66. Marcus

« Ce n'est pas une mauvaise idée. »

Le sourire d'Albérich était comme un soleil dans la pénombre de la bibliothèque. Allée 351, alimentation, gastronomie et conservations des denrées. Un recoin peu fréquenté mais parfaitement susceptible d'attirer l'intendant du Temple de Valgrian. Sauf que Marcus aurait pu écrire la plupart de ces livres, et corriger les autres. Enfin. Pas ceux sur les spécialités culinaires. Il était bon gestionnaire, mais mauvais cuisinier.

« L'idéal serait de leur faire penser que vous allez ordonner un Saule et un Mysgari. Il n'y en a plus eu à Juvélys depuis une trentaine d'années. En temps de crise, ça aurait du sens. »

L'ancien Flamboyant était debout, adossé au mur voisin des étagères, vêtu d'un gris anonyme. Il s'était choisi un livre sur les différents gibiers de la Vallée, au cas où il lui faudrait rapidement feindre qu'il n'était qu'un lecteur comme les autres.

« Nous n'avons reçu aucun signe en ce sens... murmura Marcus.

— Personne ne le sait.

— Mais ne serait-ce pas sacrilège, de le prétendre ?

— Valgrian est un dieu téméraire. Il prône l'usage de moyens à la hauteur de la fin recherchée. Vous n'irez pas jusqu'au bout du rituel, il n'y aura donc rien de problématique. Et en modifiant certains aspects de la cérémonie, vous pouvez de toute façon empêcher l'appel au Flux Incarné. Puisque Devlin est avec vous, il pourrait invoquer l'énergie de Mivei pour donner un semblant de réalisme à votre mise en scène. Les Obscurs seront incapables de faire la différence. »

Marcus acquiesça, le coeur battant. Sous ses yeux, les mots d'une recette de volaille en sauce devenaient flous et il caressa le papier des doigts, un instant perdu dans ses pensées.

« Marcus ? » demanda Albérich, sensible à son trouble.

L'intendant releva la tête et fixa son mentor droit dans les yeux.

« Fais-le avec nous, Albérich. Tu es le plus à même de mener ce projet à bien. Avec ta force... ton intelligence... nous ne pouvons que réussir. »

L'expression de son interlocuteur s'altéra, reflétant une brusque panique, qu'il tempéra aussitôt.

« Marcus. Non. Je... Je ne suis pas prêt. »

Albérich paraissait secoué par la proposition et Marcus s'en voulut de l'avoir faite.

« Les Obscurs... J'ai fait l'expérience... de leur malfaisance. Je ne suis pas... prêt à les affronter. Et ce n'est pas mon rôle. Hector est votre chef. »

Mais Hector était loin. Il lui faudrait plus d'une sixaine, encore, avant de rallier la capitale.

« Je... Je...

— Ne dis rien. Excuse-moi. Je ne mesure pas ce qui t'est arrivé. »

D'une main vive, Albérich frotta plusieurs fois son bras brûlé, comme pour en faire disparaître quelque chose, des flammes désormais éteintes.

« Que s'est-il passé ? » souffla Marcus à mi-voix.

Son vis-à-vis ferma les yeux, un masque tendu sur les traits. Il demeura silencieux un long moment, la respiration superficielle.

« Les Obscurs... avaient l'intention non pas de me tuer, mais de me faire renier Valgrian et embrasser leurs ténèbres. La torture... visait à cela, à saper ma confiance en notre dieu, en Juvélys... à étouffer tout espoir de lumière... mais je résistais. Valgrian... est ma force depuis toujours, tu le sais. »

Il esquissa un léger sourire, les paupières toujours closes. Marcus fut renvoyé aux cérémonies d'autrefois, aux extases mystiques qui saisissaient parfois son ami, stupéfiant l'assemblée, prêtres comme profanes, rassemblée dans la nef.

« Quand Maelwyn est arrivé à la tour... Il n'a même pas essayé de parlementer. Il y a fait bouter le feu dans l'instant et ordonné à ses archers de tirer tout ce qui en sortait.

— Maelwyn... mais...

— Quoi ? Il a raconte que ce sont les Obscurs qui ont incendié leur propre tour ? »

Marcus se tut, mouché. Oui, c'était la version officielle. Les Obscurs avaient refusé de négocier et lorsque l'armée avait essayé de prendre la tour d'assaut, elle s'était brusquement embrasée, réduisant tous ses occupants en cendres, en ce compris leur précieux otage.

Albérich eut un rire amer.

« Les Obscurs n'étaient pas suicidaires. Ils pensaient que tant que j'étais entre leurs mains, je pouvais leur servir de bouclier, que les troupes juvéliennes seraient forcées de garder leurs distances... »

Il secoua la tête, une moue contrainte sur les lèvres.

« Maelwyn voulait peut-être les empêcher de s'organiser... Je n'en sais rien. En tout cas, j'étais un pion sacrifiable. Sans doute n'a-t-il jamais eu l'intention de me venir en aide... Nous ne nous aimions pas, tu le sais. Il me menait la vie dure aux réunions de sécurité... J'étais un joyeux idéaliste qui ne comprenait rien à rien... Alors je suppose qu'il a pensé faire d'une pierre deux coups : éliminer les Obscurs et moi en même temps. Et ça a marché : il a été co-opté à ma place. »

Son expression se détendit.

« Bref. Ce n'est pas important. Même si je n'ai pas de sympathie pour lui... Je suppose qu'il fait correctement son travail. Nous parlions des Obscurs. Je suis désolé, Marcus... Je n'ai pas... les reins... pour les affronter. Pas encore, pas maintenant. »

Marcus essuya les larmes qui lui avaient envahi le regard. Maelwyn avait, sciemment, assassiné Albérich, sans hésiter. Était-il possible qu'il ait ignoré que le conseiller ait été encore vivant ? C'était la seule explication... Il ne pouvait pas... avoir fait une chose pareille.

