47. Marcus
Il y avait les sorties facultatives — limitées — et les sorties indispensables. Marcus voulait bien croire que déambuler dans les rues juvéliennes, avec une bande d'Obscurs en liberté, soit devenu hasardeux, mais l'ambiance au coeur du Temple était sinistre et angoissante. Or, il était parfaitement capable de se plomber le moral tout seul comme un grand, il n'avait nul besoin d'être soumis à l'inquiétude des autres, merci. Échapper à ce marasme était vital, et nourrir les habitants du Temple l'était aussi. Ça tombait bien, une raison toute trouvée de prendre la tangente pour aller crapahuter au dehors.
Florent avait proposé de l'accompagner, ou de lui dépêcher des novices, mais il avait décliné. Un rapide aller-retour au marché, l'affaire d'une petite heure, en pleine journée, rien de dangereux, rien de dramatique. On l'avait laissé faire et Marcus savait pourquoi : tout le monde s'étonnait que, malgré le drame, il tienne le coup. Lui-même était surpris que sa résolution d'un soir se soit révélée tenace. Elle était alimentée par un feu étrange, qu'il ne s'expliquait pas complètement, et qu'il ne voulait pas déconstruire, conscient qu'il était paradoxal et sans doute mal inspiré.
Une terreur poussée au paroxysme jusqu'à devenir méconnaissable. C'était ça ou l'effondrement.
En réalité, il n'avait guère besoin d'aller au marché. Il s'y était rendu la veille, avait rempli des paniers et des cageots qu'il avait fait livrer au Temple, et les stocks tiendraient quelques jours, voire une sixaine complète. La raison pour laquelle il était descendu en ville tenait sur un carré de parchemin pas plus grand qu'une main ouverte : l'ouverture d'un négoce provisoire de safran, dans une boutique temporaire près des quais.
Le safran était une denrée problématique. Cultivé en Tyrgria, il était rare et onéreux. La production jasarine, en revanche, ne coûtait presque rien malgré les frais de transport. La raison en était toute simple : la main d'oeuvre, dans les chaînes et sous le fouet, était corvéable à bon prix. Le safran n'était pas le seul produit affecté par ce déséquilibre, et les lois juvéliennes interdisaient le commerce de toute une longue liste de minerais, céréales, épices et objets originaires du territoire griphélien. Les marchandises rhyvannes étaient légales, en revanche, ce qui donnait cours à des trafics divers dans les ports de Jasarin, où l'on modifiait la provenance des caisses et des ballots pour se donner bonne conscience et se remplir les poches.
Des contrôles avaient lieu, des experts examinaient le fret, enquêtaient sur les sources et punissaient les contrevenants, mais à quelques exceptions près, on n'était jamais sûr que ce qu'on achetait n'était pas le fruit du labeur des esclaves. D'autant que les Rhyvans, sous leurs dehors civilisés, vivaient sous des lois très dures et adoraient condamner les gens aux travaux forcés. La différence entre l'exploitation des uns et l'asservissement des autres était subtile.
Marcus était donc d'avis, comme la plupart des Tyrgrians, qu'il fallait consommer local. L'île le permettait largement : elle était vaste, jouissait d'un climat clément, de sols variés, humides et secs, prairies, vergers, champs et forêts, d'un océan généreux, de lacs et de rivières, de gibier et de bétail, de gisements prodigues et de carrières encore jeunes, d'une multitude d'artisans doués et compétents. Il n'était nul besoin d'aller voir ailleurs, en face, et de risquer d'avoir du sang sur les mains.
Mais il y avait le problème du safran.
Marcus ne savait pas quel était le théologien imbécile qui en avait fait une substance clé dans le culte valgrian, mais franchement, il méritait d'être maudit. Sans doute la chose aurait-elle été triviale si le culte du Dieu de la Lumière avait été une affaire mineure, impliquant une centaine de personnes, sporadiquement, pendant les mois estivaux qui lui étaient chers... mais dans une cité de plusieurs centaines de milliers d'âmes dévotes, trouver assez de safran pour la pratique quotidienne de leurs activités, sans recourir à la production sinistre des voisins, était un casse-tête — un cauchemar — constant.
