53. Iris
Jamais, dans toute sa vie, Iris n'avait passé de soirée à la taverne.
Une taverne !
Un endroit bruyant, grouillant, odorant, déconcertant... avec des individus comme elle n'en avait jamais côtoyés. Vulgaires, débraillés, détendus, libres !
Elle ne savait pas si les tavernes griphéliennes ressemblaient à celle-ci. Elle les imaginait plus sales, mal famées, le sol poisseux, l'air enfumé. Celle-ci bourdonnait du murmure de mille conversations, certaines très virulentes, mais elle s'y sentait, curieusement, en parfaite sécurité. Kaunia, son hôtesse hybride, s'était levée pour rejoindre un groupe qui discutait avec énergie dans un coin, tandis que Martin avait rallié le comptoir pour aller leur chercher à boire. Il reparut d'ailleurs et se glissa à côté d'elle, avant de lui tendre une bolée de cidre. Elle le remercia d'un sourire enchanté.
« Ça va ?
— Oui. Merci. Je n'ai pas l'air ? »
Il se fendit d'une grimace amusée.
« Disons qu'on voit que tu débarques.
— C'est pire. J'hallucine. »
Le jeune homme rit avant de porter son propre verre à ses lèvres.
« Bienvenue à Juvélys », annonça-t-il avec un faux sérieux.
Elle haussa les épaules.
« Dans un endroit où il n'y a que des Griphéliens.
— D'origine, seulement. Mais oui. Même loin de l'abominable mère patrie, on se regroupe, il faut croire.
— Tu venais déjà ici, avant ? »
Il secoua la tête.
« Non. J'avais... pris mes distances.
— Ah. Alors je suis désolée.
— Non, ne le sois pas. C'était sans doute stupide. De penser que je pouvais me fondre dans la masse... Je n'y suis d'ailleurs pas parvenu, puisque j'ai été pris.
— Tu n'as pas d'accent. »
Martin parut pris en défaut.
« Tu fais bien de me le rappeler. »
Subitement, il sonnait beaucoup plus griphélien. Iris lui envia cette capacité à masquer sa nationalité antérieure, pour la recouvrer au besoin.
« Kaunia t'a à la bonne, remarqua-t-il.
— Nous n'allons pas pouvoir rester chez elle encore très longtemps.
— J'irai récupérer tes avoirs demain matin. Nous pourrons nous poser ailleurs. »
Kerun leur avait fixé un premier rendez-vous le lendemain, pour prendre des nouvelles de leur installation, et leur fournir de quoi tenir le coup un moment. Iris avait en réalité dilapidé tout ce qu'elle avait emporté pour se payer le voyage depuis Griphel : sa prétendue fortune proviendrait des services secrets.
« Il va falloir qu'on trouve du travail, ajouta Iris. Mais je ne sais rien faire...
— Tu n'étais pas un peu magicienne ? »
La jeune femme sentit ses joues s'empourprer. Martin ne savait pas ce qu'il disait. La magie des morts des Vainevie était une abomination à laquelle elle ne voulait plus jamais toucher. Bien sûr, elle maîtrisait les bases de l'appel au Flux Inerte, et contrairement aux Flux Incarnés, il pouvait prendre toutes les formes, selon ce qu'on en connaissait. Mais elle avait été écolée dans une filière très particulière, sordide et douloureuse, qu'elle n'avait qu'une intention : oublier.
Martin parut sensible à son changement d'humeur, car son expression se modifia, gagnée une seconde par la douceur, et il posa la main sur la sienne.
« Je travaillerai pour deux. Ne t'en fais pas. Tout ceci est temporaire. »
Elle acquiesça, l'envie de lui demander ce qu'il comptait faire au bord des lèvres. Mais elle s'abstint. Quelque chose en lui continuait de l'intimider, malgré toute la bienveillance dont il faisait preuve à son égard.
Mais de toute façon, leur conversation fut coupée court par l'apparition subite d'un homme, qui se glissa à leur table, souriant. La bonne trentaine, les cheveux châtains et un large sourire sur les lèvres, il avait l'air d'excellente humeur, et peut-être un peu éméché.
