42. Céleste

Ils étaient six, les prêtres seniors du Temple, en l'absence d'Hector, parti pour Omneiri. Le Flamboyant aurait fait la différence, Céleste en était consciente. Elle était plus âgée que lui, souvent plus posée, mais elle manquait de carrure, de force, de sérénité dans ces moments de crise. Elle manquait de cette voix, de cette stature, de cette autorité formidable qui calmaient les esprits les plus agités. Dans les jours qui avaient suivi la disparition d'Albérich, jours devenus sixaines, Hector s'était imposé très naturellement à leur tête, brave et rassurant, trouvant les mots pour apaiser la terreur, les paroles d'espoir, de résilience. Il avait réussi à les garder soudés en dépit de l'horreur.

Tout le monde avait aimé Albérich. Il était jeune, enthousiaste, lumineux. Quand il avait fallu nommer un nouveau chef de culte, à la chute de Koneg, personne ne lui avait disputé le poste, alors même qu'Albérich n'était pas candidat. C'était le conseil restreint qui l'avait choisi : Céleste elle-même, Hector et Hugo, et puis Gaïa. Et si Albérich n'avait pas été enlevé et assassiné par les Obscurs, il aurait rayonné, Céleste le savait. Il était tout ce dont ils avaient besoin, un fanal pour raviver la flamme dans le coeur de chacun.

Il était parfait en cérémonie, sa voix portait, sa conviction, son lien intime avec le flux incarné de Valgrian, qui l'embrasait dans la prière, chaque matin, sous les yeux de ses pairs et des fidèles rassemblés. Il était plus en difficulté lors des conseils de la ville, car ses idéaux se heurtaient au pragmatisme de Fortebrise et de Dame Damaer. Mais tant l'amiral que la magicienne elfe l'appréciaient, Céleste le savait, car il était l'étincelle qui les poussait à relever la tête et affronter le futur avec optimisme.

Albérich avait brillé de mille feux et s'était éteint brutalement. Sans Hector, les ténèbres auraient glacé les coeurs, les âmes, le culte de Valgrian aurait peut-être sombré, alors qu'il avait survécu à Koneg. Mais l'ancien général de Belhime, le soldat reconverti, avait réussi l'impossible et les avait sauvés. Il avait troqué l'éclat contre la constance. Une lueur qui n'éblouit personne mais qui ne s'éteint jamais. Valgrian pouvait être l'un ou l'autre, et dans les circonstances présentes, la résilience avait ses attraits.

Plus jamais l'insouciance. Pour le commun des mortels, oui, mais pas pour ceux qui veillent.

En ce premier jour d'Eimes, Céleste avait rassemblé Gaïa et Hugo, mais aussi trois membres de la jeune génération : Florent, Rachel, Marcus. Impliquer l'intendant était un risque, car il vivait dans la souffrance, mais Céleste ne pensait pas que lui cacher la situation soit un bien. Il l'apprendrait par la bande, ce serait pire. En le jaugeant au moment des révélations, elle pourrait mieux l'aider.

« Les Obscurs ont frappé pendant le Jour Humide », annonça-t-elle sans préambule.

L'horreur se peignit, à des degrés divers, sur les visages. Gaïa avait blêmi, Hugo était figé, mais Florent et Rachel reflétaient davantage la colère. Elle s'en était doutée. Marcus était stoïque, le regard vide, mais c'était la tempête à l'intérieur, elle le devinait.

« Ils se sont introduits dans le Temple de Béal et ont tué les femmes sur le point d'accoucher. »

Les émotions s'amplifièrent, stupeur chez les vieux, fureur chez les jeunes, en égale mesure. Marcus restait illisible, comme masqué.

« Je n'en sais pas beaucoup plus. Nous ne sommes pas censés être au courant, j'ai obtenu l'information d'Armand, qui la sait d'un prêtre de Béal, je ne sais pas qui. Je suppose que les autorités nous avertiront tôt ou tard.

— Pas gagné, grommela Rachel, bras croisés.

— Nous devons renforcer nos défenses, continua Céleste. Notamment au niveau des entrées et des sorties. Les Flambeaux vont nous y aider.

— Les mecs de Maelwyn ? demanda Rachel.

— Je ne sais pas s'ils ont reçu de nouveaux ordres... Ils risquent de s'attarder encore un moment. De toute façon, cela ne nous concerne pas. »

La jeune femme parut satisfaite, sans pour autant se départir de son air renfrogné.

« Hector doit rentrer, dit alors Hugo de sa voix rauque.

— Oui, renchérit Céleste. Je suis d'accord. Nous l'avons contacté en ce sens, et il s'est mis en route ce matin. »

Communiquer avec une cité distante n'était possible qu'au moyen de sortilèges liés à Kintaa, la déesse du savoir, mais le Temple de Valgrian disposait d'un artefact capable de ce type de prouesses, moyennant des ressources couteuses. Armand avait estimé que l'urgence nécessitait leur usage et Céleste y avait consenti.

« Il lui faudra presque dix jours pour arriver, vous ne l'ignorez pas. D'ici là, nous devons faire face.

