40. Sam
Accessible depuis la façade sud de la caserne de la garde, le guichet des plaintes était généralement fréquenté de l'aube à la nuit. Habitués à des autorités sensibles à leurs doléances, les Juvéliens en usaient avec largesse, pour des problèmes graves et moins graves, que les braves agents préposés accueillaient avec une bonhomie proverbiale, tâchant d'accorder à chacun l'attention due.
Sa popularité était d'autant plus spectaculaire que durant les années de dictature, la moindre critique audible était dangereuse et pouvait mener à une peine de prison, une disparition subite, voire un accident douloureux et parfois mortel.
Mais en s'y rendant, au lendemain du Jour Humide, Sam avait supposé qu'il s'y trouverait une vingtaine de personnes, tout au plus, et qu'il en aurait pour une petite heure. Il avait inventé un prétexte pour s'arracher à la gestion de l'auberge — des rumeurs sur l'ouverture d'un nouveau négociant en huiles rares dans le quartier du port — et filé vers la caserne. Il n'aimait pas mentir à sa mère, d'autant qu'il avait la sensation qu'elle était capable de lire en lui comme dans un livre ouvert, mais il n'avait aucun moyen de lui expliquer pourquoi il tenait tant à se rendre au guichet des plaintes.
Il avait vu quelque chose, pendant la nuit du Jour Humide, aux abords du Temple de Béal, alors que les ténèbres étaient profondes et les rues désertes, luisantes de pluie. Du mouvement, des sanglots, des invectives étouffées, des portes ouvertes... Mais il n'avait pas osé avouer à sa mère qu'il était sorti. Il n'était pas certain qu'elle ne l'ait pas deviné, car elle l'avait gardé à l'oeil toute la journée, lui trouvant mille et une activités urgentes à effectuer, jusqu'à ce qu'il s'écroule de fatigue dans son lit. Mais à présent qu'il avait le droit de retourner au dehors, il ne pouvait plus faire l'économie d'une déclaration.
Il n'y avait pas vingt personnes au guichet des plaintes, il y en avait deux cents, attroupés dans une certaine agitation. Trouver la fin de la file s'était révélé quasiment impossible. Les quelques gardes en faction avaient essayé d'organiser les choses puis renoncé. En circulant parmi les requérants, Sam avait compris qu'une des causes principales de leur présence était la rafle dont avaient été victimes les Griphéliens, et les émotions étaient vives : il vit des gens en colère, en larmes, vociférant leurs revendications à voix haute alors même que le guichet était encore inaccessible. Parmi les autres, certains venaient pour les raisons habituelles — larcins, vandalisme, querelles de voisinage — mais Sam entendit aussi des conversations évoquant la fermeture du Temple de Mivei, et, chose plus étonnante, des rumeurs sur une catastrophe survenue au Temple de Béal.
Plusieurs fois, il entendit le mot « Obscurs », murmuré, du bout des lèvres, par un Juvélien apeuré. Lui-même ne put réprimer un frisson, chaque fois, comme si le terme avait en lui-même des pouvoirs maléfiques.
Le général Maelwyn et son escouade avaient massacré les Obscurs, en Casmio 784, deux ans plus tôt.
Il pourrait toujours en venir d'autres.
La lumière attirait les ténèbres, toujours, pour une raison que Sam ne s'expliquait pas. La jalousie, la haine. Un besoin dévoyé de piétiner ce qui est beau. Il ne s'était jamais intéressé à la doctrine des Obscurs, il suffisait de savoir qu'ils étaient à l'opposé de toutes les valeurs juvéliennes. Mais jamais ils n'auraient pu revenir. Les autorités veillaient, les entrées dans la cité étaient mieux régulées qu'autrefois...
La garde fut renforcée par une demi-douzaine d'hommes et tenta de canaliser les requérants en fonction de la thématique de leurs récriminations. Deux amas se formèrent, de taille plus ou moins égale, et Sam comprit qu'il lui faudrait bien plus d'une heure... peut-être deux... pour arriver au guichet. Sous la pluie éternelle, la perspective n'avait rien d'enchanteur... et le coup de feu de midi ne le permettait pas. Il devait rentrer.
Hésitations. Il lui semblait quand même qu'il était nécessaire de transmettre ce qu'il avait vu. Certains disaient qu'il s'était produit quelque chose au Temple de Béal. Peut-être que ce qu'il avait surpris... mais c'était déjà la nuit précédente. Plus d'une journée s'était écoulée depuis... Est-ce que ça changerait quelque chose, s'il revenait le lendemain ? Il ne savait même pas de quoi il retournait.
« C'est pour quel souci ? » demanda subitement une voix à sa droite.
Une jeune femme en uniforme, la mine éreintée, venait de l'aborder.
« Heu... J'ai vu... quelque chose... »
Il réalisa subitement qu'il allait devoir révéler qu'il s'était trouvé à l'extérieur pendant la nuit du Jour Humide. Etait-ce un crime ? Il n'en avait aucune idée. La perspective le glaça et bloqua les mots dans sa gorge.
« Près du Temple de Béal... ajouta-t-il, sans préciser quand.
— File trois. »
Elle désigna la partie la plus à droite de l'attroupement, puis s'esquiva pour interroger la personne suivante. Il relâcha sa respiration et frissonna sous l'ondée. On aurait pu espérer que la pluie chasse une partie des plaignants, mais les Juvéliens étaient acclimatés à leur printemps et affrontaient l'averse avec un flegme résigné.
