62. Mathilde

TW : situation un peu difficile, on va faire un tour chez les Obscurs (rien de graphique).

Mathilde aurait aimé disposer de ses mains pour les presser contre ses oreilles, mais ses bras étaient trop occupés à serrer les corps inquiets d'Alice et Gersande.

A l'extérieur de la petite pièce où elles étaient enfermées, quelqu'un hurlait sa souffrance, à pleins poumons, cris misérables entrecoupés de sanglots, de geignements, de rares instants de silence.

La jeune femme ne comprenait pas par quelle magie ces sons traversaient les épais murs de pierre qui les encerclaient, mais peut-être était-ce justement ça, l'effet d'un sortilège impie, tissé pour les terroriser.

C'était franchement inutile, elles l'étaient déjà. Aux mains des tueurs qui avaient massacré ses camarades, Gersande attendait son destin, celui qui avait emporté Blanche, emporté Flavian, l'instant où sur un coup de tête, les monstres décideraient qu'elle avait fait son temps. Imprévisible, bien sûr. Blanche leur avait été arrachée dès le premier jour, et Flavian la veille, sans prévenir. Mathilde avait guetté leurs voix dans le couloir, une preuve de leur survie, mais elle n'avait entendu que leurs bourreaux.

La jeune Alice venait du Temple de Béal, c'était la seule chose que Mathilde avait réussi à lui extirper. Ses vêtements étaient raides de sang, ses yeux perpétuellement écarquillés, mais ce à quoi elle avait assisté, Mathilde n'en savait rien.

Alors, en tant qu'aînée, qu'adulte, elle serrait les deux adolescentes contre elle, leur caressait les cheveux et leur murmurait que tout irait bien.

La personne qui hurlait au dehors ne rendait pas ces mensonges faciles à proférer. Ce n'était ni Flavian, ni Blanche, cependant, Mathilde aurait reconnu leur timbre dans les suppliques qui fusaient parfois, entre deux hurlements. C'était, mine de rien, un soulagement, de ne pas pouvoir mettre de visage sur celui que les Obscurs torturaient. Mais son martyre agissait comme une menace, qu'il était difficile d'ignorer.

Un cliquetis métallique retentit autour de la porte et Gersande se mit à gémir, tandis qu'Alice se pressait contre Mathilde comme si elle voulait s'y enfouir. La prêtresse demeura stoïque, murmurant une prière à Mivei, le souhait d'un destin clément, d'un parcours ensoleillé.

Deux personnes entrèrent, un homme et une femme. Mathilde savait qu'ils étaient six, elle avait eu tout le loisir de les voir lors du sac de son Temple, car ils n'avaient guère cherché à se dissimuler. Cela l'informait de ses chances de survie : nulles. Cette certitude de savoir quel serait son destin l'avait curieusement rassérénée. Elle servait Mivei, et Mivei veillait au chemin de chacun. Il ne servait à rien de se rebeller contre ce qui devait être. La voie était tracée, on ne pouvait que s'efforcer de l'arpenter jusqu'au bout, dans la dignité.

« Toi, debout », dit sèchement l'homme en pointant la prêtresse du doigt.

Encore jeune, les cheveux noirs un peu trop longs, le visage anguleux, il n'avait pas l'accent juvélien, mais Mathilde aurait eu bien du mal à le replacer. Il était grand, costaud, armé, et ce n'était pas lui qui leur avait ravi Flavian la veille. Alice et Gersande se raccrochèrent à elle avec des sanglots. La femme soupira avec agacement. Elle était jeune, elle aussi, sans doute à peine vingt ans, mais ses traits reflétaient une colère constante et dangereuse. Elle s'approcha des trois prisonnières accroupies sur le sol et agrippa Gersande par l'épaule. Celle-ci poussa un hurlement de panique et une gifle se perdit. Mathilde en profita pour se lever, s'arrachant la poigne éperdue de ses compagnes.

« Calmez-vous, je viens », lâcha-t-elle.

Elle se retourna vers les deux gamines.

« Ne vous en faites pas, tout ira bien. Tout ira bien. »

L'homme ricana sous sa barbe et Mathilde ressentit une bouffée de colère à son égard, mais elle ne pouvait rien. Elle caressa la tête des novices, doucement, puis murmura les paroles d'une incantation apaisante. Mais la noirceur des lieux avala toute magie. Une main douloureuse la saisit par les cheveux et la força à se relever.

« Magne tes fesses », gronda la femme en l'envoyant vers la porte.

Mathilde se retrouva à quatre pattes devant l'homme, qui glissa une botte sous son épaule pour l'aider à se relever. Enfin, ils sortirent dans le couloir, accompagnés par les sanglots des deux adolescentes qu'ils abandonnaient derrière eux.

