44. Rachel
Le conseil de guerre des Flambeaux s'était organisé dans le réfectoire, le seul endroit assez vaste pour recevoir tous les chevaliers en même temps, à l'exception des installations extérieures, détrempées par la pluie. Presque tous les preux étaient présents, il manquait les quatre qui formaient l'escorte d'Hector, deux autres qui étaient en mission quelque part près de Coeur de Disha, et celui qu'on avait envoyé occuper les écuyers.
La mine sévère, Armand semblait parfaitement calme, comme on était en droit de l'attendre d'un commandant. Bras croisés, stoïque dans sa veste noire, il attendait que ses subordonnés se taisent. A sa droite, Othon, immense et illisible, paraissait contrarié, mais c'était son expression par défaut, la faute à des sourcils trop broussailleux et un nez cassé de longue date.
Rachel se sentait toujours mal à l'aise parmi eux, mais refusait de s'attarder sur cette émotion désagréable. Elle n'aimait de toute façon pas se faire représentante, de personne et jamais. Prendre la parole en public était une des activités les plus pénibles qu'elle connaisse. Mais elle espérait s'en tirer avec quelques monosyllabes. Après tout, elle devait juste faire la liaison avec les Flambeaux, pas palabrer.
Petit à petit, les chevaliers se turent, les voix laissant place au cliquetis des armes et des armures dont certains n'avaient pas eu le temps de se débarrasser avant le rassemblement. Rachel laissa son regard courir sur les uns et les autres, les vétérans et les plus jeunes, ne repérant qu'une marée de visages déterminés, aucune angoisse, aucun doute. Les prêtres, un peu plus tôt, avaient reflété tout autre chose et Rachel enviait la force de leurs collègues guerriers.
« Comme vous le savez, les Obscurs ont frappé le Temple de Béal pendant la première nuit du Jour Humide, finit par déclarer Armand. À l'heure actuelle, nous ne disposons d'aucune information nous indiquant que les autorités ont pu les localiser. Les mesures de sécurité autour du Temple vont en conséquence être renforcées, avec notamment une surveillance accrue des accès, la mise en place de rondes nocturnes et le placement de sceaux de protection à divers endroits stratégiques. Nous serons bien évidemment impliqués dans la plupart de ces mesures. Le Temple reste ouvert aux fidèles, par l'entrée principale de la nef, mais les horaires vont être réduits et les visites extérieures être suspendues dans nos quartiers. Les échanges commerciaux devront notamment s'effectuer à l'extérieur et les marchandises inspectées par l'appel au Flux. Deux prêtres seront affectés à notre service pour gérer ce contrôle. Vos missions respectives vous seront distribuées dans les heures qui viennent. »
Des murmures se propagèrent dans la petite assemblée, mais personne ne protesta.
« Jusque là, je vous demande de vaquer à vos occupations comme à l'ordinaire. Nous n'avons aucune certitude quant aux intentions des Obscurs, mais ils viendront immanquablement jusqu'à nous. »
Rachel scruta à nouveau les expressions, mais la confiance demeurait souveraine.
« Sire, que devons-nous dire aux écuyers ? demanda Ève, une femme dans la quarantaine, cheveux blonds tirés en queue de cheval. Ils savent que ce sont les novices de Mivei qui ont été tués. La plupart essaient de faire bonne figure, mais ils ont peur.
— Rassurez-les. Ne leur mentez pas. »
Un Flambeau ne ment jamais, songea Rachel.
« Nous sommes avertis de la menace, nous veillons sur eux. Il n'y a rien, dans la doctrine des Obscurs, qui vise particulièrement les jeunes, reprit Armand.
— Si je puis me permettre, intervint Deverell, l'instructeur de cavalerie, je pense qu'il serait bon de suspendre leurs missions à l'extérieur. Aujourd'hui, trois d'entre eux ont été envoyés, seuls, vaquer à des tâches en ville, et ça a été très mal perçu. Les rumeurs sur ce qui s'est passé au Temple de Béal parlent d'autres novices tués.
— Je pense que c'est sage, renchérit Ève. Les Obscurs ont enlevé Albérich Megrall en pleine rue. Tout le monde le sait. »
Armand pinça les lèvres et acquiesça.
« Très bien. De toute façon, il est préférable de limiter toutes les sorties pour l'instant. Et de les proscrire, sauf urgence, à la nuit tombée. »
Une main se leva dans le fond de la salle, et Rachel repéra, parmi les preux, la silhouette élancée de Kyle.
