52. Ferdinand

Il ne l'aurait avoué à personne, mais l'amiral Ferdinand Fortebrise décomptait les jours jusqu'aux élections. Elles avaient lieu en Hilmoan, le mois du blaireau, les portes de l'hiver. Encore neuf mois à tirer au conseil, il était épuisé, saturé, franchement dépassé, par cette tâche titanesque et interminable. Sa seule envie était d'abandonner tous ces parchemins et de filer vers le port, de monter sur un voilier au hasard — la Foudroyante ou la Rascasse, par exemple — et de naviguer loin vers le large.

Loin.

Au lendemain de la révolution, porté par l'euphorie de la victoire et son rôle crucial dans la réussite de leur soulèvement, l'amiral avait trouvé logique de se proposer pour entrer au conseil. Il n'était pas le seul à avoir eu ce sentiment, car il avait été élu sans mal, porté par un vaste élan populaire. Les Juvéliens l'appréciaient et le considéraient comme un héros.

Quelle stupidité de sa part. Il était marin avant tout. Son bonheur se résumait au vent, aux vagues, aux mouettes haut dans le ciel et aux dauphins bondissant à la proue. Il aimait la simplicité de la vie à bord, la camaraderie hiérarchisée de l'équipage, les émotions fortes que prodiguait l'océan. Vivre, voguer, voyager et découvrir.

Et il avait fallu qu'il s'enterre dans un bureau, depuis désormais plus de trois ans, dans la paperasse et les problèmes. Il en avait marre et, globalement, il avait décroché. En partie, à cause du manque de motivation... et en partie à cause de l'âge, très certainement. Trop de choses à retenir, à gérer, à débrouiller... Il avait toujours le bon sens et la morale... mais plus tellement la cervelle. A presque soixante-dix ans, il était dépassé.

Pour être parfaitement honnête, il devait reconnaître que les six premiers mois avaient été enchantés. La liesse des Juvéliens, enfin libérés du joug immonde de Koneg, était un carburant formidable, et même si dix mille dossiers épineux s'empilaient sur leur table de travail, les conseillers avaient relevé le défi avec une détermination sans failles. Dame Damaer avait le sérieux, les connaissances, la force d'affronter le pire. Et Albérich Megrall était la lumière. Un peu naïf, un peu idéaliste, citant les enseignements de Valgrian à tort et à travers, d'une curiosité sans limites, il avait dynamisé leurs réunions de cette manière propre à la jeunesse enthousiaste, malgré toutes les horreurs qu'ils avaient exhumées à la chute du tyran.

Malgré les charniers, les tortures, les orphelins, l'ampleur de la collaboration, les traîtres en fuite, ils avaient relevé leurs manches et oeuvré, jour après jour, pour ramener la cité vers un mieux.

Ferdinand était conscient qu'il y avait eu quelque chose de malsain, là-dedans. S'il s'était impliqué plus que de raison dans la révolution, puis dans le conseil, c'était aussi pour ne pas se retrouver à la maison et affronter la tristesse d'Emma, la perte d'Aigéan, leur enfant merveilleux, et les rumeurs qui couraient sur son compte, parce qu'il était étrange, différent et qu'il s'était volatilisé avec son navire.

Emma était morte, Aigéan était rentré, huit mois plus tôt, et Ferdinand avait à peine eu le temps de le serrer sur son coeur. A la place, il était resté prisonnier de la paperasse et des problèmes, alors même que le soleil qu'avait été Albérich s'était éteint, lui aussi.

Confusion. Il aurait pu, dû, démissionner. Forcer des élections anticipées. Ils auraient dû le faire à la disparition d'Albérich, mais moins d'un an s'était écoulé depuis la chute de Koneg et tout le monde avait besoin de stabilité et de perspectives. Co-opter Gareth Maelwyn avait été la chose logique à faire, il était solide, déterminé, loyal au-delà de toute mesure. Mais le général était glacial comme l'acier, à mille lieues de la lumière généreuse qu'avait diffusée le Valgrian.

L'amiral avait mordu sur sa chique, et désormais, il se délitait. Passif, invisible, balloté par les autres, incapable de surnager.

La porte s'ouvrit, l'arrachant à ses pensées troubles, et Dame Damaer entra.

Vaelith Damaer était une elfe à l'âge indéfinissable. Blonde et menue, elle dégageait une force dont Maelwyn devait être jaloux. Toujours vêtue de robes somptueuses, coiffée avec soin, elle avait été élue conseillère avant la prise de pouvoir de Koneg, et l'avait à nouveau été après sa chute. Elle jouissait d'appuis chez les marchands, les nobles, les artistes et les magiciens de l'Académie du Flux ce qui, à Juvélys, représentait plus de la moitié de la population.

