5. Othon




Les mains sur les hanches et les sourcils froncés, Othon regardait la porte verrouillée du Temple de Mivei avec circonspection. Il était près de midi, le soleil printanier baignait généreusement la rue, asséchant petit à petit les flaques qu'avait abandonnées l'averse matinale, et dans son dos, de nombreux citadins vaquaient à leurs occupations quotidiennes, sans se soucier de sa large silhouette, campée sur le parvis.

Il fit deux pas en arrière, l'expression chagrine. Les fenêtres du premier étage étaient closes et il apercevait à peine celles qui s'ouvraient dans le toit incurvé.

Vingt-deuxième jour de Cefmes, ce n'était pourtant pas un jour férié. Ni pour les Mivéans, ni pour les Valgrians, ni pour personne à Juvélys. Alors pourquoi ce Temple était-il fermé ?

Si Othon n'avait pas eu rendez-vous avec Brendan, il n'en aurait sans doute pas pensé grand chose. Les adorateurs du Destin étaient connus pour leur tendance à improviser, à s'inventer des fêtes et des cérémonies, à agir sur un coup de tête, en fonction d'un signe obscur ou d'une brusque envie. A la tête de leur culte depuis quatre ans, Brendan était un digne représentant de leur obédience, frivole et enthousiaste, imprévisible, très peu ponctuel. Mais de là à disparaître complètement...

Le grand homme revint jusqu'à la porte et frappa à nouveau du poing, trois coups sonores, dont il entendit l'écho se répercuter à l'intérieur.

Les Mivéans étaient inconstants mais leur porte n'était jamais close : leur tradition d'accueil était proverbiale. La dernière fois qu'un temple juvélien, quel que soit son dieu, avait été fermé, c'était pendant la dictature. La plupart d'entre eux y avaient été contraints par le tyran, sous peine de représailles, et en dépit de leur mission divine, les prêtres avaient obtempéré, du moins en surface.

Non, Othon se trompait. Le Temple de Tymyr avait été fermé dans les suites de la disparition d'Albérich Megrall, huit mois après la chute de Koneg. Il avait rouvert depuis, très certainement, mais Othon ne fréquentait pas les rues glauques où il se trouvait, et Tymyr était le principe contraire de Valgrian, pas forcément ennemie mais certainement pas alliée.

« C'est fermé depuis avant-hier soir, monseigneur », dit une voix sur sa gauche.

Othon pivota pour faire face à la femme qui l'avait interpelé. Voûtée sous son manteau usé, elle s'inclina aussitôt dans une révérence maladroite. Il ne chercha pas à l'en empêcher : en tant que Flambeau de Valgrian, Othon inspirait le respect à ses concitoyens. Chevalier par vocation, il ne lui serait jamais venu à l'esprit de sortir dans la rue sans porter son surcot noir et or. Il était représentant d'un ordre, fier d'y appartenir, et les Juvéliens, qui vénéraient Valgrian avant toute autre divinité, éprouvaient une admiration sincère pour les preux qui le servaient.

Cela dit, Othon n'était pas très porté sur ces salutations guindées. Originaire des rues boueuses de Fumeterre, à l'autre bout de l'île, il avait été élevé beaucoup plus simplement. Il attendit que la vieille femme se redresse avant de reprendre la parole.

« Ils ont dit quelque chose ?

— Ils ferment souvent le soir, monseigneur. Mais d'habitude ils rouvrent le matin. »

Elle haussa les épaules.

« Vous n'êtes pas le premier à venir voir... mais les autres sont repartis.

— Les prêtres ne sont pas sortis ?

— Je n'ai rien vu. Vous pouvez poser la question à Maître Séverin. »

Elle désigna la devanture du cordonnier qui se trouvait quelques maisons plus loin. Le chevalier acquiesça et releva les yeux sur le frontispice peint, qui représentait Mivei et ses cinq pies.

Une pour le chagrin, deux pour la joie, trois pour une naissance, quatre pour un décès, cinq pour des bouleversements majeurs.

L'avenir se dessinait soi-disant dans leurs groupes bavards, perchés dans les arbres ou sur les toits. Il y en avait bien plus de cinq dans le Parc, et Othon ne pensait pas que quiconque croie vraiment à ces comptines. S'il l'avait dit à voix haute, Brendan aurait protesté, puis ri, avant de lui faire une prédiction ridicule, juste pour le faire bisquer.

