50. Darren

Le commandant de la garde compulsait le compte-rendu de la dernière session de recrutement quand il entendit le raffut dans la pièce voisine, les protestations étouffées de Matthias, les pas sonores sur le plancher, et il était donc parfaitement attentif au moment où la porte s'ouvrit à la volée sur Hagen, Ermeline et Falco, qui débouchèrent en trombe dans son bureau, sans avoir été annoncés.

Il posa son regard d'aigle sur les trois officiers, qui blêmirent de concert et s'immobilisèrent à quelques mètres, pris en défaut comme des enfants turbulents. Matthias se fraya un passage entre eux, pivoine, et se confondit en excuses, mortifié de n'avoir pu enrayer la marche belliqueuse de trois intrus.

Darren poussa un soupir et croisa les bras.

« Quoi encore ? »

Ermeline et Hagen échangèrent un regard, Falco pinça les lèvres, incertain. Matthias battit en retraite dans l'antichambre et ferma doucement la porte derrière lui.

« Le guichet des réclamations est débordé, Darren, commença Ermeline. Je suis désolée. On a déjà renforcé l'équipe, mais ça ne suffit pas. Le flux des Griphéliens s'est à peine tari...

— Parce qu'ils vont au Palais de Justice », grogna Hagen à mi-voix.

Ermeline acquiesça.

« Mais les gens viennent demander des informations sur les Béalites, sur les Mivéans, sur la raison pour laquelle des soldats sont présents dans tous les temples... Toutes sortes de récits circulent... les journalistes de l'Écho Juvélien sont en train de préparer une édition spéciale... Maelwyn les a envoyés au diable mais je ne sais pas ce que les prêtres leur auront raconté...

— La liberté de la presse est garantie par la constitution, dit l'elfe.

— Je sais. Mais si tu... pouvais faire une déclaration ? Pour calmer les esprits ? Ce serait vraiment une bonne chose. »

Falco hocha la tête avec enthousiasme, tandis que l'elfe levait les yeux au ciel.

« Qu'est-ce que vous voulez que je déclare, au juste ?

— Que tout va bien, que nous avons les choses en main, que la sécurité de chacun est garantie...

— Même si c'est un gros mensonge, grommela à nouveau Hagen.

— Nous n'en savons rien », trancha sévèrement Ermeline.

Son collègue se fendit d'un haussement d'épaules peu convaincu.

« Je ne peux pas prendre ce genre d'initiatives sans en référer au conseil », remarqua l'elfe.

Et il avait une sainte horreur de s'exprimer en public. Chaque fois qu'il le faisait, ses propos étaient transformés par des oreilles inattentives. Il avait eu une porte-parole, autrefois, mais elle avait été débauchée par le Grand Théâtre, où ses talents étaient appréciés à sa juste valeur.

Ermeline pinça les lèvres et secoua la tête.

« L'idée n'est pas de proposer une version officielle des événements... juste de rassurer les gens. Tu sais que tu... projettes cette image de compétence. »

C'était indéniablement le cas dix ans plus tôt. Mais avec le coup d'état, le meurtre de Megrall qui avait suivi la révolution... C'était loin d'être encore vrai. Ermeline le savait aussi bien que lui. Mais elle continuait à le considérer comme infaillible, pour une raison inexplicable.

« La seule chose qui peut fonctionner, c'est d'envoyer plus de gardes dans les rues, intervint Hagen. Plus d'uniformes gris. Les gens n'ont pas confiance dans ces militaires qui se pressent autour des temples. Mais nous, on a le capital confiance. »

Falco, qui n'avait pas ouvert la bouche jusque là, opina du chef avec enthousiasme. Darren soupira.

« Notre rôle n'est pas de parader dans les rues, dit-il. Nous avons mieux à faire. Sur tous les fronts. Toutes les attaques ont eu lieu dans des Temples...

— Les Juvéliens sont attachés à leurs Temples. » intervint Ermeline.

Il devina ce qu'elle sous-entendait, qu'en tant qu'elfe, il ne pouvait pas le mesurer. Ce n'était pas faux. Il était parmi eux depuis le début du siècle, et il n'avait pas d'explication à leur ferveur inutile. Sinon la brièveté de vies souvent dépourvues de sens. Les dieux étaient sourds dans cette vie, mais peut-être seraient-ils plus efficaces dans ce qui vient ensuite. De la poudre aux yeux rassurante pour des créatures fragiles et empressées.

« Et le général Maelwyn en a renforcé la protection. Qu'imaginez-vous que nous puissions faire en plus ?

— Reprendre l'enquête ? » siffla Hagen.

Darren passa une main lasse sur son visage.

« Nous n'allons pas y revenir », trancha-t-il sans aménité.

