55. Martin

Désolée, le chapitre est très long... J'aurais sans doute dû le couper en deux... mais je ne l'ai pas fait 😅

Nuit courte, matinée chargée, Martin avait parfois l'impression d'être de retour dans cette ferme dont il s'était enfui. Traire les vaches, sortir les poules et ramasser les oeufs, faire un premier tour du potager pour chasser les limaces. L'horreur. Mais une fois les brumes du sommeil dissipées, il se souvenait d'où il était, à Juvélys, dans la mansarde que lui avait prêtée Kaunia. Un lit étroit, une petite commode, une fenêtre s'ouvrant sur les toits du quartier, un paradis précaire, mais le paradis tout de même. Une cité, un toit, la liberté de disposer de lui-même, que demander de plus ?

Il se rembrunit en songeant à son premier rendez-vous de la matinée et se mit en mouvement. Il était presque libre. Dans l'ombre, quelqu'un tenait toujours la laisse et il avait tout intérêt à lui obéir s'il ne voulait pas retourner dans une cellule quelconque. Il se débarbouilla donc rapidement, sauta le petit déjeuner et sortit dans la rue.

Il était censé se rendre à la caserne de la garde, pour récupérer les biens d'Iris, confisqués lors de son arrestation. En réalité, il devait retrouver Kerun dans la petite baraque où il les avait accueillis la nuit de leur sauvetage. L'elfe ne pensait pas qu'ils pourraient se servir de cette planque très longtemps, mais pour l'heure, il n'avait rien d'autre à leur proposer. Martin devait donc se déplacer avec prudence et célérité. Comme Kerun était l'espion, les chances d'être observé et suivi étaient très faibles, il fallait se contenter de ça.


Quand le Griphélien atteignit leur repaire, il ne fut guère surpris d'y trouver le rouquin, installé à table, un parchemin froissé à la main. L'elfe leva les yeux dès son arrivée et rangea son document à l'intérieur de sa veste, avant de le gratifier d'un sourire de bienvenue.

« Bonjour. » énonça-t-il, affable.

Martin manqua rire de ces civilités.

« Et à toi. »

Il refusa la tasse de thé que l'espion lui proposait et s'assit à son tour. Puis il lui relata la manière dont Iris avait trouvé un pied-à-terre et le renseigna sur ses premières observations. Kerun ne parut s'émouvoir d'aucune de ces informations, mais Martin supposa qu'il gardait simplement son ressenti pour lui-même. Lire un elfe demeurait compliqué, même si l'agent juvélien paraissait plus expressif que la plupart de ses congénères. Sans doute était-ce une nécessité parmi les hommes, qui s'échangeaient beaucoup par le non-verbal, sourires, grimaces, intonations, gestes et postures. Martin ne put s'empêcher de se demander si Kerun était conscient de devoir exagérer ses expressions naturelles ou s'il le faisait spontanément. Il se demanda aussi pourquoi un elfe choisissait de venir vivre dans une ville humaine, alors que la forêt de la Sylarith, située au coeur de la Tyrgria, comptait encore des cités elfes qu'on disait exemptes de toute influence coloniale.

Questions impossibles, bien sûr. Mais sa curiosité était aiguisée.

« Est-ce que tu pourrais me prêter ta tenue ? »

Martin revint à l'instant présent et croisa les bras, goguenard. La question était imprévue.

« On te fournit rien, aux services secrets ?

— Si, mais j'ai besoin de vêtements qui sentent l'humain. »

Cette fois, le Griphélien ne put s'empêcher de rire.

« Tu veux dire une tenue que j'ai portée ?

— Celle que tu as sur toi, par exemple. Elle a l'air d'avoir déjà bien servi. Nous avons presque le même gabarit.

— N'exagérons rien. »

L'elfe haussa les épaules. Il devait bien peser vingt livres de moins.

« Est-ce que je peux savoir pourquoi tu veux sentir l'humain ? »

Kerun soupira en enlevant ses bottes.

