63. Armand

« Vous ne pouvez pas être sérieux ! » s'exclama Céleste.

Le bureau d'Armand accueillait un conciliabule tendu. Au dehors, les jardins glissaient petit à petit dans le noir. Mille lumières brillaient derrière les fenêtres et dans les allées, repoussant les ténèbres. Les Flambeaux et les prêtres s'apprêtaient à veiller et toutes les issues, tous les couloirs, étaient protégés. Une ambiance de siège feutrée régnait dans le Temple. On parlait bas, on restait calme, mais la tension était souveraine dans le coeur de chacun.

« Il n'y a pas d'autre solution », répondit Brendan Devlin, bras croisés.

Stoïque dans son pourpoint blanc aux aplats noirs et aux broderies bleu irisé, le Mivéan n'avait rien de l'homme blessé qui gisait quelques jours plus tôt dans une chambre de l'étage. Les traits de son visage étaient peut-être plus durs et il arborait le chaume sombre de quelques jours négligents, mais il brûlait d'une énergie belliqueuse. Si les Obscurs avaient cru lui couper les ailes, ils s'étaient trompés.

Othon se tenait à sa droite, à une distance respectueuse mais en soutien manifeste. Contrairement à certains de leurs pairs, qui grommelaient sur la relation entre les deux hommes, Armand n'y voyait rien de problématique. L'amitié était un sentiment noble. Othon et Brendan avaient tissé des liens serrés, de longue date, sur les routes de la Vallée. Y voir un frein à l'engagement du Flambeau était stupide et Othon était un homme sensé.

Florent paraissait surpris d'avoir été convié à leur réunion improvisée, mais Armand savait qu'en l'absence d'Hector, Céleste n'avait pas d'autre soutien évident. Hugo était le successeur désigné mais la crise présente avait démontré que le vieux prêtre n'était pas à la hauteur. Il en était conscient lui-même et n'avait pas cherché à participer aux prises de décision.

« Vous êtes la force spirituelle majeure de cette ville, continua Brendan. Vous savez que vous êtes la cible privilégiée des Obscurs. En restant retranchés ici... Vous exposez les autres cultes. Ils ont frappé mon temple, celui d'Agathe, Soren est entre leurs mains, peut-être mort, peut-être pire... Vous savez qu'ils ne vont pas s'arrêter là. Ils iront chez Ella ou chez Mauro, chez Micah, chez Eidwenn... Alors que vous pouvez mettre fin à tout ça. Il suffit d'un peu de cran, d'un peu de ruse ! Nous avons assez de force de frappe pour neutraliser six Obscurs, aussi puissants soient-ils ! L'énergie de Valgrian est d'une vigueur sans pareille, à Juvélys. Mais pour ça, il faut que vous osiez vous exposer. Que vous osiez leur tendre ce piège. »

Céleste secoua la tête, bras croisés, mais Florent la prit de vitesse.

« Il a raison, intervint-il, mi-embarrassé, mi-enthousiaste. Les autorités piétinent. Les Juvéliens viennent chercher notre guidance et notre protection. Nous devons nous montrer à la hauteur. C'est notre rôle.

— C'est incroyablement dangereux, répéta Céleste.

— Vous prenez déjà des risques en organisant des cérémonies dans le Parc, reprit Brendan.

— En pleine journée, sous le couvert d'une protection divine renforcée, rétorqua la prêtresse. Vous nous demandez de baisser notre garde. De les inviter à l'intérieur. Alors que nous ne savons rien d'eux !

— Nous ne sommes pas obligés de leur ouvrir les portes. Nous pouvons toujours faire ça à l'extérieur. A la faveur de... je ne sais pas quoi... Un rituel... » poursuivit Florent.

Armand jeta un oeil à Othon, qui demeurait silencieux, bien que son visage exprimât une envie d'intervenir. Le commandant était persuadé que le grand chevalier était pressé d'en découdre, lui aussi.

« Je crains que Brendan et Florent n'aient raison, se risqua alors Armand. Chaque jour qui passe... donne aux Obscurs plus de pouvoir... Les citoyens savent qu'ils sont dans la nature, qu'ils complotent et l'inquiétude grandit... Mettre fin à leurs agissements au plus vite me semble indispensable. Même si nous devons nous mouiller. »

Othon acquiesça, sévère, tandis que Brendan se parait d'un large sourire.

« Armand, tu réalises que cela signifie nous opposer, directement, aux ordres du général Maelwyn ? » demanda Céleste, courroucée.

Le commandant acquiesça.

« Le général Maelwyn a pris la décision de gérer la crise sans faire appel aux forces vives de cette cité, ajouta Brendan. Il ne nous implique dans rien : il nous impose. Tous les temples sont fermés à l'exception du vôtre et de celui de Gallud, mais où personne ne va, de toute façon. »

La vieille prêtresse secoua la tête.

« Vous ne comprenez pas. Le Temple de Valgrian a du passif, en ces matières. Vous êtes trop jeunes pour vous en souvenir, mais deux fois, une tentative de coup d'état est née entre ces murs. Deux fois, les comploteurs ont été arrêtés in extremis. Nous avons de la chance d'être encore là, de jouir d'une telle liberté d'agir et de communiquer...

