61. Nora

Quand Nora Felden se présenta devant le bureau du général Maelwyn, la cheffe de son groupe de mercenaires en sortait. Grande, les épaules carrées, le regard dur, la femme en armure ne jeta même pas un regard à la responsable des services secrets et s'éloigna d'un pas rapide dans le couloir.

Nora se targuait de lire les expressions faciales avec aisance, mais elle n'était pas sûre de ce qu'elle venait de voir. Davantage d'indifférence que d'inquiétude, de sérénité que de détermination. Mais peut-être se méprenait-elle, gagnée par la méfiance généralisée qui commençait à saper les bonnes volontés, partout autour d'eux, de la rue aux donjons de l'Académie du Flux.

La déclaration du Conseil, la veille, avait coupé court aux rumeurs mais étalé une vérité désagréable. Les Juvéliens savaient désormais que quelques mois après la guerre seulement, la capitale était à nouveau sous siège. Ce qui s'était produit au Temple d'Hime était encore flou, mais l'information percolait déjà dans les rues : on avait, après tout, remarqué l'attroupement devant les jardins. La plupart des gens pensaient que les prêtres de l'Amour avaient pris la clé des champs, mais Nora doutait qu'ils parviennent à cacher la disparition de Soren très longtemps. Les Obscurs ne pouvaient que s'en servir, l'occasion était trop belle. L'enfant chéri de la capitale, son artiste le plus célèbre... Tôt ou tard, il resurgirait. Dans quel état... mieux valait ne pas se poser la question, la réponse viendrait bien assez tôt.

Trois Temples, déjà.

Maelwyn disposait de deux bureaux : un au Fort, dévolu à ses activités militaires, et un à l'Assemblée, siège du Conseil. Le premier dégageait en permanence une odeur de bête, mais Nora n'eut pas le temps d'être asphyxiée, car le général jaillit de son antre avant qu'elle ait pu s'y introduire.

« J'ai pas le temps, Felden. On va faire ça en route », annonça-t-il d'emblée.

Elle se garda bien de s'offusquer de ses manières cavalières, cela n'aurait servi à rien.

« Vous m'avez fait mander », dit-elle platement.

Il relâcha sa respiration comme un taureau sur le point de charger et s'immobilisa en milieu de couloir, bras croisés sur sa large poitrine.

« Tervan est dans mes pattes, lâcha-t-il de but en blanc. Il croit qu'il est discret, mais il se trompe.. »

Nora écarquilla les yeux et feignit la stupéfaction.

« Vous devez faire erreur, se défendit-elle avec aplomb. Kerun ne travaille plus...

— C'est ce qu'il vous dit. Cadrez-le, Felden. C'est votre job et il est votre subordonné. Il agit à sa guise depuis bien trop longtemps et ma patience a des limites. Si je le trouve encore sur mon chemin, je le mets aux arrêts. Vous êtes prévenue. Passez-lui le message. »

Il se remit aussitôt en marche, comme si l'affaire était réglée. Nora hésita, puis lui emboîta le pas.

« Si vous étiez plus clair sur les limites de nos prérogatives, peut-être ce genre de malentendus ne se produirait-il pas. »

Le général ouvrit la porte en bout de couloir et s'engagea dans le vaste escalier. Elle entendait son souffle lourd et anticipa sa colère.

« Il ne s'agit pas d'un malentendu. Il était au Temple de Béal. Il a suivi la trace des Obscurs avant la garde, avant mes hommes. Il a même filé mon équipe dans les égouts. »

Il s'arrêta sur le palier. Son expression était désormais congestionnée de mauvaise humeur. Mais Nora avait l'habitude. Garder son calme, tenir ses positions. Elle devait savoir à quel endroit Kerun s'était trahi, lui qui était d'ordinaire plus invisible que la brise. L'ampleur de la crise ne lui donnait pas le droit de se montrer imprudent.

« Vous devez vous tromper, répéta-t-elle. Même si c'était vrai, Kerun ne laisserait pas...

— Il pue l'elfe, Nora ! »

Elle lâcha un hoquet, estomaquée par la répartie. Le général eut la décence de rougir, mais c'était peut-être de la fureur plus que de la honte.

« Comment osez-vous...

— C'est un fait, pas une insulte », tempêta le général.

La lumière se fit dans l'esprit de la maîtresse espionne.

« Il y a un néjo dans votre escouade.

— Et après ?

— Les néjos sont dangereux.

— Les elfes aussi. Ils ont massacré des milliers d'humains, il y a moins d'un siècle.

— Parce que nous avions envahi leurs terres, détruit leurs villages et abattu leurs forêts ! »

Gareth renifla de dépit et reprit sa descente furibarde des escaliers. Ils débouchèrent dans la cour. Le ciel était bleu, la brise fraîche, le soleil tentait d'assoiffer les flaques qui parsemaient la terre battue. Le général se retourna brusquement et pointa un doigt accusateur sur la poitrine de Nora.

« Je contrôle mon néjo, est-ce que vous contrôlez votre elfe ? » l'interrogea-t-il avec virulence.

Nora croisa les bras. Pendant une seconde, elle pensa renvoyer ses doutes au conseiller. Kerun était un agent imprévisible mais d'une loyauté sans failles. Pouvait-il en affirmer autant d'une bande de mercenaires étrangers ?

Mais elle s'abstint. Gareth était son supérieur et il aurait le dernier mot. À le braquer, elle risquait d'amplifier la crise de confiance entre eux. Ce qu'elle voulait, c'était replacer les services secrets dans la partie, pas les marginaliser davantage. Or, depuis Koneg, ils peinaient à recréer les bases saines de leur activité. La confiance était chose difficile à tisser.

« Je vais lui parler. Je vous le promets. Il ne vous dérangera plus. »

Maelwyn souffla à nouveau, comme une théière relâchant la pression.

« Je pense qu'il a simplement à coeur...

— Je m'en fous, de ce qu'il a à coeur ! explosa l'officier. C'est un soldat, et il a reçu des ordres ! S'il ne s'y plie pas, ça s'appelle de l'insubordination. Et l'insubordination est intolérable dans une armée. Je ne ferai pas d'exception pour lui ! Rappelez-vous Griphel, bon sang ! Il est allé foutre le bordel alors que nous étions en pleines négociations ! »

Ah, Griphel. Tout était là, bien sûr. Elle ne pouvait pas nier que les initiatives que Kerun avait prises, lorsqu'il avait été en Jasarin à l'automne, s'étaient révélées mal inspirées. Mais de là à estimer que ses actions avaient fait capoter les négociations sur les prisonniers de guerre... C'était un pas que seul un homme de très très mauvaise foi pouvait franchir. Une bonne excuse.

Nora se demanda si Kerun avait conscience du poids dont Maelwyn entendait le charger. Elle se promit, pour son salut, de ne jamais le mentionner. L'elfe était solide, mais être en butte à une ingratitude constante n'était pas sans répercussions, et elle avait besoin de lui. Saper sa bonne volonté n'était pas la chose à faire.

« Je vais le brider, répéta-t-elle, conciliante.

— Vous avez intérêt », grommela le général.

Cette fois, elle le laissa s'éloigner dans la boue, sans chercher à le retenir. Une fois qu'il eut disparu dans les écuries, elle s'autorisa un frisson. Tout le monde était sur les nerfs, les Obscurs marquaient des points précieux. Il fallait temporiser, absolument, essayer de reconstituer les alliances, d'apaiser les tensions.

Et si cela passait par canaliser Kerun, tant pis. Il comprendrait la nécessité de sa mise à l'écart, pour le plus grand bien.

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