« J'essaie de suivre un néjo... qui me repère à l'odeur...

— Un néjo... genre un vrai ?

— Oui. Un vrai.

— Est-ce que ce n'est pas... incroyablement dangereux, pour un elfe, de pister un néjo ?

— Il y a des néjos intégrés en Tyrgria. Ils ne sont pas obligés de... hum... pour survivre. Ils peuvent manger la même chose que toi et moi. »

Martin laissa la perplexité envahir son visage. Kerun grimaça.

« S'il ne me sent pas, ça ira. Il ne va pas me sauter à la gorge pour me saigner.

— C'est toi le spécialiste. »

Au fil des années, Martin avait fatalement vu défiler quelques néjos dans sa chambre, même s'ils se mêlaient peu aux humains. Ceux qui vivaient à Griphel avaient le droit de faire commerce et élevage des elfes, et il en existait deux communautés florissantes dans les environs de la capitale casinite. Leurs moeurs étaient incompatibles avec la culture tyrgrianne, bien sûr, qui réprouvait toute forme d'asservissement et considérait les elfes comme une race méritant le même respect que n'importe quelle autre, et non une source de nourriture.

Kerun avait déboutonné et retiré sa tunique, et commençait à délacer sa chemise. Martin réalisa brusquement qu'il entendait faire l'échange vestimentaire dans l'instant et ne put s'empêcher de rire devant son manque de pudeur.

« Je ne rentrerai pas dans ta chemise. » remarqua-t-il, l'air de rien.

L'elfe leva des yeux surpris.

« Je plaisantais. Je vais aller chercher une tenue de rechange. »

Il s'esquiva dans la chambre qu'il avait occupée le premier soir et rassembla le nécessaire, avant de regagner la pièce principale. Kerun était à présent en sous-vêtements, révélant une silhouette d'une minceur inhumaine. Martin nota les cicatrices qui émaillaient sa peau claire et se fit la réflexion qu'au final, les espions et les esclaves avaient des points communs insoupçonnés.

Lui-même était en excellent état comparé à bien des compagnons de misère, car son maître avait veillé à ce qu'il reste toujours présentable au fil de ses années de labeur. La magie y était pour beaucoup, bien sûr, des énergies mauvaises pour l'organisme mais efficaces pour en gommer les aspérités.

Il se déshabilla avec une gêne curieuse, alors qu'il l'avait fait des milliers de fois auparavant, et encore la nuit précédente. Mais Kerun n'était pas un client avide, c'était juste... quoi, en fait ? Son supérieur ? Son commanditaire ?

L'elfe prit ses habits et s'en revêtit sans un commentaire, bien que l'expression de son visage révélât un inconfort olfactif presque comique.

« Tu as couché avec quelqu'un, cette nuit ? » demanda-t-il brusquement.

Martin s'empourpra, pris au dépourvu par la question. La mauvaise humeur remplaça aussitôt l'embarras.

« Ce n'est pas ton problème, si ? »

Kerun pinça les lèvres en le dévisageant avec sévérité.

« Si, c'est un peu mon problème. Je pensais que nous avions un accord. »

Martin croisa les bras, défiant.

« Mes activités nocturnes ne contreviennent pas à cet accord. »

L'elfe tira une chaise et s'assit, sans le quitter du regard. Martin se raidit, bien décidé à rester debout. Il réalisa qu'il ne pouvait pas lui laisser l'avantage.

« Je fais exactement ce que tu m'as demandé. Je m'intègre à la communauté griphélienne et j'y navigue avec mes compétences. Si cela ne te convient pas, tu n'avais qu'à recruter quelqu'un d'autre. Tu sais ce que je suis. »

Kerun inclina la tête, contrarié.

« Martin, mon idée n'était pas exactement...

— Qu'as-tu à me reprocher ? Vraiment ? Rien. Laisse-moi faire les choses à ma manière. »

L'elfe poussa un bref soupir.

« Je ne comprends pas...

