58. Brendan
Mauvaise nuit, encore une.
Ils n'étaient que quatre à avoir regagné le Temple. Brendan lui-même, bien sûr, mais aussi Moïra, Sonia et Anton. Tous les autres avaient décliné, pour une raison ou une autre, et Brendan ne s'était pas senti en droit de les forcer à quoi que ce soit. Il n'avait rien exigé, et pas davantage fait de discours. Il avait été incapable de protéger ses prêtres, c'était un fait, et tant qu'il n'aurait pas coincé les Obscurs, il ne pourrait rien prétendre.
Tout bien réfléchi, il aurait presque préféré que personne ne revienne. Que le Temple reste vide tant que les choses n'étaient pas réglées. De toute façon, il n'y avait aucun fidèle pour franchir les portes. Trop de rumeurs couraient sur ce qui les avait frappés. On l'avait averti de la déclaration prochaine du conseil, qui tenterait d'y couper court en révélant la vérité. De quoi garantir que la nef resterait vide pendant les prochains mois.
Il leva les yeux sur la statue de la déesse, son expression mutine, ses yeux vides fixant quelque chose d'invisible, ses doigts fins frôlant le cou de la pie posée sur son épaule droite. En général, on peignait les sculptures de couleurs vives, et Brendan était d'ailleurs l'auteur de plusieurs d'entre elles, dans les couloirs, les étages, et même dans certains des Temples voisins, notamment celui de Dywill. Mais défigurer une oeuvre de Soren aurait été sacrilège, l'artiste choisissait sa pierre avec soin, pour son grain, ses nuances, l'adéquation parfaite entre son sujet et son support.
Des pas derrière lui le firent se retourner. Il s'était attendu à trouver Sonia ou Anton, mais le jeune homme qui était entré n'appartenait pas au Temple. Ses yeux luisaient légèrement dans la pénombre, ce qui trahissait sa nature d'hybride, tout comme la finesse de ses traits et de sa carrure. Brendan le remit : c'était le fils de la patronne de l'Ombre de l'Arbre, cette elfe qui cuisinait le gibier divinement bien.
« Pardon... Je ne voulais pas vous déranger... mais comme c'était ouvert... »
Sam, il s'appelait Sam. Sans doute le diminutif d'un nom plus complexe que personne ne parvenait à retenir.
« Bienvenue. » dit Brendan d'une voix égale, en se parant d'un sourire qu'il espérait convaincant.
Le jeune homme lui rendit sa marque de sympathie avec nervosité. Le Mivéan lui-même réalisa qu'il était tendu, peut-être hostile, alors que l'elfain n'avait probablement rien à voir avec les Obscurs.
Probablement.
Rien que cette pensée suffisait à trahir son trouble.
« En quoi puis-je t'aider ? »
Il l'avait tutoyé comme si c'était un gosse, mais en fait, il était difficile de déterminer l'âge de ces rejetons moitié-elfe sur base de leur apparence. Sam avait l'air d'avoir vingt ans, mais il en avait peut-être dix de plus. Non. Brendan se souvenait de cet enfant timide, planqué derrière les jupes de sa mère, dans la salle agréable de leur auberge. Ce n'était pas si vieux.
« En fait... Je... J'ai juste poussé la porte... avoua le visiteur. Comme je suis venu... Les jours d'avant... et il n'y avait personne... Là, les soldats m'ont dit... »
Il désigna l'entrée béante derrière son dos, chatoyante d'un soleil agréable. Quand il se tourna, la lumière révéla son teint cramoisi.
« Je voulais juste voir si tout allait bien. »
Sa voix flancha sur ces derniers mots, comme s'il réalisait en les prononçant que c'était ridicule.
« Mais... dans le journal... »
Il secoua la tête.