Dans toutes leurs interactions, Ferdinand l'avait toujours trouvée posée et réfléchie. Elle ne s'emportait jamais, ne prenait jamais de décisions à la va-vite et pouvait tenir tête à Maelwyn, ce qui était indispensable à l'équilibre de leurs débats.

Jusqu'à la débâcle jasarine. L'équilibre était rompu.

Elle lui adressa un sourire apaisant et il devina que les nouvelles étaient mauvaises. Vaelith était presque toujours inexpressive, sauf quand elle prenait la peine d'exagérer ses intentions à l'égard des humains. Ferdinand savait qu'il ne s'agissait pas de mépris, mais beaucoup de ses congénères l'ignoraient et y supposaient une froideur toute elfique.

Quand Emma était morte, elle avait été la seule à vraiment comprendre l'étendue de son désarroi, la seule à lui donner l'espace de parler et de pleurer, sans le juger, sans commisération. Vaelith avait l'air d'avoir vingt-cinq ans mais elle en avait peut-être trois cents. Ferdinand était sensible à l'étendue de sa sagesse et il la considérait comme une véritable amie.

« Dame Felden et le commandant Flèche-Sombre sont passés pour nous informer de leurs inquiétudes. Je les ai reçus. »

L'amiral acquiesça, reconnaissant et gêné à la fois. Il savait que Vaelith avait voulu lui épargner des tracas supplémentaires. Le général Maelwyn était sorti avec un contingent de cavalerie tôt le matin, leur laissant les rênes pour la journée. Pour Ferdinand, c'était signe que tout était sous contrôle. Gareth ne serait jamais parti sans certitude que la crise en cours était en voie de résolution.

« Je vais faire une déclaration. Pour couper court à certaines rumeurs qui circulent. Mais il n'est pas impossible... que Gareth ne soit pas complètement d'accord avec ce que je vais dire. J'ai donc besoin... de votre soutien. »

L'amiral sourit.

« Vous l'avez, Dame Damaer, vous le savez. »

Elle acquiesça, la mine plus sérieuse.

« Je vais parler des Obscurs. »

Ferdinand frissonna malgré lui.

« Il le faut. Louvoyer comme nous l'avons fait n'a fait qu'empirer la situation. Je vais aussi rassurer les ressortissants de Rhyvan, les Esprins et les Griphéliens. Promettre qu'il n'y aura plus de... contrôle de sécurité généralisé. »

L'amiral haussa un sourcil.

« Gareth...

— Gareth devra se plier aux décisions prises. Il est absent. »

Le vieux marin opina du chef dans un soupir.

« Bien sûr. »

Ils échangèrent un regard.

« Vous avez affronté bien des tempêtes, au cours de votre carrière, poursuivit l'elfe, d'un ton apaisant. Nous ferons face à celle-ci comme aux autres. »

Ferdinand ne savait pas si elle parlait des Obscurs ou de Maelwyn, mais il était sensible à la confiance qui émanait de ce petit bout de femme, à la fois gracile et inébranlable. Elle se pencha pour lui serrer l'avant-bras et il se sentit curieusement plus fort, lui aussi. Il songea un instant qu'il pouvait s'agir de l'effet d'un sortilège : Vaelith était une puissante magicienne, il ne l'ignorait pas, mais dans le fond, cela lui était bien égal. Il avait besoin d'y croire, peu importe la source. Et il savait qu'elle était acquise à Juvélys, comme eux tous, toute elfe qu'elle soit.

« Vous pouvez compter sur mon soutien. » annonça-t-il, en la regardant droit dans ses yeux d'un bleu lumineux.

Elle hocha doucement la tête, sans rien ajouter, puis se retira, laissant Ferdinand seul à ses soupirs.

Un instant, il songea à Aigéan, que le mauvais sort avait envoyé vers Jasarin à bord du Cageot. Cette assignation était cruelle, pour un homme déjà fragile, mais en tant que conseiller, Ferdinand avait dû abandonner la marine à d'autres mains. Intervenir pour le délivrer de cette mission aurait été très mal perçu, et l'amiral s'était résigné à le laisser partir. Il savait son fils troublé, mais le garçon était fort. Il reviendrait.

Les élections auraient lieu, d'autres conseillers prendraient leur place sur l'estrade de l'Assemblée, et la brise règnerait à nouveau en maître sur le destin de Ferdinand Fortebrise. Peut-être prendrait-il Aigéan comme second sur la Rascasse. Puis ils navigueraient vers le sud et le Continent, loin des turpitudes juvéliennes. Libres sur les flots sauvages de l'océan.

Et sans vraiment le réaliser, l'amiral glissa dans le sommeil, comme souvent en ces fins d'après-midi tranquilles, la tête broussailleuse reposant sur son épaule aux galons argentés.

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