Les Valgrians possédaient plusieurs plantations au sud de la cité, dans les vertes campagnes qui séparaient Juvélys de Belhime, mais ce n'était pas suffisant. Aussi Marcus traquait-il la moindre nouvelle source de cette poudre précieuse avec une diligence proche de la frénésie. Ce parchemin, qui lui avait été remis par un coursier la veille, n'était donc pas une surprise : tout le monde, en ville, savait qu'il était en constante recherche d'approvisionnement.
Les yeux rivés sur les indications tracées à l'encre noire, il fila dans les rues, pressé, inquiet d'arriver après un rival. Certaines auberges lui faisaient concurrence, certaines maisons nobles aussi, qui voulaient servir des plats splendides, en l'honneur de Valgrian. Mais le marchand semblait désireux de lui en réserver la primeur, sans doute conscient que s'ils parvenaient à s'entendre, l'écoulement de sa production serait garanti à tout jamais.
Gauche, droite, il se réfugia une minute sous un encorbellement alors que le ciel déversait son courroux sur les passants.
Le safran venait des environs de Cefnis, un parcours compliqué en l'absence de bonnes routes, mais praticable par la mer. Difficile de s'assurer qu'il n'y aurait pas un échange de caisses en provenance de Jasarin dans le port de Belhime... Il faudrait envoyer quelqu'un vérifier que ces champs fleuris existaient vraiment, mais il y avait suffisamment de Valgrians sur l'île pour trouver un relais sur la côte est. Des détails à régler plus tard.
Marcus reprit sa route, petite souris des villes, né à Juvélys, certain d'y mourir. On le saluait régulièrement, il répondait d'un geste, d'une parole, d'un sourire, sans jamais s'arrêter. Habitué de ces quartiers commerçants, reconnaissable à sa veste noir et or, il se résignait à cette menue célébrité.
Arrivé à bon port, devant le comptoir improvisé du négociant, il frappa à la porte avec énergie puis fit deux pas en arrière. C'était une petite maison de ville quelconque, à la façade et aux boiseries colorées, comme il y en avait mille dans le quartier du port. Peinte dans les tons jaune et bordeaux, elle collait bien avec sa fonction du moment.
La porte s'ouvrit sur une jeune femme brune, qui lui adressa un sourire doux.
« Bonjour messire... Vous êtes l'intendant du Temple de Valgrian ?
— En effet. »
Par réflexe, il tira sur le pan de sa veste où rayonnait le soleil doré qui symbolisait son allégeance.
« Entrez, mon oncle vous attend. »
Elle s'effaça pour laisser Marcus passer. Le petit couloir était sombre et il régnait une vague odeur d'humidité à l'intérieur, assez banale en ces temps pluvieux.
« C'est tout au fond », ajouta-t-elle.
Le prêtre poursuivit donc vers le bout du corridor, d'où émanait une lumière chaleureuse. Il déboucha dans la pièce, une vaste salle aux fenêtres curieusement grandes pour ce genre de maisons modestes. Les rayons d'un soleil fragile s'y déversaient en rais scintillants, révélant un ameublement spartiate, une table, deux chaises, rien d'autre.
« Marcus est arrivé, annonça la jeune femme.
— Laisse-nous, Gilva, veux-tu ? » répondit le marchand.
Debout à la fenêtre, il lorgnait l'extérieur, mains jointes dans le dos, les épaules larges drapées dans un pourpoint couleur rouille. Sa nièce s'esquiva tandis que l'homme faisait volte-face.
Marcus demeura pétrifié. La stupeur lui brouilla les sens, martelant ses tympans, voilant son regard, et il chercha l'appui du mur, tandis que son vis-à-vis le gratifiait d'un sourire contrit.
« Désolé pour le subterfuge. » annonça-t-il.
