41. Jeanne

Carrer les épaules, prendre un air décidé mais humble, et marcher droit sur la porte. C'était facile à dire, mais mesurer seulement cinq pieds n'aidait pas. Être une fille non plus, sans doute, mais ça, Jeanne n'aurait pas supporté qu'on le lui dise en face, et d'ailleurs, Sire Armand n'avait pas osé. Faire peur au commandant n'était pas donné à tout le monde.

Elle franchit les derniers mètres qui la séparaient du seuil des Mivéans d'un pas tranquille, sans se soucier de l'averse qui détrempait son capuchon. Les deux soldats en faction sous le porche la regardèrent approcher, l'un les sourcils froncés, l'autre avec un sourire goguenard. Deux jeunes imbéciles de vingt ans, elle pouvait déjà deviner quelle serait leur première phrase.

« Ben ça alors, ma jolie... Qu'est-ce que tu fais dehors par un temps pareil ? »

Gagné.

« Je viens voir Sire Othon de Fumeterre. Je suis son écuyer. » déclara-t-elle avec emphase.

Le second soldat étouffa un rire derrière une main gantée.

« Laissez-moi entrer ou il en entendra parler.

— On ne peut pas laisser entrer n'importe qui. » rétorqua le garde improvisé.

Jeanne écarta la pan de son manteau pour révéler son pourpoint noir et or et son épée.

« Tu as le droit de porter ça en rue, toi ?

— C'est un droit inscrit dans la constitution juvélienne. » tempêta-t-elle avec arrogance.

Les deux hommes s'entreregardèrent, interdits.

« Tu savais ça, toi ? demanda le premier.

— Vous me laissez entrer, ou quoi ?

— Une seconde. Thom va aller chercher ton chevalier, et tu vas attendre ici. »

Il croisa les bras sur sa cotte de mailles, la défiant de contester. Elle lui décocha son regard le plus noir, puis s'imposa sous le porche tandis que son collègue disparaissait. Pendant de longues minutes, ils demeurèrent silencieux, à s'observer avec morgue. Le soldat était peut-être plus jeune que ce qu'elle avait cru, à bien y réfléchir. Il avait dilaté les narines et pincé les lèvres, une caricature de la mauvaise humeur. Au dehors, la pluie tombait sans discontinuer.

Soudain, un objet noir et blanc entra dans leur champ de vision et ils poussèrent un cri perçant de concert, tandis qu'une pie trempée se perchait à l'abri, sur une enluminure de la façade. Elle jacassa avec bruit, comme pour les chasser de son refuge. Les deux jeunes gens, empourprés, se mirent à rire sous les invectives de l'oiseau. Le grincement de la porte qui s'ouvre les interrompit et Thom leur décocha un regard interdit. Sire Othon était dans son ombre.

Jeanne se glissa à l'intérieur, penaude, plus ou moins persuadée que le chevalier l'avait entendue sympathiser avec l'ennemi.

« Tu n'es pas mon écuyer. » déclara-t-il de but en blanc.

Et c'était bien dommage, mais les règles stupides de l'ordre associaient les filles avec les femmes, les garçons avec les hommes.

« Non, je sais, mais Sire Armand m'a dit que je pouvais dire ça pour qu'ils me laissent entrer. »

Le Flambeau esquissa une grimace.

« Qu'est-ce qui se passe ? Où est Gilles ? »

Elle plissa les yeux, s'interrogeant sur la meilleure manière d'exposer les choses.

« Il n'est pas en forme.

— Gueule de bois ? »

Sa grimace le fit lever les yeux au ciel.

Un Flambeau ne ment pas, se morigéna Jeanne.

« Je le crains, sire. »

Il se contenta de relâcher un soupir excédé. L'alcool était une tradition bien ancrée, les soirs de Jour Humide, pour tromper l'ennui et l'angoisse. Jeanne ne se serait jamais abaissée à de telles extrémités.

« Qu'est-ce que tu fais ici ?