Il les défia de le contredire, d'un regard noir. Ermeline hocha la tête, Hagen baissa les yeux, Falco lorgnait l'extérieur.

« Des rumeurs racontent que les services secrets, eux, n'ont pas peur d'aller contre les ordres », lâcha alors Falco, l'air de rien.

Ermeline s'empourpra spectaculairement, tandis qu'Hagen ouvrait une bouche ronde d'outrage.

« Qui raconte ça ? » s'exclama le vétéran.

Falco haussa les épaules.

« Ce sont des bruits qui courent...

— Et donc des mensonges », compléta Darren.

Il fallait que ça en soit. Il devinait qui était susceptible d'enfreindre volontairement les directives de Maelwyn. Et à force de jouer avec le feu, l'impertinent finirait par se brûler.

Silencieusement, Darren pria pour que la rumeur ne soit rien d'autre. Si elle était arrivée aux oreilles de Falco, elle circulait sûrement ailleurs. Mais dans le fond, qu'il y ait vérité ou non, le mal était fait.

« Faire circuler ces rumeurs est potentiellement dangereux, poursuivit Darren avec un grand sérieux. Seuls des ennemis de l'état pourraient vouloir créer des tensions au sein-même de nos forces en calomniant les services secrets. »

Les trois officiers parurent stupéfaits de ce que Darren sous-entendait, mais ce dernier demeura de marbre. Il lui semblait indispensable que Falco comprenne bien le risque à jouer avec ces racontars. Si les services secrets étaient véritablement coupables d'insubordination, le répéter était la pire chose à faire.

« J'en parlerai à Dame Felden. Et vous allez en rester à vos prérogatives. Sagement. Tous. »

Il les balaya du regard, s'attardant sur chaque visage. Ermeline, stoïque, scandalisée, dévouée tout entière à leur cause. Hagen, furieux, contraint, qui râlerait pendant les trois prochains mois. Falco, enthousiaste, déterminé, motivé plus que de raison.

Il avait foi en chacun d'entre eux. Ils étaient ses plus proches collaborateurs, des gardes hors pair, des officiers de métier, de talent, loyaux, courageux, pétris d'idéaux. Mais ils étaient humains. Et les humains n'étaient jamais fiables. Darren l'avait vérifié mille fois sur les deux cents dernières années. Ils s'efforceraient d'obéir et, tôt ou tard, l'un d'entre eux flancherait. Ils étaient faits ainsi, il ne pouvait pas leur en vouloir.

Même si les hommes de Maelwyn avaient repris le cas des Obscurs, toute l'information continuait à transiter par la garde. C'était Ermeline qui se chargeait de récolter le fruit de leur travail et de le transmettre à leurs voisins du Fort. Darren avait confiance en elle, elle était la moins susceptible de prendre des initiatives malheureuses. Mais il fallait réorienter les deux autres, sur des choses qui les passionneraient suffisamment pour qu'ils se changent les idées.

« Et les Esprins ? » demanda Hagen, durement.

Darren leva les yeux au ciel.

« Qu'est-ce qui se passe avec les Esprins ? »

Esprin était une petite cité située au nord-est de l'île, dans une région particulièrement inhospitalière, vouée au culte de Kintaa, la déesse du savoir. Son prince mégalomane entendait en faire la vraie capitale de la Tyrgria, sous des prétextes farfelus, et usait de mille stratagèmes pour étendre son influence et saper celle de Juvélys, en vain. La capitale l'observait de loin, et les services secrets en captaient les espions, un par un, pour les renvoyer d'où ils venaient ou les garder au chaud dans leurs caves. Esprin était un épouvantail, les Juvéliens n'avaient pas à s'en inquiéter. Contrairement aux elfes, leurs plus proches voisins, mais Darren avait désuni son destin du leur depuis le tournant du siècle.

Falco et Hagen échangèrent un regard.

« Les rumeurs... commença le vétéran, prudent, disent que le général Maelwyn a l'intention de répéter son coup de filet chez les Esprins. Vu qu'il n'a pas trouvé les Obscurs parmi les Griphéliens.

— Les Rhyvans s'inquiètent aussi, intervint Ermeline.

— Ça n'a aucun sens », lâcha Darren, interdit.

Les trois officiers haussèrent les épaules de concert, embarrassés.

« Certains estiment que... rafler les Griphéliens n'en avait pas davantage, osa Falco.

— J'ai fait passer la directive de rassurer les gens qui viennent s'inquiéter aux guichets, ajouta rapidement Ermeline. Mais si une décision en ce sens tombe... Notre crédibilité va en prendre un coup. Il faudrait...