— Et je ne te le demande pas. Tu en es de toute façon incapable, pétri de ta bonne petite morale juvélienne. »

Cette fois, Kerun parut outré et Martin s'en voulut d'avoir été aussi agressif. Il eut un geste d'agacement et se détourna vers la fenêtre, prenant appui des deux mains sur le châssis, front contre la vitre. Il entendait son coeur pulser dans ses oreilles, tonitruant, et se demanda si l'elfe percevait la violence de ses émotions. Il les musela.

« Si c'est ce que tu veux, dit finalement l'elfe, mesuré.

— Oui. » dit Martin sans hésitation, l'estomac au bord des lèvres.

Kerun soupira.

« Est-ce qu'Iris est au courant ?

— Non. Elle sait que je découche, c'est tout. »

Il jeta un regard en arrière. L'agent avait fermé les yeux et se massait l'arête du nez de deux doigts, le courroux maîtrisé mais néanmoins lisible, pour une fois. Martin se retourna, désormais parfaitement calme, et s'adossa à la fenêtre.

« Soit. » dit Kerun en rouvrant les yeux.

Son regard bleu orage était fuyant et resta sur la surface usée de la table.

« Ne te mets pas en danger stupidement.

— Je sais ce que je fais.

— Je suppose. »

Le doute était rayonnant dans sa voix, mais il avait capitulé. Martin ne sut pas s'il en était soulagé ou déçu. L'elfe se leva pour terminer d'ajuster ses nippes, trop grandes pour lui, au niveau des bottes, de la taille, des épaules. Dès qu'il eut terminé, il rangea ses propres vêtements en une pile nette, qu'il déposa sur le buffet. Martin aurait voulu trouver quelque chose pour dégonfler la bulle de malaise qui les surplombait désormais, mais rien ne lui vint.

« Demain à l'aube ? demanda Kerun, avant de franchir la porte.

— Demain à l'aube. » répondit Martin.

L'elfe acquiesça sans le regarder et sortit, le laissant seul avec la tempête de ses pensées. Le Griphélien attrapa une chaise et se laissa tomber dessus, furieux de cet échange. Et comme de coutume, dans ce genre de situations douloureuses, il eut le brusque besoin, impérieux, de sortir pour trouver quelqu'un. Mais d'abord, il y avait cette visite guidée de Juvélys, à laquelle il ne pouvait pas couper.


Le rassemblement avait lieu sous le tilleul de la Place des Insurgés, à l'endroit-même où les Griphéliens avaient installé des tables le jour de leur libération, pour recueillir les doléances des ex-prisonniers. Il en restait d'ailleurs une, autour de laquelle se pressaient une dizaine d'individus, certains assis, d'autres debout, et Martin devina que les raisons de se plaindre demeuraient nombreuses.

Basile attendait un peu plus loin, au coeur d'un petit groupe composé de six personnes. Iris en faisait bien sûr partie, mais aussi cinq autres jeunes gens, quatre hommes et une femme, signe qu'il n'était pas donné à tout le monde de fuir Griphel. Il fallait en avoir la force, le courage et les fonds.

Deux d'entre eux paraissaient inquiets, deux autres enthousiastes et le dernier renfrogné, comme s'il n'attendait pas grand-chose de la promenade. Iris accueillit Martin d'un large sourire et glissa le bras dans le creux de son coude. Il fut déstabilisé par cette marque de confiance et d'amitié, puis se souvint qu'ils jouaient un rôle, rien d'autre. Iris paraissait sincère, mais elle était douée, il ne fallait rien en déduire.

Leur guide claqua dans les mains pour attirer leur attention.

« Puisque vous êtes tous là, on va se lancer ! Je vois que vous avez prévu vos capuchons, c'est bien, vous avez sans doute pu constater que Juvélys au printemps, c'est humide. Il va encore pleuvoir beaucoup pendant tout le mois d'Eimes, mais les températures vont devenir de plus en plus agréables, et dès que nous serons en Himmes, il fera franchement bon. Donc... Trouvez-vous un endroit pour faire sécher vos chaussettes, c'est mon conseil. Ça va encore être indispensable pendant une vingtaine de jours. »

Rires légers dans l'assemblée.

