68. Darren

« Qu'est-ce qu'on a ? » demanda Darren en confiant les rênes de son cheval à un homme au hasard.

La rue avait été bloquée par deux chariots, derrière lesquels se tenaient une vingtaine de gardes et tout autant de curieux. Le capitaine Maglor se détacha des rangs pour venir à la rencontre de son supérieur.

« Aucune idée. D'après les témoins... Il y a eu comme un grand craquement, puis le nuage est monté d'un coup.

— Une explosion ?

— Je ne suis pas calé dans ces choses, mais je dirais que c'est de la magie. »

L'elfe jeta un regard par-dessus leur semblant de barricade. Une brume noire et dense noyait les bâtiments une vingtaine de toises plus loin. On n'entendait aucun bruit particulier et, Falco avait raison, Darren ne percevait aucune odeur de poudre ou de brûlé. Il savait que les ténèbres s'estompaient de l'autre côté, tout aussi brutalement. Elles formaient comme une sphère centrée sur trois maisons, sur la gauche de l'artère. Les habitants du coin avaient évacué d'eux-mêmes, tandis que la capitaine Aeryn, en charge du quartier, installait le périmètre de sécurité. C'était déjà presque une heure plus tôt et, depuis, rien n'avait bougé. S'il restait des gens à l'intérieur de ce brouillard, difficile de savoir ce qu'ils étaient devenus. Le dernier recensement datait du lendemain de la dictature, les choses pouvaient avoir changé.

Dans leur dos, plusieurs gardes essayaient de rassembler des témoignages. Darren y prêta un instant l'oreille, puis retourna à sa bulle de noirceur. Il ne pouvait pas penser que c'était un hasard, au moment où des Obscurs rôdaient dans la ville. Ils devaient avoir quelque chose à voir avec ça.

« Commandant. »

Il fit volte-face pour accueillir deux de ses subordonnés, qui le saluèrent avec déférence. A l'exception des quelques membres de son état-major, la plupart des gardes lui vouaient un respect qui frôlait la crainte. Darren n'avait pas le temps de s'en soucier.

« Je vous écoute. »

Les deux hommes échangèrent un regard nerveux, puis le plus âgé prit la parole.

« Apparemment, la brume est sortie d'un seul coup, d'une maison abandonnée. Elle avait appartenu à un certain Emmanuel Caron, assistant de l'armurier de la rue des Voûtes, mais qui est mort en Jasarin. Pour autant que les voisins le sachent, la maison est restée vide depuis. Personne n'y a rien entendu dans les derniers jours.

— Les gens ont admis à demi-mots que la maison avait été visitée plusieurs fois... qu'il y avait parfois des... résidents clandestins. Mais plus depuis quelques sixaines... intervint son compagnon.

— Ce qui pourrait être un indice en soi », dit Falco.

Darren fit signe aux deux hommes de poursuivre.

« Les personnes dans les maisons voisines ont manifestement pu évacuer, personne n'a mentionné de disparition.

— C'est déjà ça », murmura l'elfe dans un soupir.

Du coin de l'oeil, il repéra un mouvement parmi les badauds assemblés. Un enfant crasseux d'environ huit ans essayait d'échapper à sa mère et lançait des regards aigus vers les gardes attroupés. Darren fronça les sourcils.

« Vous avez interrogé ce gosse ? demanda-t-il.

— Oui. C'est le fils du voisin. Son chien est resté attaché dans la cour. Il réclame qu'on aille le récupérer. »

L'elfe jeta à nouveau un oeil vers la brume. Il n'y vit aucun mouvement, aucune variation.

« Qui va venir ? » demanda-t-il à Falco.

Le jeune capitaine pinça les lèvres.

« J'ai fait prévenir Maître de Villintime. Il ne devrait plus tarder. »

Le commandant acquiesça puis jeta un oeil au ciel. Les nuages étaient nombreux mais le soleil vigoureux, ce qui rendait la noirceur de la sphère d'autant plus frappante. Derrière leur palissade de fortune, la foule se pressait de plus en plus dense. La curiosité l'emportait sur la frayeur. Darren voulait voir ça comme une bonne chose : les Juvéliens n'étaient pas encore terrorisés. Mais, dans leurs murmures, son oreille percevait de plus en plus souvent le nom des Obscurs.