« Bonsoir bonsoir ! Je suis Basile ! Et vous êtes nouveaux, m'a dit Kaunia ! »
Il tendit une main franche à Martin, qui la serra, et Iris se sentit obligée de l'imiter. Les amis de Kaunia étaient ses amis.
« Martin.
— Iris. »
Le sourire de l'étranger s'élargit.
« Bienvenue à Juvélys, Martin et Iris ! Vous devez vous sentir paumés, c'est normal, c'est grand, c'est pas comme Griphel, y'a plus de pluie, plus de bordel, et puis avec cette merde des derniers jours, là, vous êtes pas arrivés au bon moment. Mais soit... Ce que je viens vous dire c'est que je suis un accueillant, comme on appelle ça. Un gars à votre service pour vous faire découvrir la ville, les règles de base, les endroits à connaître, les procédures, les démarches, tout ça.
— Sûrement pas gratuitement », intervint Martin.
Le dénommé Basile prit une mine outrée.
« Douterais-tu de ma bienveillance ? » s'exclama-t-il.
L'ancien esclave lui retourna un sourire.
« Vous devez bien manger. »
Basile rit.
« Tu n'as pas tort. J'organise une visite guidée, l'affaire de deux heures, gratuite, sans engagement. Si ensuite vous avez besoin d'aide pour certaines démarches... Obtenir la nationalité, trouver une chambre, du boulot... Là, effectivement, je me fais rétribuer. Mais pour les bases... C'est juste une question d'entraide entre réfugiés. Vous êtes fauchés, de toute façon. »
Iris resta sur sa réserve tandis que Martin acquiesçait.
« Alors qu'est-ce que vous en dites ? Demain fin de matinée ? Rendez-vous sous le tilleul de la Place des Insurgés ? On sera entre six et huit, c'est aussi l'occasion de rencontrer des gens dans la même situation que vous... »
Il les dévisagea, l'un puis l'autre, de ses petits yeux gris très mobiles, puis haussa les épaules.
« L'invitation est lancée, vous savez où me trouver si ça vous intéresse. »
Basile se leva, adressa une petite courbette à Iris, tapota l'épaule de Martin, puis s'éloigna entre les convives, d'un pas alerte. La jeune femme le suivit du regard tandis qu'il échangeait quelques mots ici, une plaisanterie là, serrait des mains et distribuait sa bonne humeur. Il semblait connaître tout le monde.
« J'espère que tu n'avais rien de prévu demain en fin de matinée. » souffla Martin.
Iris se retourna vers lui et hocha la tête.
« Visite avec Basile, alors ?
— Ça me semble indispensable à notre bonne intégration. »
Kaunia s'était approchée à son tour et elle s'appuya sur leur table, sans s'asseoir. Iris lui sourit. Malgré son apparence frappante, la menuisière les avait accueillis avec une indéniable bienveillance, à mille lieues du traitement infligé par les soldats juvéliens. Si Martin paraissait déstabilisé par son sang néjo, Iris n'en pensait rien. Ces créatures n'étaient pas admises dans les cercles de la noblesse griphélienne, et elles vivaient généralement sous terre. Il n'y en avait pas à l'Ecole des Arcanes non plus. Elles étaient dangereuses, mais seulement pour les elfes. Sans doute Kerun ne verrait-il pas d'un bon oeil cette association, mais il n'avait mis aucune règle de ce type à leur mission.
« Je vais rentrer, grosse journée demain, annonça Kaunia. Je ne vous force à rien, vous savez où est la clé de derrière.
— Je viens avec toi, dit Iris en se levant.
— Je reste encore un peu. »
Martin était manifestement un noctambule. La veille, déjà, il était resté au dehors une bonne partie de la nuit et avait passé les trois-quarts de la matinée dans son lit. Il fallait espérer qu'il se souvienne qu'il avait des choses à faire le lendemain, notamment un contact avec Kerun, avant cette fameuse visite guidée.
Iris accepta le bras que lui tendait Kaunia, et elles abandonnèrent Martin à sa table, où il ne resterait sûrement pas seul bien longtemps. Les deux femmes, de leur côté, rejoignirent la rue et la nuit. Il pleuvait, bien entendu. Iris se gorgea de cette fraîcheur, satisfaite, au final, de la tournure qu'avaient pris les derniers événements.
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