38. Othon

Petit matin, toujours la pluie. Cefmes, Eimes, même combat, le printemps noyait les rues et seules les plantes en profitaient réellement. A la demande insistante de Brendan, Othon s'était glissé jusqu'à la fenêtre située à gauche du frontispice pour y poser le fameux bouton doré qui devait faire débarquer les services secrets. En-dessous, protégé des larmes du ciel par le porche, deux soldats de Maelwyn devisaient dans la fraîcheur de l'aube, après une nouvelle nuit tranquille.

Il ne s'était rien produit : pas de Dieu Retors, pas d'Obscurs, juste le silence, la prière et de désagréables réminiscences. Brendan, bien sûr, était traumatisé par ce qu'il avait subi et par ce qu'il savait de ce qu'on avait infligé aux siens, prêtres et novices. Mais Othon, mine de rien, avait été le premier sur place, avec cette poignée de gardes, et il avait tout découvert, chaque scène abominable, son ami ligoté et le visage en sang dans la chapelle, les corps démembrés des novices dans le dortoir, les prêtres entravés et torturés dans leurs chambrettes.

Il était chevalier, il en avait vu d'autres. A peine adoubé, il avait combattu dans les guerres griphélo-juvéliennes, quand l'ennemi déferlait sur les rives à bord de barques silencieuses qui s'arrachaient au brouillard, torchait les villages côtiers, massacrait les habitants, se retirait comme une ombre, en emportant quelques prisonniers — surtout des femmes et des enfants — qu'on ne revoyait plus jamais. Il avait vu des charniers, des champs de bataille, plus d'un hameau en ruines fumantes, jonché de corps carbonisés. Il connaissait la violence et la cruauté de l'adversaire, son manque total d'empathie, son désir d'infliger le pire, par plaisir, pour l'exemple et terroriser.

Mais ces dernières années, par la force des choses, Othon s'était installé dans une routine tranquille, derrière les remparts de Fumeterre, où l'adversité était composée des bêtes ombreuses qui hantaient les marais du nord, des créatures difformes et perverties, mais qui n'avaient rien d'humain et qu'on pouvait traquer sans arrière-pensée. Il avait été loin lors de la dictature, et c'est seulement à la chute du tyran qu'il avait été muté à Juvélys, avec une poignée d'autres Flambeaux, pour renforcer l'ordre exsangue de la capitale.

Et comme le général Maelwyn ne supportait pas leur existence, il ne les avait pas sollicités pour la guerre en Jasarin. Les chevaliers de Valgrian n'avaient donc pas assisté aux dernières effusions de sang en date, soi-disant parce qu'ils étaient en sous-effectifs, mais en réalité parce qu'ils auraient refusé l'autorité du chef des armées et conservé leur indépendance.

Il y avait une exception douloureuse à cette règle : un des leurs avait défié l'interdiction de s'embarquer pour Jasarin et s'était introduit clandestinement à bord d'une des caraques. Il avait laissé une courte missive, expliquant qu'il avait été sommé par Valgrian, dans un rêve, d'aller combattre pour la Lumière et contre les Casinites, qu'en dépit des ordres, il ne pouvait y déroger. Il avait atteint le front, avait été capturé puis exécuté quelques sixaines plus tard. Il s'appelait Arthur, c'était le fils unique du général Maelwyn, un gamin sensible et courageux, en froid avec son père qui n'avait jamais accepté qu'il s'engage auprès des Flambeaux. De retour de la guerre, le général les avait accusés de lui avoir mis des idées folles dans la tête, Armand, leur chef, lui avait reproché son absence de coeur. Le commandant avait été terriblement affecté de la disparition du jeune chevalier, qu'il avait toujours beaucoup aimé. Son initiative dévoyée et son trépas n'avaient rien fait pour améliorer les relations déjà tendues entre le Temple de Valgrian et l'armée régulière.