— Sire Armand m'a demandé de vous porter une missive. »

Elle ouvrit son manteau trempé pour lui tendre la lettre.

« Viens te sécher, tu vas attraper la mort », répondit le chevalier.

Il la précéda dans le couloir et Jeanne ouvrit grand les yeux pour absorber tout ce qu'elle pouvait de l'environnement. Elle n'était jamais venue dans le Temple de Mivei et était abasourdie de le trouver aussi sombre, aussi humide, et aussi quelconque. Bien sûr, comme il était fermé, on n'y avait guère allumé de bougies ou de lampes, et les volets étaient clos, mais elle avait la sensation d'être dans une de ces grottes qui s'ouvraient sur la côte, au nord de la ville, et qui s'enfonçaient dans la roche noire vers le centre de la terre. La nef était ronde, presqu'aussi obscure que les corridors, mais au fond trônait une statue auréolée de lumière, incongrue dans cette atmosphère lugubre. Un instant, Jeanne fut pétrifiée. La jeune femme de marbre était trop belle pour être réaliste, mais elle dégageait une émotion, une force, qui lui sembla dépasser celle du Valgrian de marbre qui trônait dans leurs jardins, pourtant cinq fois plus grand.

Sire Othon lui toucha l'épaule pour l'entraîner dans le couloir. Embarrassée, elle trottina derrière lui, passant une main revêche sur ses yeux curieusement humides. Elle crut discerner un petit sourire sur les traits du Flambeau mais c'était sûrement une illusion. Elle se mordit les lèvres. Elle était valgrianne, Mivei ne l'émouvait certainement pas. Et puis elle n'était pas sentimentale. C'était juste bon pour les faibles, ça.

Quelques portes plus loin, il l'introduisit dans une vaste bibliothèque. Un feu agréable crépitait dans une cheminée monumentale et les murs étaient couverts d'étagères. Jeanne fut frappée par la quantité de livres, dans un temple aussi modeste, mais aussi par le foutoir qui régnait. Il semblait n'y avoir aucune logique dans la manière dont on avait ordonné les volumes, certains étaient redressés, d'autres couchés, empilés, à l'envers, tranches vers le fond, couleurs et formats mélangés, et l'écuyère était prête à parier qu'il n'y avait aucun classement ni par thème, ni par auteur.

« Viens te sécher. »

Assis dans un fauteuil se trouvait Brendan Devlin, le grand prêtre du culte mivéan. C'était un bel homme d'une quarantaine d'années, aux cheveux châtains et à la taille moyenne, connu pour son rire communicatif et sa propension à la légèreté. Le visage barré d'un bandeau de toile grise, les mains crispées sur les accoudoirs de son siège, il reflétait une tension qui mit Jeanne mal à l'aise. Il ne ressemblait plus du tout à son souvenir.

« C'est Jeanne, un de nos écuyers. » annonça Othon pour son compagnon.

Il ne répondit rien.

« Je devrais peut-être y aller... Je vais de toute façon... être mouillée... sur la route du retour, balbutia-t-elle.

— Un peu de chaleur n'est jamais perdue. » répondit Othon d'un ton mi-paternaliste, mi-autoritaire.

Il s'était assis et ouvrit le pli d'Armand. Jeanne ne savait pas ce qui s'y trouvait, mais c'était urgent. Elle se détourna pour faire face au feu, écartant les pans de son manteau pour l'aider à sécher.

« Qu'est-ce qu'il dit ? » demanda Devlin, d'une voix tendue.

Othon resta silencieux. Le craquement des braises couvrait le bruissement de la pluie au-dehors.

« Jeanne, est-ce que tu peux aller attendre dehors ? » dit alors le Flambeau d'un ton faussement dégagé.

L'adolescente frémit.

« Bien sûr. »

Elle se glissa dans le couloir et referma précautionneusement la porte. Regarda à droite. À gauche. Personne. Elle se pressa alors contre l'huis et écouta, concentrée, ce que les deux hommes pouvaient bien se dire. Le chêne était épais et étouffait leurs paroles, mais elle parvint à saisir quelques mots, prononcés par la voie grave et posée d'Othon.