« Bon, je dois d'abord vous souhaiter la bienvenue à Juvélys. Je crains que la cité ne se soit pas montrée sous son meilleur jour, vu ce qu'il s'est passé, mais bon... Certains d'entre vous viennent d'arriver, et les autres... Vous n'avez pas déplu au général Maelwyn, réjouissons-nous. Pour le reste... On y travaille. »

L'homme renfrogné eut un reniflement de dépit, discret, mais Martin l'entendit clairement.

« Mais maintenant, allons-y ! »

S'ensuivit une longue promenade dans les rues de la capitale, au cours de laquelle Basile leur présenta les bâtiments administratifs les plus importants mais aussi les hauts lieux culturels de la cité, en passant par les incontournables Temples, le Parc, quelques hostelleries majeures, le fort et l'assemblée. L'accueillant, comme il s'était lui-même surnommé, parsemait son discours factuel d'informations pratiques, sur le droit à la propriété, les risques de rester clandestin et ceux de tenter la naturalisation, les endroits où trouver du travail, où se loger, les différents quartiers à forte concentration griphélienne, les personnes à connaître, qu'elles soient issues de la communauté immigrée ou de la population locale. Quelques mots d'histoire, quelques informations géographiques, quelques plaisanteries, des rumeurs, des conseils, du trivia léger. Basile était très doué, son auditoire suspendu à ses lèvres.

A l'exception de l'homme renfrogné. Même s'il demeurait discret, bras croisés, presque silencieux, il était difficile de ne pas remarquer ses haussements de sourcils peu convaincus, ses grommellements murmurés, les yeux levés au ciel, les dénégations lors de certaines affirmations de leur guide.

Petit à petit, Martin se détacha d'Iris et se rapprocha du grognon. C'était sûrement un coup dans l'eau, on avait bien le droit d'être mal embouché, et il y avait de quoi manquer d'enthousiasme après les événements des derniers jours. Mais Kerun avait parlé de recrutement auprès des mécontents... et comment mieux les ferrer qu'en prétendant, soi-même, l'être, auprès de gens qui n'avaient pas encore pu se former une impression positive des lieux.

Au fil de la promenade, ils revinrent à leur point de départ, sous le tilleul. Basile les remercia et les renseigna sur l'endroit où le trouver, vantant au passage les nombreux services qu'il pouvait leur offrir pour un prix modique. La femme qui avait participé à la visite se dirigea droit vers lui, manifestement convaincue, tandis que le reste du petit groupe se dispersait.

« Quelqu'un veut aller boire un verre ? » demanda subitement le renfrogné.

Martin échangea un regard rapide avec Iris.

« Volontiers, répondit-il. Cette randonnée m'a donné soif. »

La jeune femme paraissait hésitante, Martin prit les devants.

« Je vous rejoindrai plus tard, ne m'attendez pas. »

Elle acquiesça et fit volte-face avec un gracieux haussement d'épaules.

« Joli brin de fille, dit un second homme qui s'était attardé. De la haute, non ? »

Martin se sentit légèrement mal à l'aise, mais il fallait s'en tenir à la petite histoire.

« Mon ancienne maîtresse. Nous nous sommes enfuis ensemble. »

L'homme renfrogné croisa les bras.

« Il va falloir qu'elle apprenne à se passer de toi. Tu ne lui appartiens plus. »

Martin acquiesça.

« Je sais. Mais une chose à la fois. Sans elle, je ne serais jamais arrivé jusqu'ici.

— Je ne sais pas si tu dois la remercier ou la maudire, franchement... »

Le prostitué lui retourna un regard surpris, bien qu'en lui-même, il n'ait pas espéré mieux.