« Merci », dit le chevalier valgrian, avant de laisser la vieille, qui se fendit à nouveau d'une courbette.

Plutôt que d'aller voir le cordonnier, Othon se remit en marche vers les quais, puis bifurqua dans la première rue sur sa gauche. De l'autre côté du bloc, il trouverait la porte cochère du temple, par laquelle s'engouffraient les cavaliers et la charrette de l'intendance. Il serait facile de la forcer sans attirer l'attention.

Le temple de Mivei, la déesse inconstante du Destin, était situé dans les profondeurs du quartier portuaire et à la limite de la zone des Taudis, qui courait jusqu'à la porte méridionale de Juvélys. Pour Othon, qui résidait au coeur du Parc Circulaire, érigé au centre de la capitale, rien n'était jamais vraiment loin. Féru d'exercice sain, il parcourait volontiers les allées de la cité, le plus souvent à pied. Il possédait bien sûr un destrier, attribut définitoire de chevalier, mais circuler en selle dans la foule toujours dense était rarement une bonne idée.

Taillé comme un chêne, le Valgrian redoutait peu les mauvaises rencontres, et si un importun avait eu la mauvaise idée de lui barrer le chemin, il aurait trouvé à qui parler, un instant, avant de mordre la poussière. Prestige de l'uniforme, aussi, Othon avait l'autorisation de porter son épée, et même de la tirer en rue, au besoin, ce qui n'était pas autorisé pour la plupart des Juvéliens. Juguler les pulsions violentes d'une population traumatisée par une révolution puis une guerre était l'une des tâches les plus ardues du conseil, et la garde surveillait les gens armés avec vigilance. Mais les Flambeaux de Valgrian, malgré leur indépendance vis-à-vis du pouvoir officiel, avaient conservé leurs droits, même en ville. Aucun n'en abusait. Leur code d'honneur était solide, leur commandant sévère, et le moindre élément belliqueux ramené dans le rang au premier écart.

De toute façon, Othon n'était plus un gamin. A presque cinquante ans, il ne ressentait pas encore le poids de l'âge, résultat d'une discipline rigoureuse, d'un mode de vie sain et d'un entraînement quotidien, mais il avait la sagesse de son ancienneté. Ce n'était pas pour rien qu'il était le second d'Armand, depuis deux ans, à présent. Il détestait toujours autant les réunions interminables, mais il aimait superviser le fonctionnement quotidien de la commanderie, l'apprentissage des écuyers, la constitution des groupes de mission, à défaut d'y participer encore lui-même.

Il suivit la rue transversale, puis tourna à nouveau vers la gauche, levant les yeux pour garder le toit incurvé du temple en point de mire. Mivei était une déesse mineure et son sanctuaire ne disposait pas d'une place réservée, il avait été érigé au coeur même d'un bloc d'habitations. Ou peut-être les maisons s'étaient-elles agglutinées autour de lui au fil des années... Othon n'en savait rien. Il n'était pas originaire de Juvélys, et peu intéressé par ces questions d'urbanisme. Il se doutait que s'il posait la question, Brendan pourrait lui en parler pendant une soirée entière, sans reprendre sa respiration, sinon pour écluser son verre de vin.

Décidément, son absence n'était pas normale. Les Valgrians étaient optimistes par foi, mais Othon ne pouvait s'empêcher de ressentir une sourde inquiétude.

La porte arrière était verrouillée, comme il l'avait supposé. Des ornières se dessinaient dans la boue qui la jouxtait, tracées par les allées et venues des chariots de livraison. Avec la pluie presque constante, la progression était particulièrement traître, et Othon jura à mi-voix en souillant ses bottes. Une fois devant la large porte, il jeta un coup d'oeil derrière son épaule. Contrairement à la rue où s'ouvrait le parvis, celle de l'entrée de service était moins fréquentée. Il y avait un rémouleur un peu plus loin, et on percevait les odeurs caractéristiques d'une brasserie, mais l'absence d'échoppes plus nombreuses ou même d'une taverne, vidait les lieux des promeneurs. Il y avait quand même quelques personnes et Othon espéra qu'elles s'occuperaient de leurs propres affaires. Il n'y songea pas longtemps : la fin justifiait les moyens.