— Les gens parlaient déjà du Temple de Mivei et des Griphéliens, intervint Gaïa. Si les autorités continuent à étouffer tout ce qui se passe... Ils vont se tourner de plus en plus vers nous. Il faut que nous sachions ce qui peut être dit. C'est déjà difficile d'apaiser les inquiétudes...

— Nous devons être particulièrement prudents, dit Florent. Vu nos antécédents, les autorités ont fatalement un oeil sur nous. Si nous nous inscrivons en porte à faux avec leurs directives, nous aurons des ennuis. »

La voix du pragmatisme. Céleste jeta un oeil vers Marcus, s'attendant à moitié à ce qu'il explose, mais il n'en fut rien. Il paraissait déconnecté, ailleurs, comme s'il n'écoutait rien de ce qui se disait. Florent s'en était inquiété également, mais, devant son indifférence, poursuivit.

« Le mieux est d'envoyer quelqu'un à l'Assemblée. Nous saurons ce qui filtre et nous le relaierons.

— Jusqu'à nouvel ordre, en tout cas. Il est assez probable que nous soyons à nouveau convoqués et que nous recevions des directives, de toute façon. » reprit Céleste.

Elle balaya la petite assemblée du regard et chercha l'assentiment de chacun. Même Marcus opina du chef. Elle s'en sentit curieusement glacée.

Ils poursuivirent leur réunion pendant une dizaine de minutes encore, discutant des rôles de chacun, du type d'informations à relayer aux prêtres et aux novices, des contacts avec les Flambeaux voisins, des sortilèges à tisser ici et là. Ensuite, ils se levèrent de concert avant de regagner les couloirs.

« Marcus ? » demanda Céleste comme l'intendant s'apprêtait à sortir.

Le jeune homme s'immobilisa, la mine interrogative, puis recula jusqu'à elle. Elle lui prit les mains, qu'il avait grandes et calleuses, reflet des heures de travail intenses auxquelles il s'astreignait chaque jour depuis la mort d'Albérich.

« Est-ce que ça va ?

— Oui. Pourquoi ?

— Je ne sais pas... les événements...

— Ça va. C'était un peu dur au début, mais je reprends du poil de la bête. »

Elle acquiesça, lèvres pincées.

« Tu sais qu'en cas de souci... Tu peux toujours venir me parler, n'est-ce pas ?

— Je sais. Je t'en remercie. Mais ça va. Je sais que nous sommes prêts à faire face. »

Ce sourire, pourquoi le trouvait-elle faux ? Il avait l'air sincère, pourtant. Avait-elle perdu toute foi en lui ? C'était tellement inattendu... Durant la crise, autrefois, il avait été en première ligne, comme l'hériter désigné. C'était lui qui avait dû gérer les enquêteurs, les interrogatoires, les fouilles, les bribes d'informations, lui avait dû traiter avec le commandant Flèche Sombre, avec les représentants du conseil, lui qui avait été tancé et gardé dans le noir, accusé de cette inconscience qui leur avait ravi leur chef, alors même qu'il n'était pas responsable des décisions d'Albérich et qu'il ne partageait guère son insouciance proverbiale. Et pourtant, Marcus avait tenu le coup. Il était resté stoïque et disponible, assistant préféré du maître disparu, jusqu'à ce qu'on leur annonce l'impensable. Alors il s'était effondré, tout simplement, lézardé par des sixaines d'angoisse qu'il avait gardées à l'intérieur.

Céleste s'en voulait car elle l'avait su et elle n'avait rien pu faire, accaparée par ses propres tourments et ceux des plus jeunes. Tandis que Marcus leur servait de rempart face au monde extérieur, dans son ombre, il fallait canaliser les novices et les fidèles, et ils n'avaient pas été assez de dix pour y parvenir. Sans doute n'avaient-ils pas réalisé combien il était coûteux d'affronter l'attente et le mensonge, de se résigner jour après jour, d'abandonner le destin d'un être aimé entre d'autres mains.

Jusqu'à la mort.

Etait-il possible qu'une nouvelle crise arrache Marcus à son marasme ? Cela paraissait tellement improbable...

« Je vais aller au marché, nous manquons de denrées fraîches. Ça me permettra de prendre la température... »

Il haussa les épaules avec un sourire.

« Sauf si je peux aider ici ? Les Mivéans vont rentrer chez eux, c'est ça ?

— Une partie sans doute. Avec ce qui s'est produit... On verra. Je pense que certains... estiment qu'ils sont plus en sécurité ici.

— Ce qui est sûrement le cas.

— Nous n'allons pas les mettre dehors, Marcus. Tu comprends ça.

— Bien sûr. Tant que je sais combien de bouches j'ai à nourrir, rien n'est un souci. »

Céleste acquiesça et il se dirigea vers la porte, d'un pas tranquille. Elle le scruta, à la recherche d'un signe que tout ça n'était qu'une façade élaborée. Marcus avait toujours été un piètre comédien, même quand il était novice, incapable de mentir sans changer radicalement de couleur. Il ouvrit la porte et adressa un regard interrogatif à la doyenne, qui ne put que sourire et le laisser filer.

Un seuil semblait avoir été franchi. Elle voulait s'en réjouir. Mais elle craignait qu'il n'y ait de la fièvre, sous cette soudaine sérénité.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top