Le temps s'étira. Les ténèbres étaient inertes, tranquilles, comme posées dans la rue. Darren garda les bras croisés, le regard fixé sur la lisière entre la bulle et la rue ordinaire. Falco discutait avec Gardesylve, qui était arrivée, et qui lorgnait le phénomène avec incompréhension. Elle était leur spécialiste en cadavres, et il n'y en avait pas. L'elfe ne s'était pas attendu à ce qu'elle révolutionne leur approche de la situation.

Ermeline était passée, mais elle supervisait la barricade opposée, de l'autre côté de la brume. Il ne s'y passait rien de particulier, et elle n'avait pas davantage d'informations à leur fournir. Tôt ou tard, il faudrait bien que ce brouillard se dissipe. Naturellement ou avec une intervention extérieure. Darren n'était pas inquiet. Ou peut-être un peu quand même. Contrarié.

Il laissa à nouveau traîner son attention dans la foule derrière lui. Son ouïe lui permettait de capter bien des conversations, car les humains parlaient trop fort, mais ils étaient nombreux, et il lui fallut un certain temps pour parvenir à isoler des bribes utiles. La moitié des gens discutaient de sujets qui n'avaient rien à voir avec l'affaire en cours, d'autres s'interrogeaient sur les Obscurs — rien de surprenant, rien de neuf — mais quelques-uns réfléchissaient à haute voix sur la situation, en s'improvisant enquêteurs. On parlait traces de pas dans la boue, portes et fenêtres ouvertes, ombres dans les cours arrière, chiens qui aboient à des heures incongrues, oiseaux qui s'envolent, sensation de malaise.

Puis des informations curieuses survinrent. Une femme avait vu deux étrangers approcher de la maison par l'arrière. Un homme avait repéré deux personnes inconnues dans la rue, peu avant, discutant l'air de rien adossés à une façade. Pour la première fois depuis des sixaines, un trio de visiteurs s'était installé à une table de la Taverne locale, qui n'était généralement fréquentée que par des voisins.

Darren se tourna vers l'attroupement, bien décidé à en extraire les témoins, lorsque le gosse qu'il avait repéré plus tôt en fusa. Il se faufila sous les timons de la charrette la plus proche, s'élança vers la brume et y disparut. La stupeur saisit l'ensemble des personnes qui avaient assisté à la scène et la mère du gamin se mit à hurler.

Le commandant lâcha un juron en elfique et fusilla les gardes en faction du regard. Ceux-ci virèrent au pourpre, conscients qu'ils avaient relâché leur vigilance. De son côté, Falco était déjà prêt à suivre l'enfant.

« Non. Tu restes ici », aboya Darren, le figeant dans ses bottes.

Il sentit alors l'abominable souffle d'une gorge humaine sur son cou, tandis que la femme éplorée se suspendait à son bras. La nausée saisit l'elfe mais il s'obligea à supporter ce contact malséant.

« Mon fils... Mon fils, vous devez faire quelque chose... » gémit-elle.

Heureusement, Falco vint la détacher de son supérieur.

« Madame, je suis... »

Darren relâcha sa respiration. Trois cents paires d'yeux étaient sur eux, dans ces moments terribles, ils ne pouvaient pas rester sans rien faire, sans quoi cette inquiétude sourde qui animait les coeurs allait exploser. Quels que soient les risques.

« On entre, lâcha-t-il. J'ai besoin de cinq volontaires.

— Je viens.

— Non. Tu restes. Il faut un officier pour tenir la barricade. »

Il y avait du mouvement dans la foule et Darren devina le sommet du crâne d'Etienne de Villintime, le chef du détachement magique de l'armée. Lorsqu'il émergea de la ligne des badauds, flanqué d'une paire d'acolytes, son visage reflétait sa mauvaise humeur coutumière. Il ne salua les gardes que d'un signe de tête avant d'aviser le phénomène qui les intéressait.

Grand, mince, toujours vêtu d'une toge mauve qui semblait bien peu pratique pour le travail de terrain, Villintime était un des rares prêtres qui jouissait du respect de Maelwyn. Evidemment, il louait Gallud, le très utile dieu de la magie, une entité qui plaisait au général car elle se pliait volontiers aux nécessités du front. Villintime était aussi intelligent, dur et efficace. Le rêve.

« Je vois », lâcha-t-il simplement, au bout d'une demi-minute d'observation.