« Est-ce que nous ne devrions pas aller porter main forte aux Temples plus exposés ? demanda-t-il avec son accent rugueux de Fumeterre. Ici, nous sommes nombreux, bien armés, bien défendus, mais si les Obscurs continuent sur leur lancée, ils iront probablement s'en prendre à plus faible à nouveau. Il n'y a personne pour protéger les Eiriens, les Muksuns ou les Dywillites. Ou même les Hildans.
— Les Obscurs ne s'en prendront pas aux Hildans, murmura quelqu'un à quelques pas de Rachel.
— La protection des Temples revient à l'armée », lâcha Armand.
Cette fois, la consternation et le doute fleurirent sur les visages.
« Ça a été très efficace chez les Béalites », remarqua Thalie, d'un ton acerbe.
La jeune femme avait son franc parler et une adresse remarquable à l'épée. Rachel l'avait toujours trouvée inspirante sans vouloir le reconnaître. Ses paroles furent suivies d'un brouhaha d'assentiment.
« Silence ! » s'écria Othon de sa voix tonnante.
Il l'obtint sans mal, ainsi qu'un regard reconnaissant de son supérieur.
« Les droits des Flambeaux sont strictement encadrés par la constitution juvélienne. Nous improviser gardes du corps de temples qui ne sont pas le nôtre serait, et je veux que vous en soyez tous bien conscients, illégal. A moins d'une demande officielle émanant des autorités, il ne nous est absolument pas possible d'aller nous substituer aux forces de l'ordre.
— Avec tout votre respect, commandant, Sire Othon est allé protéger Brendan Devlin pendant le Jour Humide, s'exclama Horace. Ma soeur est prêtresse d'Eiri. »
Une grimace traversa le visage d'Othon, pris en défaut. Rachel savait qu'on jasait sur son amitié avec le grand prêtre mivéan. Pas qu'on les soupçonne de relations intimes — tout le monde savait que Devlin était épris de Jehannah, la Belle Amoureuse des Himéites — mais certains s'interrogeaient sur la véritable allégeance du Flambeau.
« C'était exceptionnel, se défendit-il. C'était le Jour Humide. Et avant qu'on sache pour les Béalites. »
Armand avait posé une main rassurante sur son bras, comme pour l'enjoindre au silence.
« Je relaierai vos inquiétudes au général Maelwyn. »
Un rire sans joie résonna dans le fond de la salle.
« Sachez néanmoins que la surveillance militaire a été renforcée. »
Reniflements, haussements de sourcils, signes de dénégation, les chevaliers ne semblaient nullement convaincus.
« Je vous tiendrai au courant des dispositions au fur et à mesure de l'évolution de la situation. Vous pouvez disposer. »
Il y eut un instant de battement avant que la petite foule n'obéisse. Les conversations se nouèrent aussitôt entre les uns et les autres, sur fond de défiance, tandis qu'ils se dispersaient. Rachel demeura en arrière et fut accueillie d'un sourire las par le commandant des Flambeaux. Ils avaient encore plusieurs points critiques à discuter et ils se dirigèrent ensemble vers la petite salle attenante. Plusieurs chevaliers hésitaient à quitter les lieux mais Othon les chassa. Une fois dans son bureau, Armand s'autorisa un profond soupir. Rachel prit une chaise, Othon une autre, tandis que le commandant ouvrait les fenêtres qui donnaient sur les Jardins.
« Comment ça se passe de votre côté ? » demanda-t-il à Rachel.
Elle haussa les épaules.
« Avec moins de discipline. »
Le vieux chevalier eut un rire bref avant de se laisser tomber dans son fauteuil. Il se tourna vers Othon.
« Devlin est rentré avec toi ?
— Oui. Gaïa devrait être en train de lui rendre ses yeux. Armand... Je comprends... nos limites... mais il faut que je le surveille. »
Il jeta un oeil vers Rachel, qui se sentit rougir. Elle hésita à se lever mais renonça lorsqu'Armand lui adressa un signe de tête.
« Je sais. Mais la meilleure chose à faire est de le convaincre de rester ici, si tu veux pouvoir le faire pleinement. S'il retourne à son Temple... Tu ne pourras lui rendre visite que sporadiquement.
— Il ne voudra jamais rester. Jamais.
— Alors tes options sont limitées. »
Othon soupira mais n'ajouta rien.
« Peut-être qu'on peut demander à ses prêtres de le faire. Surveiller, je veux dire, intervint Rachel. S'il y a un danger de quelque chose... »
Othon ne masqua pas son scepticisme, mais Armand acquiesça avec un sourire apaisant. La prêtresse comprit que la suite de cette conversation aurait lieu en son absence, ce qui l'arrangeait très bien. Elle n'avait aucune envie de se retrouver mêlée à ce genre de complications absurdes. Ils avaient des questions bien plus pragmatiques — et utiles — à régler.
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