« ... eu ... taque... Béal... femmes... »

Crissement brutal d'une chaise qu'on repousse. Jeanne bondit en arrière, mais la porte resta close, aussi reprit-elle sa petite séance d'espionnage.

Ce n'était pas digne d'un Flambeau de Valgrian, elle le savait bien, mais elle n'en était pas encore un ! Et puis elle en avait par-dessus la tête des adultes qui complotaient dans leur coin sans rien leur raconter. Les novices de Mivei avaient été assassinés. Elle n'en connaissait aucun mais ils avaient le même âge qu'elle et le même genre d'ambitions. Les écuyers et les novices de Valgrian étaient concernés, immanquablement, ils étaient des cibles potentielles, bien plus que leurs aînés.

Alors tant pis pour l'entorse à la morale. C'était un cas de force majeure.

« ... évidemment il n'a rien dit ! »

Devlin vociférait, l'entendre était plus facile.

« ... nous garder dans le noir ! Et quoi ? Je suis supposé attendre que ces foutues autorités coincent les coupables ? Comme ils l'ont fait pour Megrall ? Ils n'ont même pas réussi à le sauver ! Tu crois qu'ils vont se soucier de mes novices ? De Mathilde ? Bien sûr que non ! Tout ce qu'ils veulent, c'est sauvegarder les apparences, taire ce qui est en train de se passer, garder les gens dans l'ignorance pour éviter la panique ! Ce conseil est aussi inutile que les précédents ! »

Othon répondit quelque chose mais Jeanne n'en comprit pas un mot, car sa voix demeurait trop calme, trop basse.

« Il s'agit d'Obscurs, Othon. De foutus fanatiques de Tymyr. C'est un conflit religieux et c'est ce que nous sommes ! Ce n'est pas l'affaire du conseil, bordel ! C'est l'affaire des prêtres. Comme ça l'était il y a trois ans. Et à l'époque, ils ont réussi à vous garder sur la touche... et le résultat a été lamentable ! Je ne suis pas prêt à me laisser intimider, ni par les Obscurs, ni par le général Maelwyn, ni par personne d'autre ! »

Le Flambeau répondait à nouveau.

« Si tu crois qu'ils vont s'arrêter à Béal, tu te fourres le doigt dans l'oeil jusqu'au coude ! Vous êtes fatalement sur la liste ! Vous êtes probablement la cible depuis le début ! Vous serez toujours la cible ! Et nous... nous... de foutus amuse-gueules, une provocation, je m'en fiche ! »

Jeanne entendit un déplacement dans la pièce et recula de quelques pas. Le coeur battant la chamade, elle s'adossa au mur opposé, l'air de rien. Le Mivéan avait l'air vraiment furieux. Mais elle pouvait le comprendre. Il n'avait pas pu protéger ses novices, il devait se sentir coupable.

Elle frissonna en se félicitant de vivre dans un Temple autrement mieux protégé, auprès de chevaliers formidables. Sire Armand ne permettrait jamais à l'ombre de s'immiscer entre leurs murs. Ils avaient perdu leur Flamboyant, autrefois, elle se souvenait de la stupéfaction de chacun, de l'ambiance pesante qui avait régné pendant tout un mois, même si, comme d'habitude, on ne leur avait rien raconté, à eux, les jeunes. Mais Albérich Megrall avait été enlevé en rue. Le Temple en lui-même était inviolable.

La porte s'ouvrit sur Othon.

« Nous allons rentrer au Temple de Valgrian avec toi. Donne-nous un instant. »

Elle acquiesça vivement. Réfléxion faite, elle n'était pas mécontente d'avoir une escorte pour retourner jusqu'au Parc. Elle avait la méchante impression qu'une cible s'était dessinée sur son dos pendant qu'elle regardait ailleurs.

C'était stupide, irrationnel, mais c'était difficile de ne pas avoir un peu peur quand même.

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