39. Hagen

« Répète-moi ça, pour voir. »

L'elfe, évidemment, était de marbre, comme si la chose lui était complètement indifférente. Ce calme était peut-être encore plus insupportable que les faits. Pourtant, Hagen connaissait Darren depuis toujours : le commandant de la garde l'était depuis plus d'un demi-siècle, avant même la naissance de son lieutenant.

« Ce n'est pas discutable. »

Cette voix, cette condescendance... C'était juste...

Ermeline s'interposa, son regard soucieux à quelques pouces de son visage, lui masquant un instant la vue de son supérieur.

« Hagen, calme-toi. »

La fureur lui avait crispé chaque muscle, des tempes aux chevilles. Il sentit la violence sur le point d'exploser, un geste brusque, qu'il regretterait pendant les dix prochaines années. Alors il comprima ce qui le secouait, fit volte-face et sortit. Aveuglé par sa colère, il ne vit personne, remonta le couloir, descendit une volée de marches, une seconde, déboucha dans la salle d'entraînement, et s'en prit à l'un des sacs de sable. Il ne remarqua guère que d'autres gardes s'écartaient, effrayées par le rayonnement de sa mauvaise humeur.

Il frappa le cuir sans relâche, les poings nus, jusqu'à en avoir les articulations douloureuses. Il maudit le général Maelwyn, encore et encore, ce salopard qui pensait pouvoir récupérer les efforts des autres, les traiter comme des sous-fifres, avec ce sous-entendu larvé qu'ils étaient des incapables. Le sac de sable était aussi bouffi que le conseiller. Lourd, moche, impassible. Le parallèle était aisé, la catharsis agréable.

Évidemment, rien n'aurait changé quand il serait épuisé.

Et avec la fatigue, la honte monta. Il avait été insultant envers Darren. Ce n'était pas la première fois. L'elfe tolérait ses débordements avec flegme, n'avait jamais parlé de le punir ou de le rétrograder. Pourtant c'était son supérieur hiérarchique, il n'avait pas le droit de lui parler de la sorte, de le menacer, de l'accuser de torts qui n'étaient pas les siens. Maelwyn était leur chef à tous. Le commandant, en bon subordonné, appliquait ses ordres.

Céder l'enquête. C'était pourtant une prérogative de la garde.

Soufflant, il s'interrompit. Sa main droite lui faisait un mal de chien. Il nota alors seulement la présence d'Ermeline, assise sur le banc voisin. Son visage ne reflétait aucune accusation mais Hagen se sentit pris en défaut. La culpabilité l'embrasa, mais l'effort l'avait déjà laissé rubicond. Petit à petit, il tenta de tempérer sa respiration.

« Je comprends ta colère, lâcha Ermeline. Mais Darren n'y est pour rien. »

Hagen le savait, bien sûr.

« Il aurait pu s'insurger. Nous défendre. Merde. C'était mon enquête.

— Tu ne sais pas ce qu'il a dit au général Maelwyn. »

Le lieutenant jeta un regard circulaire derrière lui mais la petite salle était déserte.

« Maelwyn a viré les services secrets, et maintenant il nous vire nous. Pour confier l'enquête à une bande d'étrangers qui n'ont jamais mis les pieds à Juvélys !

— Nous n'avons pas été virés. Nous avons été réorientés.

— Nous allons leur servir de petites mains, en somme. Faites ceci, faites cela... Merde, j'ai vingt ans de métier. Falco est doué. Tu vaux mieux que ça.

— Sécurité nationale. Cette équipe est... spécialisée.

— Mouais.

— Nous avons d'autres tâches.

— On nous reproche de ne pas avoir été assez vite, je le sais bien. »

Ermeline haussa les épaules.

« Il y a eu une seconde attaque que nous n'avons pas pu prévenir.

— Trois jours après la première. Personne n'aurait pu la prévenir. »

Sa collègue relâcha un soupir, la lèvre pincée, et passsa une main distraite dans ses cheveux désordonnés.

« En leur servant de petites mains, nous gardons un oeil sur l'enquête », offrit-elle finalement.

