46. Brendan

Le silence qui régnait dans les jardins du Temple d'Hime était tout à fait déstabilisant. En réalité, il ne faisait pas parfaitement silencieux : des oiseaux chantaient dans les buissons et les cerisiers en fleurs, et libellules, mouches et abeilles vaquaient à leurs occupations sans se soucier du visiteur. En dehors de l'enceinte, dans la rue, quelques badauds se promenaient, le claquement des sabots d'un cheval résonnait sur les pavés, un marchand ambulant proposait ses services. Mais c'était de loin le quartier le plus calme de la capitale, bordé par les demeures des Juvéliens les plus aisés. En général, les jardins himéites détonnaient sur cette tranquillité. Les prêtre de la déesse amoureuse y badinaient de la fin de matinée à la nuit noire, même si le printemps n'était pas forcément propice aux activités d'extérieur. Néanmoins, même sous le ciel couvert, il y aurait dû y avoir quelqu'un : fidèles ou prêtres, un peu de mouvement, des promenades, des conversations feutrées, des rires.

Il n'y avait absolument personne. Et de là où il était, remontant le chemin de dalles à grands pas, Brendan pouvait déjà voir que les portes du temple étaient fermées. Ce n'était pas normal. Même si les Himéites étaient des lève-tard, cela ne leur ressemblait pas. D'autant qu'il n'y avait aucune trace des soldats de Maelwyn. Même au Temple de Mivei, ils étaient désormais une demi-douzaine, alors que seuls quatre prêtres étaient revenus l'habiter.

Pour Brendan, rallier le Temple himéite était à la fois un défi et une nécessité. C'était la première fois qu'il sortait seul depuis qu'il avait recouvré la vue et qu'il se confrontait au monde. Cela s'avérait moins difficile que prévu, car il se sentait porté par la certitude qu'il lui revenait de se montrer plus fort que l'adversité. Et il avait besoin de voir Jehannah, de vérifier qu'elle tenait le coup en dépit des événements. Qu'elle ait été invisible alors qu'il souffrait... Il le lui pardonnait, bien sûr. C'était sa faiblesse, mais il avait renoncé à lutter.

Il atteignit le porche, regarda autour de lui. Où diable étaient les fameux hommes de Maelwyn ? Peut-être avaient-ils décidé de se replier à l'intérieur, mais cela lui paraissait peu probable... Le général avait insisté pour qu'ils donnent l'illusion que tout était « presque » normal.

Son coeur battait trop fort sous la toile de son pourpoint, il choisit de l'ignorer.

Il essaya d'ouvrir la porte, sans succès, puis frappa du poing sur l'huis.

« Il y a quelqu'un ? » cria-t-il, bien inutilement.

Le Temple d'Hime était un vrai dédale d'alcôves et de couloirs. Les prêtres pouvaient être n'importe où, à l'abri de leurs murs épais.

Il se demanda si c'était ce qu'avaient trouvé les fidèles de Mivei, lorsqu'ils étaient venus chez lui, quelques jours plus tôt. Une porte close, menaçante, et le silence.

Il frissonna, brusquement inquiet, puis frappa à nouveau, plus fort.

« Jehannah ! Ouvre-moi ! »

Il y avait d'autres issues, il le savait. La salle d'entraînement qu'utilisaient les Preux Épris lorsqu'ils étaient en ville donnait directement sur les jardins. Plusieurs chambres disposaient aussi d'espaces extérieurs, cernés de haies, mais atteignables pour qui le veut vraiment.

Il abandonna la porte, désormais absolument terrifié.

Il aurait dû demander à Othon de venir. Le Temple de Valgrian n'était pas très loin, au coeur du Parc, il suffisait d'y courir. Mais c'était peut-être ridicule. C'était peut-être un jour particulier, une fête himéite, il ne réfléchissait pas droit.

L'angoisse secoua son organisme, modifiant ses perceptions, la couleur du ciel, le chant des oiseaux, le sang pulsait à ses oreilles, il eut un vertige. Un pas en arrière, il manqua dégringoler des marches du porche, se reprit en agrippant la jupe de pierre d'une statue, s'apprêta à faire volte-face et... la porte s'ouvrit. 

Debout sur le seuil, nu à l'exception d'une serviette rouge vif nouée artistiquement autour de la taille, se trouvait Soren, le sculpteur, le plus célèbre des prêtres himéites de l'île. Châtain, tout juste la quarantaine, il toisa Brendan avec un sourire dépité.