L'intendant se sentit défaillir. Ses jambes le lâchèrent brusquement. Mais l'apparition s'était portée à ses côtés et le retint d'une poigne ferme — le toucha, vraiment, d'une main chaude et vigoureuse — avant de le guider vers une chaise, où il s'écroula.
« Tu es mort. » souffla finalement Marcus, la voix réduite à rien.
Albérich Megrall secoua la tête, les lèvres pincées.
« Non. »
Marcus plongea le visage entre ses deux mains et demeura figé, le souffle court. Il entendit la seconde chaise craquer sous le poids de l'impensable, le bruit caractéristique d'une bouteille que l'on débouche, puis d'un verre qu'on remplit. Glissement sur le bois de la table. Le barrage se rompit et les larmes lui embuèrent le regard. Il les regarda s'écraser sur le chêne sombre, dans la pénombre de ses paumes. Son coeur emballé cognait contre sa cage thoracique, menaçant d'exploser.
« Tu es mort. » répéta Marcus.
L'ancien Flamboyant des Valgrians, terrassé par les Obscurs deux ans plus tôt, poussa un soupir.
« Non. » reprit-il en écho.
L'intendant se risqua à lever les yeux et croisa le regard tranquille d'un homme qui s'était volatilisé par une nuit d'hiver terrible, pour ne jamais reparaître. Il avait un peu maigri, ses tempes avaient grisé, et il s'était laissé pousser la barbe, qu'il avait aussi noire que ses yeux. Mais c'était immanquablement lui, vivant.
Mû par une impulsion irrépressible, Marcus se leva, Albérich l'imita et ils s'étreignirent avec force. Ils ne dirent rien, se contentant l'un et l'autre de la chaleur de leurs retrouvailles. Au bout d'un moment, embarrassé, l'intendant se détacha de son ami.
« Il n'y a pas de safran, alors ?
— Je crains que non. »
Marcus moucha ses larmes d'une main vive et retourna vers sa chaise. Il accepta le verre que lui tendait Albérich, un vin sucré des coteaux de Belhime, qu'il reconnut à la première gorgée. L'alcool, même léger, lui fit un effet immédiat, tempérant ses émotions. Mais les mots ne vinrent pas davantage.
« Marcus, cette entrevue doit rester confidentielle pour l'instant, annonça Albérich. J'ai l'intention... tôt ou tard... de me révéler, mais je ne peux pas le faire dans l'immédiat.
— Pourquoi ?
— Je suis mort, comme tu l'as si bien dit. Et ceux qui ont fait en sorte que ce soit le cas ne vont pas apprécier que je reparaisse. »
L'intendant écarquilla les yeux de stupeur.
« ... les Obscurs... » murmura-t-il.
Albérich secoua la tête.
« Ils ne sont malheureusement qu'une petite partie du problème. Une distraction bienvenue, dirons-nous. »
La glace saisit le Valgrian, de la nuque aux chevilles, traçant son chemin sinistre le long de son épine dorsale.
« Le général Maelwyn... »
Le Flamboyant pinça les lèvres et libéra un soupir.
« Je crains que la version officielle de mon trépas n'ait pris quelques libertés avec ce qui s'est réellement produit.
— Il n'y a pas d'Obscurs...
— Oh si. Il y en a. Aussi fanatiques que tu peux l'imaginer. Mais certains estiment qu'ils ont leur utilité. Hier comme aujourd'hui. Si on parvient à en canaliser la rage. »
Marcus frissonna et se sentit brusquement exposé, dans cette petite baraque, au milieu d'une ville immense. Il existait des lieux bien plus sûrs...
« Albérich, au Temple... Tu n'as que des alliés... Si tu rentres avec moi...
— Non, l'interrompit son aîné. Je pense que... tu te leurres, à ce niveau. Je ne suis pas taillé dans le même bois qu'Hector. Beaucoup des nôtres... ont été parfaitement satisfaits de son avènement. Mon retour, en l'état, ne poserait que des problèmes. Je dois d'ailleurs t'avouer... que je n'avais pas l'intention de rentrer.