La Mivéanne portait toujours la même chemise de nuit depuis son arrivée. Elle n'était jamais sortie du réduit où on l'avait enfermée, et elle resta un moment vacillante dans la lueur des torches grises qui illuminaient les corridors de cet endroit — cet antre — dont elle ne savait rien. Son impression était qu'ils étaient sous terre : il faisait sombre, mais sans doute était-ce attendu dans un repaire d'Obscurs...

La femme s'était positionnée en arrière, les bras croisés, le regard méprisant, tandis que l'homme pointait un doigt vers la poitrine de Mathilde.

« Si vous voulez vivre, vous allez devoir vous rendre utiles. »

Le supplicié semblait s'être tu, le silence régnait, pesant. Peut-être était-il mort. La prêtresse n'en pensa rien.

« Tu es responsable des gamines. Tu les fais bosser. Si vous n'êtes pas efficaces, pas obéissantes, on se débarrasse de vous.

— La ville est pleine de candidats », railla la femme.

Mathilde acquiesça vivement. Gagner du temps. Quelqu'un les cherchait peut-être.

« Et pas de gémissements et de reniflements et que sais-je... Vous n'avez pas envie d'énerver les Sombres, je vous le garantis », ajouta encore l'homme.

Il rouvrit brusquement la porte, arrachant un cri aux adolescentes restées à l'intérieur.

« Et maintenant magnez-vous. J'ai pas que ça à faire. »

Mathilde et les deux novices furent guidées jusqu'à une pièce voisine, quelques portes plus loin dans le couloir. De grands baquets en bois reposaient contre les murs et une pompe à eau gouttait au dessus d'un bassin de pierre. Des vêtements sales s'entassaient en une pile odorante. Il ne fallait pas être un grand devin pour comprendre ce qu'on attendait d'elles. L'homme ne se fendit d'ailleurs pas de la moindre explication. En contemplant les cordes à linge enroulées sur leur clou au mur, Mathilde se demanda si elle aurait le courage de se pendre ou de tuer les gamines avant qu'il leur arrive pire, à toutes les trois.

Mais la réponse était non, bien sûr. Elle ne s'en sentait pas le droit, ni l'élan. Elle ne pouvait s'empêcher d'être certaine qu'au dehors, Maître Devlin les cherchait. Lui, et peut-être la ville entière. Penser le contraire était insupportable. Il fallait avoir foi.

Leur geôlier ne s'attarda guère et dès qu'il fut sorti — verrouillant la porte derrière lui —, Mathilde mit les deux novices au travail. La lessive était bien sûr une de leurs corvées ordinaires, et elles s'y attelèrent fébrilement. Alice, la jeune Béalite, avait une expérience quotidienne des vêtements souillés de sang, aussi ne fut-elle ni répugnée, ni décontenancée par celui qui imprégnait les tenues de leurs ravisseurs. Elle connaissait aussi la meilleure manière de les nettoyer en profondeur et Mathilde la laissa prendre les choses en main.

Tout en circulant dans la petite salle, la prêtresse ne put s'empêcher de s'interroger à nouveau sur l'endroit où ils se trouvaient. La couche de poussière présente dans certains coins de la pièce semblait indiquer que les lieux n'avaient pas été nettoyés depuis très longtemps, mais dans le même temps, l'équipement était récent, en bon état — baquets, bassin, la pompe qui fonctionnait sans grincer — et témoignait d'une certaine qualité. Les caves d'une grande maison, peut-être. Il y en avait un certain nombre dans le quartier sud, où se dressaient les villas et les manoirs des plus riches Juvéliens, mais aussi dans le quartier nord, là où toutes les institutions, ambassades, représentations et autres organisations avaient leur siège.

Mathilde se morigéna. Même en devinant l'endroit où elles étaient retenues, elle n'aurait aucun moyen de transmettre cette information à des secours potentiels. La gangue de magie impie était tellement lourde qu'aucun sortilège de communication n'en franchirait la barrière et ceux-ci étaient de toute façon rarissimes et coûteux. Non. Il fallait compter sur autre chose, le bon vouloir du destin. Il était tracé, quoi qu'elles fassent. Mivei savait. Que Mathilde soit incapable de la consulter n'était pas une mauvaise chose, en réalité : elle n'était pas certaine d'avoir envie de savoir ce qui les attendait.

Aussi rejoignit-elle les deux adolescentes qui s'affairaient autour du linge de leurs ravisseurs et plongea-t-elle les mains dans l'eau froide. A chaque jour suffit sa peine, sa peur, sa haine. Elles allaient se contenter de servir pour rester en vie... Le reste était hors de leurs mains.

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