65. Kerun
Assis à la petite table usée de la planque, Kerun traçait les veines du bois du bout des doigts. Le soleil s'était levé depuis plusieurs heures déjà et personne n'avait encore franchi le seuil de la maisonnette. Il était forcé de reconsidérer ses options. Si Martin n'était pas fiable, Iris était potentiellement en danger. Le groupe de mercenaires tournait en rond. Maelwyn l'avait dans sa ligne de mire, Nora avait été claire sur la nécessité de décrocher, sans sous-entendus, cette fois. La garde était sur la touche. Devlin s'était rendu chez les Tymyriens, chez les Valgrians, comme un aigle vengeur, mais l'elfe ne savait pas dans quel but. Personne avec qui travailler. Les quatre heures de Rêverie devenaient trop longues, il allait falloir rogner.
Soren avait disparu, dans le sang. Le sculpteur prodige de la capitale, une personnalité incontournable bien que controversée. Les Obscurs avaient frappé Mivei, Béal, Hime. La prochaine cible était immanquablement Eiri. Ou Diwyll. Maelwyn avait forcé la fermeture des petits sanctuaires et renforcé le nombre de militaires, ce qui n'avait pas aidé les Béalites. Mais combien de temps pourrait-il forcer ce repli ? La crise était désormais étalée sur la place publique. La présence des Obscurs était un sujet de conversation partout en ville, des tavernes aux places de marché. Même dans les couloirs de leur quartier général, les agents en parlaient entre eux. Mais ils se muraient dans le silence dès que l'elfe s'approchait.
Certains le faisaient par sympathie, car ils supposaient qu'il était toujours furieux d'avoir été écarté, mais d'autres, au contraire, le tenaient pour responsable de cet état de fait. Kerun ne savait pas s'ils avaient tort ou raison. Que Maelwyn ait une dent personnelle contre lui n'était pas un mystère, même si les causes lui apparaissaient floues. Sans doute le général ne supportait-il pas qu'il fasse correctement son métier, simplement.
Il releva les yeux comme la porte s'ouvrait enfin. Ses lèvres se pincèrent de contrariété. Martin entra. Il dégageait une odeur épouvantable de fumée, d'alcool, de sueur et de sperme. L'état de ses vêtements était indescriptible. Les mots que Kerun avait eu l'intention de prononcer s'évanouirent dans son esprit, muselés par la stupéfaction. Martin se laissa tomber sur une chaise et releva des yeux rougis, cernés, emplis d'une morgue tue, qui lui était destinée, sans qu'il sache pourquoi.
« Désolé pour le retard », lâcha-t-il.
Kerun fut pris d'un frisson qu'il ne chercha pas à réprimer. La veille, ils avaient eu un échange difficile, et aujourd'hui, c'était comme si le Griphélien avait cherché, par tous les moyens, à lui prouver qu'il avait eu raison de s'inquiéter. Pourquoi agissait-il de la sorte ? Pourquoi n'avait-il pas essayé de lui démontrer qu'il était fiable ? Et pourquoi, s'il voulait tout envoyer au diable, se présentait-il à nouveau devant lui ?
Kerun n'arrivait pas à faire sens de ce comportement. Il avait travaillé avec de jeunes agents, bien des fois, des hommes et des femmes qui cherchaient un nouveau départ, qui avaient besoin d'être encouragés, mis en confiance, cadrés, conseillés, soutenus. Mais aucun comme celui-là. Il s'était fourvoyé. C'était seulement la seconde fois que cela lui arrivait, d'ordinaire son instinct ne le trompait pas.
Martin était ivre. Il sentait les spores douceâtres, une substance interdite, et la taille de ses pupilles révélait qu'il en avait consommé une quantité appréciable. Son teint rougeaud, la sueur sur son front et sa gorge, le frémissement de ses épaules, indiquaient qu'il était déjà en phase de manque et qu'il souffrait.
L'elfe ne savait que dire. Qu'il était désolé d'avoir placé ses espoirs en quelqu'un qui n'en avait pas la force, sans doute.
« Dis à Iris que la mission est annulée, murmura-t-il finalement. Si elle le désire, elle peut rester là où elle se trouve. Toi aussi. Je suis navré de vous avoir mêlés à tout ça.