— Quoi ?
— Je me satisfaisais très bien de mon anonymat. Je suis capable de... travailler à mon échelle... C'est ce que j'ai fait, ces dernières années.
— Albérich, tu plaisantes...
— Souviens-toi, Marcus... Avant de devenir Flamboyant, j'ai toujours oeuvré auprès des plus pauvres, dans les quartiers oubliés, les mains dans la boue... Cela me convenait... et ce qui s'est produit... autrefois... m'a bien signifié que je n'aurais jamais dû quitter cette place... À s'élever, on se brûle... »
Marcus secoua la tête.
« Je ne comprends pas... Tout ce temps... Où... où étais-tu ?
— À Belhime.
— À... Belhime ? Comment...
— Je n'ai pas le temps de te raconter toute l'histoire aujourd'hui. Mais je le ferai, je te le promets. Je voulais juste te revoir... Marcus. Je ne mens pas... Je n'avais pas l'intention de rentrer... mais les Obscurs... »
Il secoua la tête.
« Ils vont s'en prendre à vous. Et Maelwyn a tout intérêt à ce qu'ils le fassent. Il ne vous protégera pas. Vous allez devoir vous battre... et je veux être à vos côtés. Mais à ma manière. »
Il releva ses yeux sombres, brûlants, et les planta dans les iris clairs de l'intendant.
« Ne me force pas dans la lumière, Marcus. Prendre la décision de revenir a été difficile. Ce que j'ai vécu autrefois... Je n'en suis pas sorti indemne. »
D'un geste mesuré, il releva la manche droite de sa chemise, révélant la peau parcheminée d'un bras mutilé par les flammes. Marcus retint un hoquet de stupeur.
« Ma liberté d'action est plus grande tant qu'on ne sait pas que je suis là. Je reprendrai contact avec toi. Gilva sera notre intermédiaire. D'ici là... Je te demande de respecter notre secret. »
Marcus opina du chef, vivement.
« Bien sûr. » articula-t-il d'une voix étranglée par l'émotion.
Albérich le gratifia d'un sourire reconnaissant.
« Je savais que tu me comprendrais. »
Tu guériras, voulut ajouter l'intendant, mais il s'en abstint.
Il avait foi. Albérich était fort. Même s'il avait été gravement blessé, il ne tenait qu'à lui de lui redonner confiance et de le ramener à eux. Mais pas trop vite. Il sentit à nouveau les larmes lui envahir les yeux et il se laissa pleurer. De stupéfaction, de soulagement et de bonheur. Le poids qu'il avait porté toutes ces années s'était dissipé, l'impensable s'était produit. En face de lui, l'ancien Flamboyant parut gêné de sa réaction.
« Marcus. Je n'imaginais pas... »
Le jeune prêtre se promit de ne jamais lui révéler l'ampleur du désespoir qui l'avait écrasé toutes ces dernières années. C'était un poids bien trop lourd à porter pour un être convalescent.
« Tout va bien. Tu es vivant. Je suis ému, c'est normal. J'avais fait mon deuil. »
En réalité, non, il ne l'avait jamais fait.
« Je vais te laisser repartir, murmura Albérich. Je ne voudrais pas que les gens du Temple s'inquiètent de ton absence. Tu devras tout me raconter... la prochaine fois... Comment ils vont. Céleste... Hugo... Florent. »
Marcus acquiesça.
« Bien sûr. »
Ils se levèrent de concert et tombèrent à nouveau dans les bras l'un de l'autre. Marcus se gorgea de ce contact, de cette chaleur, de ce miracle, puis se détacha de son mentor à regrets. Mais dans l'expression d'Albérich, il y avait la certitude qu'ils se reverraient et qu'ensemble, ils dissiperaient cette ombre féroce qui avait pensé les abattre. Un sourire, un regard, et deux ans et demi de ténèbres s'effaçaient. Marcus se sentait fort, léger, et au final, il avait trouvé de quoi revigorer le culte valgrian, bien plus efficacement que la poudre de safran.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top