45. Martin

Des opportunités innombrables.

Martin essayait de ne pas voir les choses comme ça, mais c'était difficile. La tension qui lui serrait le corps exigeait un exutoire, de plus en plus impérieuse à chaque pas. Autour de lui, les Griphéliens de Juvélys reprenaient possession de leurs maisons et de leurs rues, égarés et furieux. Kerun avait raison de s'inquiéter de leurs émotions, car Martin les percevait physiquement : ce désarroi, cette colère, qui cherchaient un sens dans l'impensable. Tout en cheminant, hagard parmi les hagards, il entendait les bribes de rumeurs, puis les exclamations scandalisées, le nom des premiers disparus, les premières paroles d'incompréhension, de désir de vengeance, de haine. Il frôlait les âmes désespérées comme les âmes belliqueuses, celles qui prônaient la tempérance et la réconciliation, celles qui exigeaient rétribution, celles que l'arbitraire avait blessées, désabusées, crispées sur des certitudes mauvaises.

Lui, il cherchait Iris, c'était la première étape de sa mission. La retrouver n'était pas une nécessité de ce premier soir et il n'était même pas certain d'en avoir franchement envie : lui fausser compagnie pour la nuit serait moins compliqué s'il remisait sa quête au lendemain. Mais la gamine avait foi en lui — une confiance incompréhensible de la part d'une Griphélienne !— et il s'était engagé dans cette affaire. Il supposait que Kerun gardait un oeil sur eux, d'une manière ou d'une autre, mais en même temps, s'il avait vraiment eu des yeux pour le faire, pourquoi les aurait-il embauchés ?

Martin ne savait qu'en penser... et comme il ne savait qu'en penser, il avait décidé de jouer le jeu, dans un premier temps du moins. Retrouver Iris, apaiser sa faim de luxure. Eventuellement guetter des meurtriers fanatiques, mais sur ce plan, il ne se faisait guère d'illusions.

Avoir l'air paumé n'était pas difficile, même s'il avait fallu salir et déchirer les vêtements que le capitaine Valtameri lui avait donnés, et maculer son visage et ses cheveux de crasse. Kerun avait exigé qu'il prenne le temps de rendre à ses cheveux leur blondeur d'origine, histoire de minimiser les risques qu'il soit assimilé au prostitué de la Demeure des Soupirs. Martin n'avait pas compris pourquoi — même s'il ne s'était jamais affiché comme Griphélien, quelle importance ? — mais l'elfe avait refusé d'en discuter.

Il ne comprenait rien, bien sûr.

Martin n'avait d'ailleurs pas l'intention d'entrer en matière avec lui sur le sujet. Il avait une mission, mais il avait le droit, sur le côté, de vivre.

Il s'immobilisa près d'un groupe de trois hommes qui discutaient vivement sur le pas de la porte d'une taverne.

« Excusez-moi, je... »

Prendre cet accent était abominable. Il s'était toujours interdit de l'imiter, y avait résisté de toute son âme, accroché comme une barnacle aux inflexions moins rudes de sa région d'origine. Mais il en était capable, il le connaissait par coeur, la manière de frapper les « t », de grogner les « r », de heurter les « p »... Un aboiement de Casinite. Un enfer.

Les trois hommes se tournèrent vers lui, courroucés puis radoucis devant sa mine piteuse et sa diction misérable.

« Je cherche une jeune femme... »

Il décrivit Iris, sans succès, mais se fit indiquer la direction de la place principale du quartier. Il réitéra sa demande, encore et encore, ici et là, aux jeunes et aux vieux, aux hommes et aux femmes. La quasi-totalité des gens étaient humains, il y avait quelques elfains, quelques demi-néjos aussi, plus spectaculaires avec leur aspect changeant, reflet d'émotions contrastées. Parmi les Griphéliens, des membres de la garde juvélienne, circonspects, se déplaçaient en petits groupes. Martin devinait leur inquiétude, l'hostilité des anciens prisonniers à leur égard, et parfois ils étaient pris à partie par une personnalité plus revancharde. Il ne s'attarda pas, mais il n'était pas difficile d'anticiper la survenue d'échauffourées, tôt ou tard.

Débouchant sur la fameuse place, il découvrit un attroupement de plusieurs centaines de personnes.

« C'est une sorte de bureau des disparus... lui expliqua une vieille femme quand il l'eut interrogée. Si vous retrouvez pas quelqu'un, vous allez le signaler... et après, on fera remonter vers la garde... mais ils en ont embarqué plein sur leur maudit Cageot. »

Les premières libérations avaient eu lieu à l'aube, les Griphéliens avaient eu le temps de se renseigner, rien de tout ça n'était surprenant.

« Les Juvéliens sont vraiment des imbéciles. » lâcha Martin à voix haute.

La vieille femme lui jeta un regard peu amène.

« Beaucoup de gens décents. Même après Koneg, ce genre de choses ne s'est pas produite... Il a dû arriver quelque chose de grave. On dit qu'il y a des Obscurs en ville... »

Martin haussa les sourcils. Si les autorités avaient cherché à garder la chose secrète, c'était un bel échec.