« Si je peux faire quoi que ce soit... Apporter quelque chose... à manger... Je ne sais pas si vous... Je pourrais... venir aider en cuisine ? »
Brendan écarquilla les yeux de surprise. Il n'avait même pas songé à pareille trivialité. D'ordinaire, l'intendance avait été le domaine protégé de Crespin, qui les nourrissait au quotidien avec l'aide d'un roulement de novices. Mais Crespin n'était pas revenu, et il n'y avait plus de petites mains pour l'épauler.
« Ce n'est pas nécessaire, murmura Brendan. Nous ne sommes pas très nombreux...
— Ça me ferait plaisir, reprit Sam, comme si le grand prêtre n'avait rien dit. Je ne vous demanderais rien... Juste votre bénédiction, peut-être... »
Son expression se figea.
« J'ai vu... une pie... Ce jour-là... Si j'avais... pensé... »
Il frissonna.
Au même moment, les sanglots déchirants d'une femme retentirent dans les profondeurs du bâtiment. Brendan devina qu'il s'agissait de Sonia, car Moïra était montée et Anton avait un timbre plus grave. Le jeune Sam demeura figé et les deux hommes s'observèrent sans rien dire. Brendan dévisagea cet étranger inquiet de leur bien-être et se sentit immensément vide, immensément seul, furieux, blessé, incapable. On lui tendait la main avec bienveillance et il préférait se replier sur lui-même, dans toute son impuissance.
Ils avaient besoin d'aide. D'oser accueillir à nouveau des étrangers entre leurs murs. Sinon, à quoi bon ? Ils pouvaient fermer boutique et se disperser sur l'île, il y avait un temple de Mivei à Omneiri, bien sûr, mais aussi à Cefnis, Belhime et même à Novogal. Ou défroquer. Brendan ne voulait même pas y penser.
« Si... vous avez le temps... Ce serait avec plaisir, dit-il alors, d'une voix maîtrisée. Je n'ai pas eu l'occasion d'aller voir ce qu'il y a dans le garde-manger... A vrai dire... Nous venons de rentrer. »
Sa réponse dessina un sourire sur les traits de l'elfain. Sonia s'était tue, sans doute consolée par Anton. Il fallait qu'il aille voir, bien sûr. Depuis qu'ils étaient rentrés, ils jouaient à s'éviter, comme des gosses qui se seraient disputés. Ce n'était pas digne.
« Parfait... Je repasserai plus tard, alors... Voir ce que vous avez... »
Avant que le jeune homme n'ait pu terminer sa phrase, il y eut du mouvement dans son dos et quatre soldats en uniforme bleu roi surgirent dans la salle.
« Vous devez sortir, déclara le premier d'entre eux en posant une main ferme sur l'épaule de l'elfain. Le Temple est fermé. »
La surprise se dessina sur les traits de Sam en écho de celle de Brendan.
« Quoi ? Depuis quand ? s'étonna le prêtre.
— Ordre du général Maelwyn. Nous venons de le recevoir, annonça le soldat d'un ton sec.
— Pourquoi ? » répliqua Brendan.
Les sourcils du soldat se froncèrent.
« Il s'est passé quelque chose au Temple d'Hime. Nous n'en savons pas plus. »
L'adrénaline flamba aussitôt au sein du Mivéan, sifflant dans ses oreilles, accélérant son coeur, brouillant le monde autour de lui.
Soren.
Il avait laissé Soren seul face au pire.
« Vous devez sortir. » répéta le soldat.
Brendan obéit. Ce n'était pas à lui qu'on s'adressait mais ça n'avait pas d'importance. Il abandonna la pénombre de la nef, gagna le porche ensoleillé et se mit aussitôt à courir. L'émotion qui l'avait embrasé lui donna des ailes, le sang pulsait dans ses jambes et sa poitrine, foulée après foulée, à travers la ville encombrée. Il bouscula des passants, s'excusa à mi-voix, l'esprit perdu dans des images de ruine. Si le souffle lui manqua bientôt, il ne s'en rendit pas compte, pas plus qu'il ne plia malgré la douleur dans ses mollets et ses cuisses.