« Ah. C'est toi », lâcha-t-il simplement, avant de croiser les bras.

Son regard se fit plus incisif, le Mivéan devina qu'il était percé à jour, que son angoisse subite s'étalait sur son visage et dans son corps sans qu'il puisse la dissimuler.

« Ils sont partis à Belhime, reprit Soren.

— Quoi ?

— Jehannah. Les autres. Partis à Belhime. Discrètement, pour n'inquiéter personne. »

Brendan écarquilla les yeux sans rien trouver à dire, frappé par un sentiment de perte, de trahison même. Il n'aurait jamais imaginé que la Belle Amoureuse puisse prendre la poudre d'escampette sans l'en avertir. A nouveau, cette pensée dut se refléter dans son expression, car Soren parut subitement désolé.

« Elle pensait que tu ne comprendrais pas. Elle t'écrira sûrement. »

Elle avait eu raison, il ne comprenait pas. Ou plutôt si. Elle avait eu peur. Lui aussi avait peur. Mais pouvaient-ils se le permettre, alors qu'ils avaient des fidèles, et des dieux, à servir ? Dans une ville vaste mais convalescente ? Non, il ne comprenait pas. Il pinça les lèvres, releva les yeux, croisa le regard clair de Soren.

« Et toi ?

— Moi quoi ?

— Tu n'es pas parti ? »

Soren sourit.

« L'art ne cède pas devant la barbarie. Il est son antithèse. Je n'ai pas peur de l'ombre. Blablabla. Non. »

C'était un discours très courageux et aussi complètement stupide. Brendan reprenait peu à peu ses esprits, la maîtrise de son organisme. Sa déception était en train de se muer en colère, il devait la museler.

« Ce n'est pas... raisonnable, de rester seul... »

Soren haussa un sourcil parfait.

« Raisonnable n'est pas himéite, tu sais ça. Ce n'est pas mivéan non plus, dans mon souvenir. »

Brendan haussa les épaules, le regard fuyant.

« On ne peut pas vivre, tout le temps, exactement dans la voie de sa déesse. Les circonstances font que...

— Non. Je ne vais pas plier bagage et abandonner mon atelier à cause de... hum... ce qui vous est arrivé.

— Les Béalites...

— Je sais ce qui s'est produit chez les Béalites. Ecoute, Brendan... Tu veux entrer ? Il fait un peu frisquet, là, sur ce perron. Sinon... Ne t'inquiète pas pour moi. Et sois assuré que Jehannah est en bonne santé. »

La commisération se peignit un instant sur les traits de l'artiste, comme une phrase tue restait suspendue entre eux, un aveu d'abandon. Mais dans le même temps, Soren était de leur génération, il savait ce qui n'existait pas entre la Belle Amoureuse et le grand prêtre mivéan, ce qu'il avait pu désirer, ce qu'elle ne lui avait jamais donné. Dix fois, déjà, Soren lui avait dit que c'était peine perdue, généralement sans pincettes. C'état regrettable, mais pour un Himéite, probablement choquant, aussi. Tout ce gâchis de beaux sentiments. Brendan se sentit rougir

« Je vais partir. »

Il désigna quelque chose, le vide, derrière son épaule, comme si on l'attendait, s'éclaircit la gorge, fit un pas prudent en arrière.

« Soren, vraiment, si tu... Hum... Nous pourrions t'accueillir chez nous. Ou alors... Les Valgrians, sûrement... La nuit, au moins. »

Le sculpteur revêtit une expression horrifiée, comme si la perspective d'abandonner toute la beauté qui l'environnait pour les murs gris du temple des Mivéans était un cauchemar. Mais il retrouva son sourire.

« Non, dit-il simplement. Je suis chez moi. J'y reste. »

Brendan fit un autre pas en arrière, descendit quelques marches, puis se retourna, mais Soren avait déjà fermé la porte. Le Mivéan l'entendit la verrouiller, puis murmurer les quelques mots d'un sortilège. Suicidaire mais pas fou. Cela ne suffirait jamais. Il jeta un coup d'œil circulaire autour de lui, cherchant les hommes de Maelwyn. Mais bien sûr, personne n'irait gaspiller son énergie pour le salut d'un seul individu qui refusait de se mettre en sécurité.

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