« Nous vénérons Casin, pas Tymyr. » lâcha Martin.

Cela lui valut un nouveau regard assassin.

« Enfin... ceux qui restent à Griphel, bien sûr. »

Il passa une main vive sur sa gorge, un tic que partageaient bien des anciens esclaves, comme l'assurance que le collier honni ne s'y trouvait plus. Sous sa paume, il sentit les vestiges d'un tissu cicatriciel discret, qui ne s'effacerait jamais. L'expression de la vieille femme avait retrouvé de la douceur, et son sourire se colora de compassion. Sa main parcheminée trouva l'avant-bras de Martin et le serra doucement.

« Tu es au bon endroit, mon garçon. Ne doute pas de ça à cause de cet incident. »

Il acquiesça avec un léger sourire puis se fraya un passage dans la foule, pour aller signaler qu'il cherchait Iris. Arriver aux tables de fortune qu'on avait érigées au centre de l'esplanade lui prit plus d'une demi-heure, mais la promiscuité de tous ces corps dans la cohue lui procura un réconfort dont il se gorgea sans arrière-pensée. Son esprit vagabonda vers les promesses de la nuit. Il ne put s'empêcher d'observer les hommes autour de lui, guettant un visage, un regard, qui annoncerait quelque chose... mais tous reflétaient la détermination et l'angoisse. Eux avaient réellement perdu un proche, alors que lui-même faisait juste semblant.

Comme espéré, Iris avait déjà placé un avis de recherche le concernant et on le dirigea vers une menuiserie, à deux rues de là. Se faufilant à nouveau dans la foule, il regagna la périphérie de l'attroupement, les artères encombrées, et rallia rapidement l'adresse fournie.

La menuiserie, baptisée « Bienvenue », était spécialisée dans les portes. Une bonne odeur de sciure flottait autour de l'atelier attenant à une boutique minuscule, fraîchement repeinte. Le bâtiment s'élevait sur deux étages, les boiseries étaient en parfait état, chambranles, croisillons apparents, châssis de fenêtres. Iris était dans la rue, en train de bavarder avec deux femmes, dont une hybride néjo dont la chevelure virait du blanc au roux en ondes nerveuses. Martin n'avait qu'une expérience limitée des néjos, mais ils étaient rarement fréquentables.

Iris le vit, son regard s'éclaira et son sourire se fit timide, tandis qu'elle se dirigeait vers lui. Ses deux compagnes s'interrompirent pour la suivre du regard.

Les deux apprentis espions avaient pris le temps de mettre leur petite histoire au point dans ses moindres détails. Martin avait presque dix ans de plus qu'Iris, et son physique n'en faisait pas un amant crédible. En revanche, il pouvait aisément passer pour un serviteur de sa maisonnée. Kerun avait supervisé la mise au point de la mascarade. Vu le nombre restreint de familles nobles à Griphel, ils avaient décidé qu'Iris garderait sa véritable identité, même si l'elfe craignait que son père n'envoie des chasseurs de primes sur sa piste. Iris pensait la chose improbable, mais elle avait un petit côté naïf, sous ses dehors de dissimulatrice chevronnée. Martin n'avait rien dit de ses véritables antécédents et Kerun ne l'avait pas trahi. Pourquoi il avait protégé la jeune femme de la réalité, Martin n'en savait rien. Ce n'était pas dans ses habitudes, de dissimuler ce qu'il était, il aimait que les gens sachent à quoi s'en tenir... mais il avait l'impression que l'attitude d'Iris en serait profondément modifiée... et, mine de rien, cela l'affectait.

C'était ridicule.

Elle s'immobilisa devant lui et il fut à nouveau frappé par sa beauté. On lui avait donné des vêtements, elle s'était attaché les cheveux, lavé le visage, et elle lui prit les deux mains.

« Martin. Je suis soulagée... J'ai eu peur... peur qu'ils t'aient renvoyé là-bas... »

Il aurait sans doute pu changer de nom, mais le sien était banal, Kerun avait estimé que ce n'était pas nécessaire, et pour alléger la charge de mensonge, ils avaient convenu de le conserver.

« Plus de peur que de mal, Dame. Je suis heureux de voir que vous allez bien, vous aussi. »

Les deux femmes s'étaient approchées. L'humaine avait dans la quarantaine, le visage rougi par des larmes désormais taries, la mine de quelqu'un dont les tourments intérieurs prennent le pas sur l'environnement. L'hybride était moitié elfe, une ascendance qui ne pouvait qu'avoir une source atroce : les néjonians traitaient les elfes comme des bêtes, leur progéniture n'était jamais le fruit de sentiments partagés.

Mais finalement, à Griphel, être considéré comme un animal à exploiter était le lot de la moitié de la population.

Iris s'était parée d'une expression soucieuse.

« Ils t'ont frappé... murmura-t-elle en levant une main incertaine vers son visage, à laquelle il se déroba avec une grimace.