Ils s'installèrent au Tonneau Percé, une taverne assez minable mais peu fréquentée à la mi-journée. Le gars à l'humeur maussade s'appellait Duncan, il était arrivé quatre jours avant la rafle, avait été enfermé dans les caves du fort, comme tout le monde, puis libéré au lendemain du Jour Humide. Marin sur une galère griphélienne, il avait profité d'un jour de relâche pour traverser la frontière jusqu'en territoire rhyvan et embarquer sur un navire marchand à Tavellan. Il avait fait la guerre, participé à l'une ou l'autre de ces batailles en mer épiques, sur la côte est. La marine était le point faible de Griphel, le principal atout des Tyrgrians, peu de combats s'étaient déroulés sur les flots, mais le blocus des ports commerciaux avait fait partie de la stratégie de l'alliance entre Rhyvan et Juvélys. Sans grands effets sur le déroulement des hostilités.

Tout ça n'était que mensonges, Martin en était persuadé. L'homme avait préparé son histoire, mais il racontait n'importe quoi. Deviner les intentions de ses interlocuteurs était devenu une seconde nature, pour le prostitué, forcé de composer, année après année, avec des individus imprévisibles et potentiellement dangereux. Or ce Duncan n'était même pas un très bon menteur. Tant son attitude que le contenu de son récit puaient le grand n'importe quoi.

Le second homme, dont l'accent révélait une bonne éducation, était un prisonnier de guerre. Il avait été capturé durant l'une des dernières batailles opposant Griphel aux troupes rhyvannes. Sur le reste, il ne s'était pas étendu, expliquant qu'après quelques mois de travaux forcés, il avait été libéré et que les mauvais souvenirs l'avaient convaincu de traverser la mer. Martin devinait qu'il avait beaucoup à cacher, mais aussi qu'il était honnête dans ce qu'il avait bien voulu leur confier. Il se nommait Alexandre, mais c'était probablement faux. Quelque chose, dans son attitude, suggérait une inquiétude profonde, peut-être celle d'être reconnu et puni. Prisonnier, déserteur... traître ? Sans doute quelque chose comme ça. Il était arrivé la veille, après la rafle, sans rien en savoir.

Martin s'en tint à sa petite histoire banale. Esclave, serviteur, fuite avec Iris de Vainevie, qui avait décidé d'être elle-même à travers tout. Les deux autres en furent impressionnés : les Vainevie n'étaient pas n'importe qui. Leur magie de mort était crainte et révérée. On disait qu'ils pouvaient tuer d'un seul regard, d'un claquement de doigts, d'un battement de cils. Duncan s'étonna qu'elle ait survécu à la rafle, mais Martin expliqua qu'elle avait eu la chance de ne pas être identifiée pour ce qu'elle était, sans doute par un Juvélien ignare. L'explication plut au soi-disant marin. Tout ce qui constituait une critique des lieux était bien accueilli.

Duncan leur offrit un verre, un second. Malgré son gabarit, Martin tenait plutôt bien l'alcool, une nécessité dans sa branche, aussi se laissa-t-il abreuver. Ils commandèrent le plat du jour, une soupe de poisson typiquement juvélienne, épicée à la griphélienne, c'est-à-dire, en gros, avec beaucoup de poivre. Les Juvéliens aimaient le miel, l'ail et les herbes fraîches, les Griphéliens les épices en poudre sèche, la menthe et le citron, reflet de leur environnement. La rumeur disait que les Rhyvans ne juraient que par le sel, mais Martin n'avait jamais goûté à leur gastronomie, qu'il imaginait aussi austère que leur culture et leur caractère.