— Je vais me renseigner. »

Darren se leva, conscient qu'il ne parviendrait pas à gérer sa journée comme il l'entendait. Il contourna son bureau, fendit les rangs de ses officiers — tous plus grands que lui, tous plus forts — et ouvrit la porte. Matthias sursauta sur sa chaise et rougit comme s'il avait été surpris en flagrant délit d'une activité scandaleuse. Or, il était simplement en train de rédiger un courrier.

« Arrange-moi une entrevue avec le conseil », lui demanda l'elfe, avant de retourner dans son bureau.

Ermeline, Hagen et Falco restaient plantés en rang d'oignon. Darren savait qu'il ne les avait pas satisfaits, mais la résolution de cette crise était hors de sa sphère d'influence.

« Retournez à vos affaires, répéta l'elfe, avec agacement. Vous étiez furieux qu'on vous ait retiré l'affaire après trois jours, les hommes de Maelwyn ne sont sur le coup que depuis hier. Réorganisez les forces comme vous le voulez. Si vous avez le sentiment qu'il faut plus d'uniformes gris dans la rue... Puisez temporairement dans les recrues. Se frotter aux citoyens leur fera du bien, de toute façon. Mais plus il y aura de forces armées qui se baladent, et plus vous renforcerez le sentiment qu'une crise grave est en cours. Pensez-y. Je veux les détails de votre dispositif sur mon bureau avant la fin de la journée. Et évaluation des effets après-demain. Je vous rappelle qu'avec le retour du beau temps, un certain nombre d'activités désagréables vont se relancer, notamment le trafic de spores tièdes. Et le violeur des roses est toujours actif. Et le pyromane des docks. Vous avez de quoi faire, tous les trois. »

Si Hagen et Falco se dirigèrent vers la porte, Ermeline resta en arrière. Les deux hommes échangèrent un ultime regard avec la lieutenante, puis sortirent et les laissèrent en tête-à-tête. Darren se rassit. Ermeline prit la chaise en face de lui.

« Darren... »

Il croisa les bras, courroucé. Elle n'allait pas le lâcher.

« J'ai besoin que tu me dises que tu fais confiance au général Maelwyn. Qu'il sait ce qu'il fait. Que ses hommes... sont à la hauteur de la tâche. »

Qu'en sais-je ? songea l'elfe.

Mais il n'avait pas à s'en mêler. C'était une crise triviale, même si elle frappait encore un, trois ou dix Temples. Au final, ils prévaudraient.

« Je comprends que la situation crispe tout le monde, dit le commandant, en muselant sa mauvaise humeur. Mais le souvenir des Obscurs vous fait perdre le sens de la mesure. Des gens meurent tous les jours à Juvélys. Nous ne pouvons pas nous laisser gagner par l'irrationalité des citoyens. L'enquête est prise en charge...

— Darren, tu ne peux pas faire fi des sentiments de la population. La population fait la ville. »

Pendant une seconde, il sentit la fureur l'envahir. Comment osait-elle lui parler de la sorte, l'accuser de négliger ces humains pour lesquels il donnait toute sa vie, jour après jour, depuis un siècle ? Pour lesquels il avait tranché les liens qu'il entretenait avec les siens, avait été forcé d'abandonner la forêt mère ? Il ne faisait que ça, se soucier des Juvéliens. Sans doute beaucoup trop. Mais la rage l'abandonna comme elle l'avait embrasé. Elle avait raison. Il ne parvenait pas à comprendre leurs illusions et leurs espoirs. C'est pour ça qu'il avait besoin d'elle, de Matthias, d'Hagen ou de Falco, pour l'ancrer parmi eux.

« Que dois-je faire ? demanda-t-il, désormais parfaitement calme.

— Fais-toi le relais de nos inquiétudes. Et fais une déclaration.

— J'irai parler au conseil, mais tu t'occupes de la déclaration. »

Ermeline sourit, et les rides se dessinèrent au coin de ses lèvres et de ses yeux. Elle vieillissait. Dans dix ans, elle intégrerait les équipes qui restaient à la caserne, dans vingt, elle prendrait une retraite bien méritée, et dans trente, elle ne serait plus là. La condition humaine, pauvres choses à l'existence éphémère. Cette pensée emplit Darren d'une légère amertume mais aussi de la conviction que son rôle n'en était que plus indispensable. Il fallait accompagner ces vies successives et leur donner une direction, dans la lumière. C'était la mission qu'il s'était fixée et qu'il s'efforçait de remplir chaque jour. Ils avaient survécu à Koneg, aux Obscurs, à la guerre... Ils s'en sortiraient cette fois-ci.

« Marché conclu. »

L'elfe et la lieutenante scellèrent leur entente d'une franche poignée de main, puis elle battit en retraite vers le couloir et il se prépara à aller rencontrer le conseil juvélien.

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