— Tu ne me fais plus confiance ? »
Kerun manqua rire, mais il se sentit empli de pitié, un sentiment laid mais irrépressible.
« Martin. Regarde dans quel état tu es. Je ne veux pas savoir ce qui s'est passé... mais je comprends... que je n'ai pas de prise sur le mal que tu veux te faire. »
Des mots bourgeonnèrent sur les lèvres du jeune homme mais rien ne sortit. Seule sa colère était apparente, une colère qui se mâtinait d'autre chose. D'angoisse. De détresse. Pendant une seconde, Kerun songea à détourner les yeux. Mais il se l'interdit.
« Je pensais... pouvoir t'offrir autre chose. Une occasion... de redéfinir ton parcours. »
Il laissa son regard courir vers la fenêtre, l'érable au dehors, les oiseaux qui piaillaient dans la verdure.
« Mais dans le fond, je ne sais pas ce que tu as traversé. Je n'ai été qu'une seule fois à Griphel. J'ai vu... des esclaves... mais je ne peux pas prétendre comprendre ce que ça fait d'avoir vécu dans ces circonstances... difficiles... pendant autant d'années. Je me suis trompé. Je n'aurais pas dû t'imposer d'emprunter une voie qui ne te convient pas. »
Il prit une profonde inspiration.
« Je suis sûr que si tu retournes à la Demeure des Soupirs, la patronne te reprendra à son service. Je peux t'y accompagner pour l'assurer que je ne te causerai plus d'ennuis. Je suis désolé d'avoir présumé. »
Martin serrait son corps entre ses propres bras, le regard humide, fixé sur la table. Kerun devinait le manque qui meurtrissait toutes les fibres de son corps. Il avait lui-même été exposé à ces spores douceâtres plus d'une fois et en connaissait bien les terribles effets secondaires. Il n'y avait rien à faire, sinon attendre que la sensation s'atténue.
« Tu as raison, souffla subitement le Griphélien. Tu as raison. »
Kerun ne dit rien, ne sachant pas à quoi il faisait référence.
« Je déteste... ce qu'ils me font. »
Son grincement de dents était tellement audible que l'elfe tressaillit sur sa chaise.
« Mais c'est l'essence d'un châtiment, la souffrance. Il ne peut pas en être autrement. »
Il frémit.
« Iris... Iris ne doit pas pâtir de ça... Elle... elle veut faire au mieux... Moi... Je suis contraint, mais ce n'est pas de sa faute... »
Kerun restait muet, indécis. Ce que Martin avait ingurgité semblait lui délier la langue de manière imprévue.
« J'aimerais... mais je dois. Quand ils l'exigent, il le faut. Je ne peux pas me dérober, ce serait... ce serait injuste... J'en ai besoin... pour faire taire... ce qui me bouffe... »
L'elfe s'humecta les lèvres.
« De quel châtiment s'agit-il ? » osa-t-il à mi-voix.
Martin crispa les doigts dans la chair de ses bras et eut un spasme.
« Je dois payer pour ma faute... Je suis un monstre, une ordure. Je dois payer. »
Kerun s'était toujours douté qu'il y avait une histoire sordide derrière cette façade de cynisme grinçant. Ses compagnons, sur Mullin, en parlaient comme d'un ancien esclave dont la verve cachait un fond de désespoir. Un survivant qui s'enferrait dans son exploitation, alors même que les chaînes étaient rompues. Kerun avait pensé qu'il se prostituait pour des raisons purement pécuniaires, mais sa fuite de la ferme avait prouvé qu'il n'en était rien, confortant par là les dires de ceux qui l'avaient connu sous terre.
« Que s'est-il passé ? » demanda doucement l'elfe, pour le forcer à l'aveu.
Peut-être était-ce égoïste, futile, peut-être était-ce même cruel, mais l'agent voulait croire qu'il y avait là un abcès à purger. Martin était venu jusqu'à lui, dans son errance stuporeuse, cela devait vouloir dire quelque chose. Il aurait pu se fondre dans les rues de Juvélys et ne jamais reparaître.
Le jeune humain avait fermé les yeux et des larmes glissèrent doucement sur ses joues. Il resta silencieux un long moment, mais Kerun ne força rien : il était persuadé qu'il finirait par parler.