S'arracher aux rues des quartiers populaires, dépasser les boutiques, les échoppes, les comptoirs, gagner les vastes allées arborées, où on a l'espace de filer sans ralentir, plus vite, encore, même si c'est futile car le mal est fait.
Enfin les grilles des jardins fleuris du Temple d'Hime. Fermées. Une petite foule se massait devant l'entrée, des curieux probablement, et Brendan se fraya un passage jusqu'au portail. Autour de lui, des murmures indiquaient qu'il était reconnu, mais il n'y prêta aucune attention, focalisé tout entier sur l'horreur qu'il était certain de découvrir.
J'aurais dû le forcer à me suivre. J'aurais dû lui expliquer, lui décrire. Cet imbécile.
Un cordon de gardes en livrée grise mit fin à sa course éperdue.
« Le temple est fermé. » lui déclara un jeune homme, bras croisés.
Son expression d'abord sévère s'adoucit, sans doute en réalisant à qui il avait affaire.
« Laissez-moi entrer, je dois... » commença Brendan.
Quoi, au juste ?
« Je suis désolé. La zone est sécurisée et notre équipe au travail. Vous n'avez rien à faire ici. » annonça l'officier, d'un ton emprunt de commisération.
Le Mivéan jeta un oeil éperdu derrière l'épaule du garde. Trois silhouettes se trouvaient sur le parvis du Temple, deux autres dans les jardins. Il reconnut les robes bigarrées d'une prêtresse hildanne.
« Il est mort ? » souffla-t-il à mi-voix.
L'officier esquissa une grimace.
« Le Temple était vide, dit une femme sur sa droite. Ils sont partis depuis quelques jours. Pour Belhime. »
Brendan secoua la tête.
« Non, non, le Temple n'était pas vide... »
Un regard incisif, peut-être menaçant, de l'officier l'empêcha de continuer et il se sentit vaciller. Les sons se modifièrent autour de lui, tout devint sombre, et il réalisa qu'il allait faire un malaise. Des mains se glissèrent sous ses aisselles et l'empêchèrent de tomber, avant de l'entraîner vers l'extérieur du petit rassemblement. Quelques pas plus loin, on l'aida à s'asseoir sur le bord du talus. Il se détourna vivement et vomit dans l'herbe humide, la carcasse animée de spasmes, comme des sensations douloureuses et enfouies se saisissaient de lui. Il musela un gémissement, conscient qu'il se donnait en spectacle, mais les deux hommes qui l'avaient accompagné faisaient écran de leur corps pour le dissimuler aux regards.
Il n'aurait jamais dû sortir.
« Buvez ça. » dit une voix et on lui glissa une petite gourde entre les paumes.
C'était de l'eau parfumée à quelque chose, une infusion qui l'emplit de fraîcheur, chassant le goût infâme de ce qu'il avait rendu. Son coeur tambourinait toujours dans sa cage thoracique, mais il retrouvait sa prise sur le monde, les sons, les images s'apaisaient.
« Ça va ? » demanda une autre voix, et il remit Sam, l'elfain.
Sans doute l'avait-il suivi depuis le Temple, sans qu'il s'en rende compte.
Brendan opina du chef sans parvenir à articuler quoi que ce soit. La brise le fit frissonner. De l'autre côté de la grille, des abeilles butinaient les fleurs chères aux Himéites, un ballet tonitruant dans un nuage de parfums divers. Pourtant, au loin, le Mivéan était persuadé de percevoir les effluves immondes du sang.
Il releva les yeux, croisa le regard inquiet de Sam, accroupi à côté de lui. Plus loin, debout, bras croisés, observant l'intérieur des jardins, se trouvait un adolescent aux vêtements trop larges et salis. Pendant un instant, Brendan eut la sensation de le connaître, mais ce n'était pas Charlie.