Darren lui retourna un regard indifférent. Cinq hommes s'étaient rassemblés, sélectionnés par Falco.

« On y va, annonça-t-il. Vous suivez ?

— Oui », dit simplement le prêtre avec un haussement d'épaules.

On leur écarta les charrettes pour les laisser s'engager dans la rue. L'approche serait peu discrète mais ils n'avaient pas tellement le choix. Le murmure des incantations s'éleva autour d'eux, comme les trois mages de guerre préparaient sans doute leurs boucliers intangibles. Darren n'était pas foncièrement inquiet des effets des ténèbres, mais il se méfiait de la menace bien réelle qui les attendrait de l'autre côté.

Des ondes de flux inerte le frôlèrent, bardant peu à peu leur petite escouade de protections et de charmes. Darren tira son épée.

« Vous allez pouvoir dissiper ça ? demanda-t-il à Villintime.

— Ça dépend de la source, répondit le prêtre. Mais oui. A priori, c'est un simple sortilège de ténèbres.

— Quelqu'un l'a lancé ?

— Fatalement. »

L'elfe échangea un regard aigu avec son interlocuteur.

« Il est en place depuis plus d'une heure, ça me semble très long.

— Je vois ce que vous voulez dire. Mais il peut être généré par un artefact, et donc être permanent. Nous n'en saurons rien tant que nous ne sommes pas dans son champ d'action. »

Quelques secondes plus tard, les ténèbres les avalaient. Darren ne ressentit absolument rien au moment où il franchit la barrière, mais dès qu'il fut à l'intérieur de la sphère, le vacarme d'un combat rangé explosa à ses oreilles. Les trois maisons et la rue lui apparurent sous un voile terne, comme par une nuit où la pleine lune aurait lutté contre les nuages. Son regard d'elfe s'en jouait aisément mais les humains autour de lui devaient peiner. Deux corps étaient allongés sur les pavés et le fracas de l'affrontement venait de la fameuse source, une baraque à deux étages coincée entre ses voisines, anodine habitation juvélienne comme on en trouvait mille.

Sans attendre, Darren dégaina son épée et avança vers la maison. La porte ne tenait plus que par un seul gond et des esquilles de bois couvraient le sol sur plusieurs toises. L'ombre de l'elfe s'allongea comme de la lumière magique apparaissait derrière lui. Un garde alla s'agenouiller auprès d'un des corps, mais Darren savait déjà qu'ils étaient morts l'un et l'autre, car il ne percevait ni souffle, ni mouvement. Les survivants, qui qu'ils soient, étaient en train de lutter. Mais comment savoir qui combattait qui, et comment les reconnaître ?

«  Ce sont les mercenaires du général », souffla Villintime juste derrière lui.

Le Galludan luisait d'une curieuse gangue d'étincelles violacées. Peut-être utile, mais en tout cas pas discret.

« Ils traquaient les Obscurs. »

Darren haussa les sourcils.

« Combien sont-ils ?

— Une dizaine, je pense. Ils ne sont pas tous sortis.

— Comment les identifier ? »

Le mage lui retourna une expression incertaine mais n'eut pas le temps de répondre. Une explosion éventra brusquement le toit de la masure, révélant une silhouette aux prises avec quelque chose qui n'avait rien d'humanoïde.

« Des bêtes ombreuses... » lâcha Villintime, stupéfait.

Il y avait une certaine logique là-derrière, mais comment quiconque avait réussi à amener ce genre de créatures au coeur de Juvélys était un mystère. Darren abandonna son épée pour bander son arc. L'animal, qui ressemblait à un croisement hasardeux entre un lion et une araignée, se tenait en équilibre sur les poutres brisées, à la fois énorme et souple, l'échine hérissée et les babines dégoulinantes. Face à lui, on devinait quelqu'un, le reflet d'une lame dans la pénombre.

L'elfe relâcha une flèche, en encocha aussitôt une seconde et la libéra. Les traits s'enfoncèrent dans la gorge et l'épaule du monstre, brisant son élan meurtrier. Il tourna ses yeux flamboyants d'un rouge maladif vers le sol et lâcha un cri aigu, qui vibra douloureusement aux tympans de l'elfe. Les hommes de Darren s'étaient déployés autour de lui et l'un d'entre eux armait son arbalète. Il percevait leur tension, à mi-chemin entre terreur et courage.