Une fois installés devant leur pitance, Duncan se libéra. Rien de ce qu'offrait Juvélys n'avait grâce à ses yeux et tout ce qu'il avait vu, depuis son arrivée, s'était révélé trompeur. Les habitants du cru étaient des hypocrites, les richesses n'appartenaient qu'à quelques-uns, la prétendue démocratie était de la poudre aux yeux, et de toute façon — l'argument massue —, jamais un Griphélien ne parviendrait à s'intégrer. Le parcours de naturalisation était semé d'embûches insurmontables, les ressortissants de Jasarin étaient parqués dans des ghettos insalubres, toute une série de postes leur étaient interdits, ils n'obtenaient pas le droit de vote, leurs gamins ne pouvaient pas aller à l'école, ils étaient stigmatisés même en seconde génération, alors les primo-arrivants pouvaient bien danser sur leur tête, jamais ils ne s'arracheraient à la fange. Ils étaient et demeureraient des citoyens de seconde zone, sommés de renier leur patrie en échange de rien.

Alexandre, l'ancien soldat, posa la question qui brûlait les lèvres de Martin.

« Pourquoi être venu jusqu'ici, alors ? »

Duncan lui sourit, sans joie.

« Pour ouvrir les yeux de ceux qui en sont encore capables, ceux que la propagande juvélienne n'a pas complètement aveuglés... Ce qui s'est passé ces derniers jours, quoi qu'on vous en dise, ce n'est pas un incident isolé, scandaleux, condamné par la plupart des habitants... Non, c'est leur vrai visage. Vous ne serez jamais des leurs. »

Martin n'aurait pu juger de la véracité de ces dires. Mais il s'engouffra dans la brèche.

« Mais que proposes-tu, dans ce cas ? »

Un nouveau sourire, plus carnassier.

« C'est à Griphel, que nous devons obtenir le changement, pas ici. Ici, nous perdons notre temps. »

Le prostitué demeura muet. Il ne s'était pas attendu à pareille répartie, plus ou moins persuadé qu'il avait affaire à quelqu'un qui entendait faire payer leur mépris aux Juvéliens.

« À Griphel, la moindre pensée séditieuse mène potentiellement à l'échafaud. Jadon a des yeux et des oreilles partout, murmura Alexandre à mi-voix, comme s'il n'était pas certain de la fiabilité des rares convives qui dînaient autour d'eux.

— C'est pour ça qu'il faut préparer la révolution ici, à Juvélys. » annonça Duncan.

Martin faillit rire mais se contenta d'une grimace stupéfaite. Rien que ça. Dans quoi était-il tombé, au juste ? Renverser Jadon depuis Juvélys ? Il se demanda si Kerun était au courant de pareille entreprise. Peut-être que oui. Peut-être que les autorités tyrgriannes étaient même ravies d'accueillir la dissidence. Ça aurait été logique, tout bien considéré.

« Je ne vous force à rien, reprit Duncan sur un ton de conspirateur. Réfléchissez-y. Prenez la température. Si vous êtes intéressés... Demain soir, à la Saboterie Fierfol, nous nous réunissons. C'est sans engagement. Juste un petit groupe. Pour discuter, rien d'autre. »

Il haussa les épaules, comme s'il se fichait bien qu'ils viennent ou non, mais Martin n'était pas dupe. La conversation bifurqua ensuite vers leurs intentions des prochains jours, pour se trouver du travail et un logement. Duncan resta en retrait mais dans la manière dont il intervint, Martin devina qu'il était présent à Juvélys depuis bien plus longtemps qu'il ne le laissait croire, et les variations dans son accent le firent soudain douter qu'il soit réellement griphélien. Cela expliquerait pourquoi Basile ne l'avait pas reconnu, sans quoi on pouvait se poser la question de l'implication du guide, qui avait pourtant paru parfaitement honnête.

Martin se demanda s'il n'était pas en train de perdre son temps avec un espion juvélien qui sondait leurs intentions. Kerun avait prétendu avoir perdu son réseau dans la rafle, mais qu'en était-il vraiment ? L'elfe pouvait les tromper. Certaines de ses taupes pouvaient avoir décidé de reprendre le travail en dépit des écueils. D'autres agents pouvaient avoir pris la relève un temps. Ou alors c'était carrément un test !

Comment le savoir ? Duncan était un menteur... mais jusqu'à quel point ?

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