— Ce sont les voies juvéliennes, murmura Othon à mi-voix.

— Là n'est pas la question, trancha Céleste. Nos initiatives sont surveillées. Transgresser, volontairement, les directives des autorités, nous placer dans l'illégalité, c'est nous exposer à des représailles potentiellement dramatiques. Nous jouons déjà avec le feu en prévoyant un rassemblement demain... Les chances que Maelwyn disperse la foule sont énormes et il ne faudra pas se surprendre s'il nous interdit toute autre célébration. La seule raison pour laquelle nous sommes encore ouverts, c'est qu'il a peur des émeutes. »

Sa déclaration jeta un froid sur la petite assemblée.

« Raison de plus pour agir, reprit finalement Brendan. Il ne s'agit pas de renverser le conseil, juste de faire sortir les Obscurs du bois. Si vous le désirez... Parlons-en à Maelwyn, pourquoi pas ? »

Il semblait peu convaincu mais Armand admira sa tentative de conciliation. Il ne l'aurait jamais imaginé si sage... mais le désespoir et la fureur avaient des effets secondaires insoupçonnés.

« Si nous éventons un quelconque projet et qu'il n'y souscrit pas, nous aurons les mains liées, intervint Florent avec davantage de vivacité. Je pense que nous devons agir sans l'en avertir. Rien ne nous oblige à dévoiler qu'il s'agissait d'un stratagème. Nous pouvons neutraliser les Obscurs par hasard... par légitime défense.

— Maelwyn nous reprochera de nous être exposés, dit Céleste.

— Mais il ne pourra pas nous accuser de complot. » murmura Armand.

Florent était un garçon intelligent et courageux, il ferait un bon Flamboyant, quand il en aurait l'expérience.

« Nous devrions attendre le retour d'Hector », lâcha Céleste.

Hector, évidemment, aurait affronté la crise de toute la largeur de ses épaules capables. Ancien militaire, il avait un sens aigu de la stratégie et du moral des troupes, beaucoup de subtilité et un pragmatisme à toute épreuve.

« Quand revient-il ? demanda Brendan.

— D'ici une dizaine de jours, répondit Florent.

— En dix jours, les Obscurs peuvent frapper dix Temples de plus ! Nous ne pouvons pas attendre ! s'insurgea le Mivéan.

— Brendan a raison », osa Othon.

Armand croisa le regard de son second et lui adressa un signe de tête pensif.

« Céleste, je pense que nous devons agir. »

La prêtresse passa des mains agacées sur son visage pâle aux rides marquées.

« Ouvrons la discussion à davantage de sensibilités », proposa Armand, soucieux de l'humeur de sa consoeur.

Il se tourna vers Othon.

« Va chercher Urbain et Eve. »

Le grand chevalier opina du chef et se dirigea vers la porte. Florent lui emboîta aussitôt le pas.

« Je vais trouver Rachel et Marcus », s'expliqua-t-il.

Céleste acquiesça, la mine légèrement égarée. Armand adressa un regard aigu à Brendan qui, réalisant soudain qu'il allait se retrouver seul entre les deux aînés, prétexta une visite aux latrines pour s'esquiver.

Demeuré en tête à tête avec la vieille Valgrianne, Armand franchit l'espace qui les séparait. Elle poussa un profond soupir et lui prit la main. Le commandant s'attrista de sentir ces doigts si fins, si fragiles, contre sa paume. Céleste était la mémoire du Temple, elle avait connu les jours de gloire et les jours de misère, mais elle s'étiolait.

« Es-tu vraiment sûr de tout ça ? lui demanda-t-elle sans le regarder.

— Non, répondit Armand, avec sincérité. Mais nous sommes la Lumière. Si nous n'affrontons pas les Ténèbres, nous trahissons l'essence de notre mission. Nous sommes les servants de Valgrian. Nous lui avons promis notre vie. Je sais que les nécessités du quotidien nous font remiser le sens profond de notre engagement, bien souvent, au profit du pragmatisme... mais il est des moments où nous devons revenir à la source de ce que nous sommes. Sans quoi... nous n'avons plus de substance... »

Elle hocha lentement la tête.

« Le général Maelwyn sera furieux. Nous devrons assumer, toi et moi, si les choses dérapent. Protéger le Temple, les plus jeunes, à tout prix.

— Hector est absent, cela le dédouane, et Gareth le respecte, mine de rien.

— Gareth le tolère... Mais tu as raison. Hector reprendra les choses en main, si nous devons chuter. »

Un nouveau soupir échappa à sa poitrine gracile. La porte se rouvrit sur Othon, Eve et Urbain, Brendan était dans leur sillage.

« Ainsi soit-il, souffla Céleste en relâchant la main du commandant.

— Valgrian prévaudra. » murmura Armand en retour.

Il était temps de passer aux détails de leur piège, en espérant que ses mâchoires ne se refermeraient que sur les Obscurs.

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