« J'ai condamné tout mon village à l'esclavage, souffla Martin. A cause de moi... à cause de moi six personnes sont mortes et quatre-vingt-deux ont été raflées par les Pourvoyeurs... A cause de ma stupidité, de mon arrogance... de mon immaturité... de mon égoïsme... »
Il noya son visage entre ses paumes, mais ses épaules demeurèrent immobiles. Sa respiration rauque trahissait son bouleversement. Kerun hésita à faire un mouvement dans sa direction mais décida de s'en abstenir.
« C'était mon tour de monter la garde, reprit le jeune humain. Au sommet de la falaise... Pour donner l'alerte en cas de danger... Le système fonctionnait depuis des années... Nous étions arrivés à nous retrancher dans la forêt chaque fois, sans pertes... Et moi... »
Il libéra ses yeux hantés de la barrière de ses mains.
« J'ai tout gâché. Pire... J'ai tout détruit. Mes parents, ma soeur, mes cousins... Tout le monde. Ils ont tué les vieux, les infirmes... et tous les autres... Je ne sais même pas ce qu'ils sont devenus. À qui ils ont été vendus, sous les coups de quel maître ils ont plié, ils ont souffert... Parce que j'ai... failli... Alors je mérite ces affronts. Ils sont nécessaires. Je les subirai tant qu'il me restera un souffle... Je les subirai. »
Kerun relâcha sa respiration et prit quelques secondes pour absorber ces informations. Il imaginait sans mal le hameau côtier à l'ouest de Jasarin, dans cette région éloignée de Griphel, hors de l'influence rhyvanne, qu'on appelait parfois le Cheptel, car les vendeurs de chair y puisaient volontiers de la main d'oeuvre fraîche.
« Martin... Tu n'as pas... livré ton village aux esclavagistes volontairement, n'est-ce pas ? »
Le Griphélien parut surpris, puis le mépris — ou la haine — colora son visage.
« C'est tout comme. Ma négligence... alors que je savais que c'était mon tour, ma responsabilité... ma responsabilité... Je devais être en forme... et cette fête... J'aurais pu ne pas y aller. Ne pas boire. Rentrer plus tôt... Je savais... quel était mon rôle. Et je me suis quand même endormi. »
Coupable de négligence, en somme. Avec des retombées dramatiques, mais sans malfaisance.
« Quand je me suis réveillé, il ne restait que moi. Et la fumée... Même toutes ces années plus tard... Je sens encore cette brume piquante me déchirer la gorge... »
Il porta une main à son cou, les yeux écarquillés, perdus dans le vague.
« Mais ils avaient repris la mer alors j'ai essayé de gagner Griphel par la route... C'était stupide, évidemment. Un gamin égaré, seul... J'ai été pris la seconde nuit, par des marchands que j'avais cru honnêtes et compatissants... Je n'ai jamais revu personne... je n'ai jamais pu... affronter leur fureur... »
Il effaça ses larmes d'une main tremblante, toujours prisonnier de ses souvenirs. Kerun, en revanche, se sentit soudain très calme, comme s'il entrevoyait un rayon de soleil perler au milieu de la tempête qui ravageait son interlocuteur.
« Quel âge avais-tu ? demanda-t-il d'une voix très douce.
— Quinze ans. »
Un gosse, en somme.
« Quel âge as-tu aujourd'hui ?
— Vingt-huit. »
Treize années d'expiation monstrueuse. Kerun se demanda si Martin avait estimé d'emblée qu'il méritait son sort ou si c'était une rationalisation qui lui était venue par la suite, pour légitimer l'horreur de son quotidien, lui donner un sens. Vivre l'enfer jour après jour... Il fallait pouvoir tenir le coup. En y voyant un juste châtiment, Martin avait probablement réussi à se donner la force de survivre, là où d'autres auraient sans doute capitulé.
C'était le moment de bien choisir ses mots.
« Je comprends ton besoin d'expier cette erreur tragique, dit l'elfe, toujours très calme. Mais je pense que ta présence, ici, aujourd'hui, c'est le signe que cette... punition... peut changer. »
Le jeune humain le dévisagea sans comprendre, les yeux troubles, les pupilles dilatées.