— J'ai trébuché. » répondit-il.

Plus d'une fois, et cela m'arrivera encore, songea-t-il en réprimant un sourire.

L'expression des trois femmes le renseigna sur tout le mal qu'elles pensaient de son mensonge. L'hybride, en particulier, jaugeait Iris, et Martin devina qu'elle voulait identifier la nature de leur lien. Des rumeurs disaient pourtant que certains Griphéliens expatriés à Juvélys conservaient des esclaves. Peut-être cette rafle avait-elle d'ailleurs permis d'en libérer dans les caves, les arrière-cours et les cuisines. La demi-néjo, en tout cas, était à l'affut d'un signe. Qui n'existerait pas. Martin n'avait jamais été l'esclave d'Iris et elle était incapable de le traiter comme tel.

« Tu as besoin de te laver, intervint l'hybride, brisant leur silence. Viens. Je vais te donner de l'eau et de quoi te changer à l'intérieur. »

Martin faillit sourire à ce miroir de ce que Kerun lui avait proposé, deux jours plus tôt. Un refuge face à l'adversité. L'elfe s'était douté de cette solidarité entre Griphéliens, au lendemain d'un événement traumatisant, et il ne s'était pas trompé.

Le prostitué esquissa cependant une mine surprise, un peu inquiète, reflet d'une méfiance nécessaire à la survie, à Griphel, où personne n'avait jamais d'intentions pures. Iris lui décocha son plus charmant sourire, et il se demanda combien de jeunes nobles s'étaient damnés pour elle, et comment elle avait pu résister à la vie de luxe qui lui était promise.

« Kaunia nous offre un toit, le temps que nous nous retournions... Viens... Tu peux avoir confiance... »

Il ne masqua pas son effroi en dévisageant la menuisière. Le contraire l'aurait surprise, avoir peur des néjonians était attendu, même quand ils n'étaient pas de race pure.

« Je ne vais pas te bouffer. » lâcha la dénommée Kaunia, un peu acide.

Il se para d'un sourire nerveux.

« Mes excuses. »

Il emboîta ensuite le pas des deux femmes, se demandant ce que Kerun penserait du pied à terre qu'ils s'étaient trouvés. Ils n'avaient pas prévu de reprendre contact avec l'agent avant le surlendemain, de toute façon. Il serait placé devant le fait accompli, si leur association avec l'étrange créature perdurait.

Martin ressortit plus tard dans la soirée, prétextant un besoin de prendre l'air. Il erra dans les rues, désormais presque désertes, jusqu'à atteindre une taverne. Lever un client dans ce genre d'endroits n'était pas toujours aisé, mais des années d'expérience lui avaient donné un œil pour la concupiscence. Il se dirigea vers le comptoir et commanda une bière, avant de s'y adosser, d'un air faussement tranquille. Le ton des conversations autour de lui trahissait la tension qui habitait les Griphéliens, leur outrage encore vif, leur inquiétude et leur fureur. Peut-être n'y aurait-il personne pour quêter un réconfort plus physique... mais Martin était prêt à parier le contraire. Il laissa ses yeux courir sur l'assemblée, glissant sur les visages et les mains, les épaules et les entrejambes, un léger sourire aux lèvres, la posture détendue et légèrement provocatrice. Chaque geste était pensé, chaque expression calculée. Il s'humecta les lèvres, poussa un bref soupir en bombant la poitrine, échangea un premier regard avec un étranger. La quarantaine, grand, la barbe bien taillée, le cheveu très noir. L'homme se pencha vers son compagnon de table, ce dernier acquiesça avec un haussement d'épaules, puis il se leva et vint droit sur Martin.

Gagné.

L'inconnu s'appuya contre le comptoir, très proche, et sa cuisse frôla la hanche de Martin.

« On se connait, n'est-ce pas ? »

Peut-être une façon de parler, mais soudain, le prostitué n'en fut plus complètement sûr.

« Tu travailles toujours ? »

Il avait vu défiler tellement de clients, à Griphel, pendant de si nombreuses années...

« A mon compte, répondit-il avec une pointe de défiance.

— Bien sûr. » dit l'étranger.

Son accent griphélien s'était estompé mais ne disparaîtrait jamais complètement. Les réminiscences d'un autrefois sordide et dangereux glacèrent un instant Martin, mais il demeura immobile tandis que son interlocuteur posait la main sur sa taille, dans un geste tranquille mais sans équivoque.

« Tu habites dans le coin ? demanda l'homme.

— Je viens d'arriver.

— Je pourrais te montrer le quartier... »

Leurs regards se croisèrent un instant, scellant leur marché tacite. Martin acquiesça, toute répugnance bannie de son expression. Son futur bourreau sourit, satisfait, ignorant tout du rôle qui lui était dévolu. Il lui désigna la porte, Martin se mit en mouvement, et ils regagnèrent la nuit humide.

En son sein, l'ancien esclave ressentait un mélange de terreur profonde et d'indicible soulagement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top