n'y avait aucune trace de vie récente, menus objets, bûches près de l'âtre, reliefs de nourriture. Les escaliers avaient souffert des combats mais étaient encore praticables et ils montèrent au premier étage.
Llewellyn détecta la source des ténèbres sans même une incantation. Elle pulsait d'une énergie ancienne, dans la première pièce sur leur droite. Rachel invoqua davantage de lumière et ils entrèrent, circonspects. Comme les salles de l'étage inférieur, la chambrette était à moitié vide, humide et sale. Le sortilège émanait de la ceinture d'un homme enchaîné par les poignets à une poutre. Il avait subi l'assaut du bakiti, à en croire les morsures impressionnantes qui béaient sur ses jambes et son torse. Un bâillon lui écartelait les lèvres et son regard mort fixait le plafond noir.
A première vue, impossible de savoir s'il était mort de la violence du sortilège, de l'attaque du batiki ou de tout autre chose. Vu sa position, il ne devait pas faire partie du groupe de mercenaires. Le corps de l'un d'entre eux gisait sur le sol, en revanche, dans une mare de sang, le crâne éclaté.
« On va laisser tout ça à la garde », dit Rachel en reculant vers la sortie.
L'Esprin la suivit. Il se demandait ce qui, de tout ce carnage, serait relayé par les autorités. Il ne s'agissait pas d'un Temple, mais la marque des Obscurs était indéniable. La bulle de ténèbres, les bêtes ombreuses, le massacre... Sans doute inventeraient-ils une explication nébuleuse pour apaiser la population... mais qui y croirait ?
Pour Llewellyn, demeurer au plus près des événements était un impératif, s'il voulait aisément savoir ce qui s'était passé. Et pour l'heure, personne n'avait songé à le dégager des lieux, sans doute parce qu'hormis Rachel, personne ne savait qu'il était esprin. Il fallait en profiter, car cela ne durerait pas. Flèche-Sombre était sans doute déjà en train de se renseigner sur son compte. Alors il ouvrit grand les yeux et les oreilles — l'essence de son métier — et poursuivit son chemin au coeur du carnage, dans le sillage de cette ignorante petite Valgrianne qui lui ouvrait tant de portes, sans rien en deviner.
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