« Qui était à l'intérieur ? » demanda l'adolescent, sans le regarder.
C'était Charlie sans l'être, Brendan en eut la certitude. Sam l'observait, lui aussi, les sourcils froncés.
« Soren, murmura Brendan. Soren était à l'intérieur. Il n'a pas voulu partir... Pas voulu se mettre en sécurité. »
Il n'ajouta rien de sa terreur d'être responsable, d'avoir trahi l'Himéite en étant venu frapper à sa porte, la veille, alors que tout le monde pensait ce Temple vide. Soren était sorti sur le porche et peut-être avait-il été entraperçu...
« Il n'y a pas de corps, dit alors l'adolescent. Beaucoup de sang, mais aucune trace de Soren. Ils ont cassé plusieurs statues, aussi. »
Il se tourna vers les deux hommes, les pétrifiant de son regard bleu gris.
« Gardez ça pour vous. Rentrez chez vous. Et si quoi que ce soit vous revient... Tenez-moi au courant par les moyens que vous connaissez. »
Brendan commença par acquiescer, puis se ravisa.
« Vous ne pouvez pas nous garder en dehors de tout ça... Nous sommes directement concernés...
— Devlin, vous devez faire confiance aux autorités. Je sais que c'est difficile...
— Vous n'avez pas idée, l'interrompit le Mivéan, la voix vibrante de colère. C'est le troisième temple... »
L'adolescent acquiesça, lèvres pincées.
« Vous n'en êtes nulle part, lâcha le prêtre. Soren est peut-être vivant, prisonnier de ces crapules... »
Un frisson le saisit et sembla ne plus vouloir le lâcher, lui arrachant bientôt un gémissement irrépressible. A nouveau, le ciel se voila de noir. Une main se posa sur son épaule, une autre lui renversa la tête en arrière pour le faire boire. Ses tremblements s'apaisèrent mais une migraine brutale lui explosa dans le crâne et il demeura prostré, la tête dans les mains, le souffle court.
« Ramenez-le chez lui. Il a besoin de repos, de calme, et sûrement pas de tout ce chaos. »
On parlait de lui, sans lui, comme s'il était un gosse. La fureur le secoua tout entier.
« Devlin, vous êtes convalescent. Vous devez l'accepter. Vous n'êtes en état de rien, à l'heure actuelle. »
Comment osait-il, ce foutu gosse, lui balancer des choses pareilles ? Que savait-il de son état, de sa force ? La haine succéda à la rage, puis, brusquement, un calme paradoxal.
Les autorités voulaient l'écarter, soi-disant pour son bien. Qu'elles aillent se faire foutre ! Elles ne savaient rien, n'arrivaient à rien, et la dernière fois qu'on leur avait fait confiance, Albérich était mort aux mains des Obscurs. Cela ne se reproduirait pas. Soren ne mourrait pas. Mais pour cela, il fallait rassembler des forces. Brendan n'était pas de taille, l'agent anonyme avait raison.
« Vous... vous avez raison. » murmura-t-il, conciliant.
L'adolescent relâcha un soupir de soulagement.
« Rentrez. Je vous tiendrai au courant des développements, je vous le promets. »
Sam se releva.
« Ramenez-le. La journée sera longue. »
Brendan obtempéra quand l'elfain l'incita à se lever. Le souci sur son visage était à la fois une bénédiction et une insulte. L'espion les observait, bras toujours croisés.
« On rentre ? » demanda Sam.
Brendan acquiesça.
Rentrer pour mieux repartir. Trouver des alliés. Combattre. Les autorités n'avaient pas besoin de le savoir.
Docile, il se laissa guider vers le coeur de la ville, abandonnant le Temple d'Hime et ses secrets sanglants. Il se fit la promesse de sauver Soren, quoi qu'il lui en coûte. Mais d'abord, il devait sonder son compagnon hybride : avoir un allié anonyme ne serait pas malvenu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top