Hagen secoua la tête de dépit.

« C'est ce que dit le chef ?

— Non. Darren ne dit rien. »

Hagen s'autorisa un rire sans joie. Jamais l'elfe ne se serait opposé à un ordre venu d'en haut.

« Quel est le plan, alors ?

— On continue le porte à porte pour essayer de voir si quelqu'un a vu l'un des disparus.

— Ils sont partis par les égouts. Vu le dédale sous cette ville, tu penses vraiment qu'ils sont remontés à la surface pour balader leurs prisonniers ?

— Je n'en sais rien. Mais c'est ainsi. On continue le porte-à-porte. Et on gère le retour des Griphéliens. »

Le vétéran poussa un profond soupir. Il avait presque trente-cinq ans de garde derrière lui, il avait connu bien des écueils et passé la majeure partie de la dictature aux travaux forcés, comme Ermeline, mais il avait eu l'espoir, depuis quelques années, que les choses d'ampleur se tassent. La garde n'avait pas eu à gérer les retombées de la guerre, mortelle mais lointaine ; les services secrets avaient distribué l'information aux Juvéliens en liaison avec le front. Mais le traumatisme de l'année passée sous le joug de Koneg était vivace. Sans doute l'emporteraient-ils tous jusqu'à la tombe, en éclats sanglants et cris étouffés.

« Mais ta priorité, c'est de rendre tes notes lisibles pour les passer aux enquêteurs de Maelwyn. »

Relevant les yeux, il saisit la malice dans son regard. Il songea protester mais c'était inutile : elle avait raison, il avait sa manière de prendre note bien à lui, rapide, efficace, incompréhensible.

« Tu peux demander à Shona, elle a l'habitude de tes pattes de mouche », proposa Ermeline, sans se départir de son petit sourire en coin.

Il secoua la tête, songeant à la grimace horrifiée de la secrétaire de leur secteur quand il lui déposerait son paquet de parchemins froissés.

« Non. Je ferai ça moi-même. C'est le bordel complet. »

Et puis il voulait savoir exactement ce qui était transmis à ces étrangers sortis dont on ne sait où.

« Bon, Falco va descendre en ville avec une équipe et ces fameux signalements. Yann et Lyraël vont aller chez les Griphéliens. Je reste ici pour rassembler tout ce qu'on a pour Maelwyn... mais il faut que ce soit fait pour midi. »

Hagen acquiesça.

« Il faut que j'aille m'excuser auprès du chef.

— Non. Il te connait. Il sait que tu es désolé. »

Ce qui n'était pas tout à fait vrai, ils en étaient tous deux conscients, mais c'était la juste attitude. Hagen contempla ses phalanges écarlates, puis le sac de sable inerte, qui ne portait aucune trace de sa fureur. Il se demanda s'il ferait part de ses suspicions à l'équipe de Maelwyn. Apparemment, aucune rencontre n'était prévue, aucun échange : juste la remise de leurs dossiers complets. Pas besoin de discuter avec les hommes de terrain, ceux qui vivent Juvélys au quotidien depuis toujours.

Pourtant Hagen avait quelques certitudes, fruit d'une longue carrière à creuser dans la fange derrière la façade dorée de la capitale. Peut-être les mettrait-il par écrit. Peut-être pas. Il n'avait pas de preuves, seulement son instinct.

La porte s'ouvrit sur un jeune garde, surprenant les deux officiers dans leur conciliabule.

« Lieutenant Prégris, le commandant vous cherche. » annonça-t-il au garde à vous.

Ermeline se leva, pressa l'épaule d'Hagen, puis suivit le nouveau venu dans le couloir. Resté seul, le vétéran prit le temps de s'assurer que toute trace de fureur avait disparu. La frustration était intacte, le sentiment d'injustice, d'humiliation, mais il pouvait contenir cette colère et se mettre au travail. Le bien des Juvéliens passait avant son amour-propre, il en était bien conscient. Mais au-delà de ça, il n'était pas convaincu par le bienfondé de cette décision. Le dossier aurait dû rester entre les mains de la garde. Le confier à des mercenaires n'avait aucun sens.

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