« Marcus ? »

Il cligna des yeux, se frotta à nouveau le visage.

« Comment... comment t'en es-tu sorti ? »

Albérich esquissa une grimace.

« J'ai failli ne pas m'en sortir. Je dois mon salut... à la certitude de l'un d'entre eux... qu'il pourrait encore me faire craquer. Que l'acte des Juvéliens était la pièce manquante pour faire crouler mon esprit. Alors nous nous sommes téléportés hors de la tour. Juste deux d'entre eux et moi. J'étais à moitié mort, gravement brûlé, je n'ai pas de souvenirs clairs des jours qui ont suivi... mais nous étions dans la Forêt Morte, et tu sais que c'est un endroit peu fréquentable... »

Marcus secoua la tête. Il n'avait jamais mis les pieds dans ces lieux maudits, où la nature avait fait place à une souillure incompréhensible, génératrice de monstres qu'on appellait Créatures Ombreuses, aux formes vaguement animales mais aux esprits pervertis. D'autres prêtres et surtout des Flambeaux en avaient fait leur destination de choix, divisant leur temps entre l'éradication des menaces et l'étude minutieuse des causes de cette infection.

« La téléportation nous avait menés loin dans les replis du bois et la lutte était constante... Pour éviter que je ne sois dévoré à chaque échauffourée, ils ont été obligés de relâcher mes liens. Et j'en ai profité. Les Créatures Ombreuses sont particulièrement sensibles à la magie valgrianne, c'est une des raisons pour lesquelles le culte de notre dieu s'est si bien implanté dans la région. Quand j'ai été en meilleure santé, j'ai profité d'un nouvel assaut pour m'enfuir. Malgré leurs efforts, Valgrian ne m'avait pas déserté et j'ai pu me frayer un passage parmi les bêtes, les laissant aux prises avec mes tourmenteurs. Je ne sais pas ce qu'il est advenu d'eux, mais... Je ne peux pas me permettre d'imaginer qu'ils aient péri. L'un et l'autre étaient des hommes d'expérience. Un Obscur, un Casinite. Ce sont peut-être les mêmes qui sont de retour aujourd'hui. »

Marcus relâcha sa respiration.

« J'ai émergé des bois loin au Sud, affamé, blessé, l'esprit confus. Une communauté de la frontière m'a recueilli et soigné. Je n'ai pas osé dire qui j'étais. La peur d'être reconnu... repris... était dévorante. J'y suis resté deux mois avant d'oser m'aventurer vers une ville de plus grosse taille. C'est là que j'ai appris que Maelwyn avait repris ma place au conseil, qu'Hector avait été nommé à ma place... et j'ai décidé de ne pas rentrer. Juvélys... avait changé de mains. D'orientation. Et m'exposer... au risque... d'être à nouveau pris pour cible par des fanatiques... »

Il se tourna vers la fenêtre, laissant le soleil baigner son visage pâle.

« Je ne m'en sentais pas capable. Je sais que ça peut paraître lâche... Mais une expérience pareille... Puis, revenir, c'était lutter, accuser Maelwyn, m'opposer à Hector. Après Koneg, Juvélys avait besoin de quiétude, de paix. Et moi de silence. Tout était bien. Je suis descendu à Belhime et me suis glissé dans les rues oubliées, comme j'ai toujours aimé... et j'y étais bien. Jusqu'à maintenant, ces Obscurs de retour à Juvélys... Marcus, je veux vous aider... vous soutenir... mais je n'ai pas la force de m'exposer. »

Les paroles de l'ancien Flamboyant avaient rempli l'intendant de glace comme il prenait conscience des blessures cachées derrière cette résurrection miraculeuse.

« Je suis désolé, souffla Marcus. Je n'ai pas mesuré...

— C'est de ma faute. Je m'efforce de... me présenter sous mon meilleur jour... Je ne voulais pas te... t'inquiéter. »

Te décevoir.

Le mot resta suspendu entre eux. Marcus se sentit désolé que son ami puisse vouloir lui cacher ce qu'il ressentait vraiment, au nom d'une angoisse qui n'avait pas lieu d'être.

« Ne t'excuse pas, murmura l'intendant. C'est moi qui me suis comporté comme si rien ne s'était produit. Prends le temps qu'il te faut. Je suis déjà tellement heureux que tu aies décidé de revenir. »

Pourtant, même si Albérich était blessé, effrayé, désireux de rester à l'abri dans l'ombre, Marcus savait qu'il faudrait tôt ou tard révéler la supercherie. Les Juvéliens avaient le droit de savoir qui était réellement le général Maelwyn, ce qu'il avait fait au nom de la sacro-sainte nécessité. Et le jour  où la vérité éclaterait, il se tiendrait auprès de son mentor, fier et fort, pour le soutenir.

« Merci. Je ne veux pas que tu croies que... je ne suis plus bon à rien. Mais j'ai besoin de temps. De reprendre confiance. »

Il eut un sourire furtif.

« Ta présence est déjà beaucoup, pour moi. »

Marcus ouvrit des yeux stupéfaits. Comment avait-il pu penser qu'il pourrait refuser leurs entrevues ?

« Je ne t'ai jamais oublié, déclara l'intendant. Pour moi, tu seras toujours le Flamboyant du Temple. Plus que jamais, aujourd'hui. Le reste était une parenthèse. Je sais qu'elle touche à sa fin. »

Albérich lui décocha une grimace, mais ne protesta pas, ce qui emplit Marcus d'une douce félicité. Après tous ces mois sombres, la Lumière allait revenir étinceler à Juvélys. Ni les Obscurs, ni les traîtres ne pourraient y échapper.

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