« Plutôt que d'offrir ton corps à ces hommes, pour qu'ils te fassent payer cette faute dont ils ne savent rien... Offre-moi ton corps pour en faire un outil au service de la lumière. Ce qui a frappé tes proches, c'est la vilénie de Casin, les monstres de Griphel. Ils ne méritent pas que tu leur sacrifies d'autres années... Tu as assez souffert. Tu peux continuer à expier en te consacrant à Juvélys. Aide-moi à combattre les Obscurs. Tu ne sauveras pas tes parents, tes amis, mais tu sauveras d'autres innocents que l'ombre veut meurtrir. Rembourser ta dette... peut devenir une lutte... plutôt qu'un gouffre. En te livrant à la souffrance... Tu n'aides personne, Martin. Tu as été puni. Pendant treize ans. Ça suffit. »
L'expression du Griphélien était désormais hallucinée, comme s'il avait vu passer un spectre qui l'avait pétrifié. Kerun soutint son regard, s'ancra à ses prunelles humides, tentant de refléter une absolue certitude. Il savait qu'il était en train de manipuler le jeune homme en profitant du pouvoir de suggestion induit par la drogue qu'il avait consommée. C'était traître de sa part, et les chances que Martin reste affecté par leur échange une fois qu'il serait à nouveau sobre étaient maigres. Influencer durablement quelqu'un sous spores nécessitait un ascendant antérieur et bien établi, ce qui n'était pas leur cas. Mais il ne pouvait pas ne pas essayer, vu la monstruosité de ce que s'imposait le prostitué. Peut-être qu'une partie de leur conversation lui resterait.
« Je suis griphélien, souffla Martin.
— Non. Tu y as vécu sous la contrainte. Tu n'as jamais été griphélien. Mais tu peux devenir juvélien. Quand nous aurons coincé les Obscurs... Reste avec moi. Je te formerai. Tu trouveras un toit, un but. Une rédemption à la mesure de ce que tu as fait. »
Kerun avait tendu plus d'une main, au cours de sa carrière, mais jamais dans des circonstances aussi étranges. Martin s'ébroua et se leva brusquement. Il alla vers l'âtre encore rouge et s'immobilisa devant les braises qui craquaient. Les tendons de son cou saillaient, la sueur lui mouillait désormais le dos, mais il avait froid, un autre signe de manque. Sur le moment, évidemment, les spores avaient magnifié toutes ses sensations, le plaisir pour celui qui l'avait possédé, et l'horreur pour lui, s'il fallait en croire ses paroles. C'était exactement ce qu'il avait cherché.
« Je ne sais pas », lâcha finalement Martin.
L'elfe hésita. Pousser son avantage ou le laisser décanter. Il ne connaissait pas suffisamment l'animal pour en juger. Mais peut-être, vu l'impact de ce qui circulait encore dans ses veines, cela n'avait-il pas grande importance.
« Prends ton temps », répondit-il finalement, magnanime.
Pouvait-il le laisser dans cet état ? Sans doute pas. Les heures à venir allaient être pénibles, mais Kerun n'avait pas le temps de s'attarder, pas avec les Obscurs dehors, pas avec Maelwyn sur sa piste.
Dans un soupir, il ouvrit le revers de sa veste, où il rangeait la pharmacopée d'urgence. Il en sortit un petit sachet rempli de poudre noire puis se leva pour attraper une tasse. Une fois remplie d'eau fraîche, il y versa un fin filet de grains sombres, qu'il délaya du bout d'un doigt, avant de s'approcher du Griphélien.
« Bois ça. »
Dans son état de stupeur, Martin s'exécuta sans même songer à s'inquiéter de ce qu'il lui administrait. Mais la soif était aussi un symptôme du mal qui le rongeait.
« Et maintenant va te coucher. »
L'elfe assortit ses paroles d'une légère pression sur son épaule, qui suffit à le mettre en mouvement. Kerun l'accompagna jusque dans la chambre, veillant à ce qu'il ne verse pas avant d'avoir atteint son lit. Il dormirait au moins six heures, le temps pour l'agent de vaquer à d'autres urgences avant de revenir à son chevet.
Il serait alors temps d'estimer si la promesse de la lumière avait fait son chemin dans cet esprit enténébré.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top