Par acquit de conscience, il frappa à nouveau. Le grand battant en bois usé vibra sous la pression, renvoyant un son creux que le chevalier entendit résonner dans le court tunnel qui menait à la cour. Sans plus attendre, usant de sa force, il s'appuya sur la porte pour la forcer. Ce n'était pas une méthode très subtile, mais il ne disposait guère des moyens d'un cambrioleur. Comme il s'y attendait, le bois céda. Les Mivéans ne comptaient guère sur une barrière matérielle pour les protéger des intrus : il y avait des sortilèges dans l'air, ténus, des charmes de protection tissés autrefois, désormais un peu usés, mais qui aurait pu en vouloir aux prêtres du Destin, dans cette bonne ville de Juvélys ?

Othon franchit la toile d'énergie sans broncher. Sa propre aura était plus forte et repousser un Valgrian aurait été sacrilège dans la cité vouée au Dieu de la Lumière. Le chevalier n'entendait pas grand chose à l'usage des flux divins, mais il savait qu'une incantation pouvait être polie dans ses moindres détails, jusqu'à donner un effet d'une précision parfaite.

Foudroie-les tous, sauf Othon. Quelque chose comme ça.

Il referma la porte derrière lui puis se dirigea d'un pas rapide vers la lumière de la cour. Par réflexe, il posa la main sur le pommeau de son épée. Pas un bruit ne provenait de l'extérieur, juste le silence.

Othon le brisa en débouchant sur le sol de terre battue : une petite bande de corbeaux affairés le salua de croassements interrogatifs. Deux d'entre eux s'envolèrent, les quelques autres reprirent leur festin. Le chevalier resta figé en découvrant ce qui les rassemblait : un corps allongé dans la poussière, abandonné au milieu de la cour.

Puis il se mit à courir, bras levés, poussant des cris, et les oiseaux s'éparpillèrent, outrés, ainsi qu'une paire de rats qui filèrent se réfugier dans l'écurie voisine. Les mouches, en revanche, se soucièrent peu de son raffut. En ce printemps humide, elles étaient nombreuses, et Othon devina qu'elles avaient déjà commencé à pondre dans les chairs du cadavre.

Le coeur battant, il s'approcha, puis ferma instinctivement les yeux.

C'était un gosse, sans doute de treize ou quatorze ans, l'âge des écuyers, l'âge des novices, qui apprenaient leur métier dans le couloir des temples, à la fois élèves et petites mains. Il avait au moins deux carreaux d'arbalète dans le dos, peut-être d'autres blessures, mais Othon n'avait pas eu besoin d'en voir plus pour comprendre qu'il avait été tué de manière violente. Avec cette prise de conscience, l'odeur le frappa, et ce silence que ne troublaient que les corbeaux, et il dégaina son épée avant de relever les yeux.

Il n'y avait pas d'autres corps dans la cour. Un cheval renâcla quelque part dans l'écurie, donnant un coup de sabot sec contre la porte de sa stalle. Les charognards guettaient le chevalier, attendant qu'il s'écarte pour reprendre leurs agapes. Othon aurait voulu mettre le corps en sécurité, mais ce n'était pas le moment... Il pouvait y avoir des survivants à l'intérieur. Il y en avait fatalement. Les prêtres de Mivei, malgré toute leur inconstance, n'étaient pas sans ressources.

« Ne bougez plus ! Levez les mains en l'air ! » aboya soudain une voix juste derrière lui.

Othon fit volte-face, sans obéir, plus par réflexe que par décision.

Une escouade de la garde s'était déployée dans son dos, profitant d'une porte forcée bien maladroitement. A sa tête, se trouvait une femme d'une quarantaine d'années, cheveux châtains défaits et regard furieux, dans son uniforme gris sombre. Deux de ses six hommes tenaient des arbalètes pointées sur lui. Mais l'expression de l'officière se modifia quand elle reconnut son tabard valgrian et ses sourcils se froncèrent de surprise. Othon lui adressa un sourire douloureux. Il n'était pas mécontent, somme toute, d'avoir du renfort.

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