« Garth, va prévenir le capitaine Maglor de la situation. Il faut renforcer le périmètre. Phinneas, j'ai besoin de Rachel, du Temple de Valgrian, et de tout le renfort qu'elle estimera nécessaire. Nous avons... une bête ombreuse... au moins. »

Le tumulte qui provenait de l'intérieur de la maison indiquait qu'il y en avait probablement davantage.

« Magnez-vous. »

Les deux hommes filèrent sans demander leur reste, tandis que l'arbalétrier relâchait son carreau. Il se ficha dans la croupe de la créature sans qu'elle bronche. Les émanations nauséabondes de sa carcasse difforme empuantissaient la bulle ténébreuse. Elle rugit à nouveau puis entreprit de démantibuler le toit de ses griffes, jetant les ardoises vers la rue. L'escouade fut forcée de trouver refuge à bonne distance.

« Est-il possible que la zone de ténèbres contienne ces créatures ? » demanda Darren à Villintime.

Le mage lui retourna un regard incertain.

« Je ne saurais dire... A ma connaissance... elles peuvent vivre en plein soleil... »

L'elfe acquiesça. Dans sa jeunesse lointaine, il avait l'une ou l'autre fois été confronté à ces entités perverties, dans les Marais qui bordaient toute la côte nord-est de l'île. Mais les lieux étaient maudits, on les arpentait avec vigilance et les elfes les évitaient consciencieusement.

Un hurlement de souffrance retentit en écho d'un nouveau rugissement de la bête. Dans le dos de Darren, un des gardes étouffa un gémissement. De Villintime discutait avec ses deux acolytes à mi-voix, de sortilèges adéquats et de risques.

Le commandant de la garde ne comprenait pas pourquoi Maelwyn ne l'avait pas averti de l'intervention de ses hommes. Ils auraient pu faire évacuer le quartier, placer des sceaux préventifs, préparer quelque chose... Sans doute était-ce une question d'effet de surprise... mais désormais, ils étaient face à une situation inédite, et qu'ils ne savaient guère comment approcher.

Le murmure d'un sortilège s'éleva sur sa gauche et une énergie vermeille tourbillonna soudain en spirales étincelantes autour de Villintime. Ses deux associés renforcèrent son chatoiement de leurs propres incantations. La bête ombreuse semblait sur le point de se glisser à nouveau à l'intérieur de la maison éventrée, aux prises avec son adversaire invisible.

Villintime prononça un mot et l'énergie qu'il avait concentrée autour de lui fusa en un trait unique vers la créature, la frappant comme une flèche qui se perdit intégralement en elle. Le monstre était figé. Puis il se cambra et s'agita, aux prises avec une force invisible. Des traits de lumière se dessinèrent sur sa peau visqueuse, l'entrelacs d'un bris de verre, s'étoilant de l'échine à la queue.

« Garez-vous », souffla le mage, qui avait posé un genou en terre, le souffle court.

La bête explosa sur les lignes de faille, en mille fragments répugnants, et dans le plus grand silence. De la peau, des os, des viscères éclaboussèrent le ciel et le sol, les ardoises et les murs voisins. Les hommes embusqués n'y échappèrent guère malgré l'injonction du Galludan. Des mouchetures immondes constellèrent leurs vêtements, parfois leur peau. Les protections dont les avaient bardé les mages grésillèrent au contact de cette substance, mais Darren n'en ressentit aucune douleur.

Ce qui ne voulait rien dire. L'opinion générale était que ces monstres étaient issus d'animaux ordinaires contaminés par une souillure ancienne. Il faudrait qu'il s'assure qu'aucune des personnes présentes n'avait été touchée par ce venin.

Un nouveau cri résonna et une silhouette apparut dans l'embrasure de la porte, déboulant à grande vitesse dans leur direction. C'était un homme, l'épée à la main, qui jaillit hors de la maison. Dans son sillage, un hybride de chien, crabe et crapaud — ou tout autre chose — bondit la gueule grande ouverte. De Villintime était toujours assis au sol, hors d'haleine, ses assistants pressés autour de lui. A voir leur expression, Darren devina que leur coup d'éclat leur avait trop coûté pour qu'ils le réitèrent dans l'immédiat. Il allait falloir se battre à l'ancienne.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top