Sam rejoignit la file qu'on lui avait désignée, puis recula dans un soupir. Il fallait qu'il s'en aille. Les premiers convives devaient déjà être dans la salle et Melantheria serait furieuse, et incapable, de gérer seule un tel afflux.
« Tu veux que je passe le message ? »
Sam releva les yeux pour croiser le regard d'un adolescent sous son capuchon ciré. C'était peut-être un elfain, comme lui, ou alors un humain androgyne, de quinze ou seize ans.
« Le message ?
— T'as l'air stressé, depuis tout à l'heure, dit l'inconnu avec un sourire amusé. Et puis tu renonces. J'ai entendu que tu parlais du Temple de Béal... moi aussi, c'est pour ça que je viens... alors si tu veux, je peux passer ton message. Ça ne me gêne pas. J'ai rien d'autre à faire, de toute façon.
— Ils n'accepteront pas que tu témoignes pour moi. »
Le regard du garçon se teinta de surprise.
« Ah ? Tu dois témoigner ? Je pensais que tu venais te plaindre, comme tout le monde. »
Sam haussa les épaules.
« Non. J'ai des informations à leur donner. »
A nouveau, une lueur passa dans les iris de l'adolescent.
« Ouah. T'es carrément un informateur de la garde ! »
Sam secoua la tête.
« Non, rien de tel... C'est juste un hasard. J'ai vu... un truc bizarre. Je voulais juste... le leur dire.
— T'as vu quoi ? »
L'elfain hésita. Raconter ce genre de choses... C'était garanti pour faire partir les rumeurs. En même temps, il avait besoin que l'information passe.
« Est-ce que tu pourrais... leur dire que j'ai vu quelque chose ? Que je n'ai pas le temps de leur dire... que s'ils veulent... »
Il jura. Si la garde débarquait à l'Ombre de l'Arbre pour l'interroger, ce serait pire que tout.
« Laisse tomber. »
L'adolescent se para d'une grimace.
« Je vais leur envoyer un courrier, compléta Sam.
— Tu veux que je leur donne ? J'ai de quoi écrire si tu veux. »
Sans attendre, il ouvrit sa veste et en sortit un carré de parchemin plié et une pointe de plomb, qu'il lui tendit. Sam accepta d'un sourire puis courut se réfugier sous un porche voisin. C'était finalement une aubaine : il griffonna quelques mots, sans signer, juste les faits qu'il avait observés. Des murmures sous terre, les sanglots d'une fille, qu'il avait pu suivre le long des bouches d'égout, jusqu'à ce qu'un groupe de trois personnes émerge des profondeurs. Deux hommes adultes, une adolescente qui semblait contrainte mais qui ne résistait pas. Sam avait hésité à intervenir, une fois, deux fois, dix... mais la peur lui avait tordu les entrailles, et quand il les avait vus entrer dans une bâtisse un peu plus loin vers les quais, il avait couru à perdre haleine vers le poste de garde le plus proche. Qui était fermé. Il avait rallié le suivant, tout aussi fermé. En cette nuit Humide, seule la caserne principale était ouverte et elle était à l'autre bout de la ville.
Aussi était-il retourné jusqu'à la maison où étaient entrés les deux hommes et la gamine, le coeur battant, au bord des lèvres... sans savoir ce qu'il pourrait bien faire. Il avait écouté la nuit, pendant de longues minutes, à l'affut d'un signe qui l'obligerait à intervenir. Mais il ne s'était rien produit. Il n'avait rien entendu. Tremblant, épuisé par ses cavalcades à travers la ville, il était reparti, honteux mais incapable de s'imaginer franchissant ce seuil terrible. Il avait escaladé sa façade, caressé la fouine farouche et regagné ses draps. Le sommeil avait été long à venir, et à l'aube, tout était fichu.
Il se sentait coupable, c'était une réalité. Ni les draps à laver, ni les limaces à chasser, ni les casseroles à récurer ne l'avaient libéré de ce sentiment cruel, qui lui broyait le coeur. Il n'avait rien fait, perdu son temps, puis renoncé.
Sur son morceau de parchemin, il nota tout ce dont il se souvenait, décrivit les hommes, la gamine, que son regard d'elfain avait pu percevoir dans l'ombre, localisa précisément la maison où il les avait vus disparaître. Il replia précautionneusement son récit puis courut rejoindre l'adolescent serviable, qui avait avancé d'à peine un mètre dans la file.
« Voilà. Merci. N'oublie pas de le leur donner. »
Le garçon acquiesça et le glissa dans la poche intérieure de son manteau.
« Juste... Ne le lis pas, d'accord ? C'est... c'est confidentiel. »
L'adolescent sourit.
« T'inquiète pas, j'sais pas lire, de toute façon. »
Sam sourit. Il aurait pu s'en douter, à voir ses nippes.
« Merci. »
Il était horriblement en retard et sur un dernier échange de signes, il fila à travers la foule et vers le Parc Circulaire, passage obligé pour rejoindre les quartiers sud et l'Ombre de l'Arbre. Sa mère serait furibarde et il n'avait même pas d'huile à lui rapporter. Concentré sur l'excuse la plus acceptable à lui servir, il ne se posa pas la question de savoir pourquoi un adolescent illettré pouvait bien avoir de quoi écrire sur lui.
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