Mais aucun autre preux n'avait été exposé aux horreurs de la guerre, et en découvrant les suppliciés du Temple de Mivei, Othon avait eu l'impression qu'il n'avait plus les reins pour ce genre de choses, comme si l'âge l'avait rendu moins solide à la place de lui offrir une assise plus sereine. Bien sûr, Brendan était son ami le plus proche, ce qui suffisait certainement à justifier la glace qui lui avait saisi le coeur en pénétrant dans le bâtiment. Découvrir son corps martyrisé par des cordes trop serrées, ses orbites vides, sa langue craquelée d'une soif bientôt mortelle...

Othon referma la fenêtre et prit une profonde inspiration, avant de faire jouer les articulations de ses épaules et de sa nuque. Légère raideur, légère douleur. Toute l'énergie divine qui courait sous sa peau ne suffisait plus à repousser les méfaits de l'âge. Dans son corps comme dans son esprit. Il repartit vers la chambre où le Mivéan devait terminer de s'habiller.

Contrairement aux adorateurs de la lumière, qui calquaient leur rythme sur les rayons du soleil, les amateurs du destin avaient le goût de la paresse, et le chevalier ne fut qu'à moitié surpris de trouver Brendan rendormi. Le Jour Humide avait été difficile, Brendan avait guetté une présence démoniaque dans l'air froid de ses couloirs, alors même qu'Othon n'y percevait rien d'autre que les frimas d'un printemps timide. Le Mivéan avait prié, beaucoup, ce dont le Valgrian s'était abstenu pour ne pas contrarier le flux de la déesse du destin. Vu l'état de Brendan, vu le vide des lieux, invoquer un principe étranger n'était pas la chose à faire, surtout quand on était en pleine possession de ses moyens et expérimenté, face à une âme troublée qui peinait à ouvrir son canal.

Il s'assit sur le fauteuil, écarta les rideaux pour jeter un oeil dans la cour. Le lilas formait une masse violette contre l'appentis des écuries. Les trois chevaux qui s'y trouvaient avaient été déplacés au Temple de Valgrian, dans leurs installations, et les écuyers les y pomponnaient avec le même soin que leurs propres destriers. Des pies jouaient sur les ardoises, jacassant à qui mieux mieux, et Othon refusa de les compter. Il n'était pas superstitieux mais les dieux s'exprimaient parfois par signes. Il ne voulait rien savoir des bouleversements en marche : il n'avait pas besoin d'un groupe de volatiles agités pour lui dire que rien n'était réglé.

Les Obscurs avaient attaqué les Mivéans, c'était abominable, mais ça n'avait aucun sens. Pourquoi eux, les membres d'un culte mineur, dont la déesse ne s'opposait pas particulièrement à Tymyr ? C'était fatalement le début de quelque chose de plus vaste, de plus dangereux, un premier pas, un message. Tôt ou tard, par essence, les Obscurs viendraient aux Valgrians. Mais ces derniers avaient appris de leurs leçons, mine de rien. Ils s'étaient retranchés derrière leurs murs, renforcés, endurcis. Leur Flamboyant était un ancien homme de guerre, dénué de la moindre innocence, à l'opposé du jeune idéaliste qui l'avait précédé et qui avait trouvé la mort. Certains estimaient qu'Hector n'était pas assez valgrian, mais c'était une erreur. Sa force permettait aux prêtres plus jeunes de s'épanouir tandis qu'il veillait, martial, à leur sécurité.

Mais il était loin au nord, à Omneiri, en train de démêler la succession critique de son homologue local. D'autres veillaient en son absence, dont les cohortes capables des Flambeaux, mais ce n'était quand même pas tout à fait la même chose. Othon avait la sensation que les Obscurs allaient fatalement en profiter.

Pendant une seconde, il maudit son sentimentalisme, qui l'avait mené dans ce Temple plutôt que de rester auprès des siens dans ces moments critiques. Puis il se morigéna de penser qu'il ferait à lui seul la différence auprès de ses pairs alors que dans ces instants, il la faisait, indéniablement, auprès de son ami blessé.

Une ombre voila un instant la fenêtre et il sursauta, la main se portant automatiquement à son côté et au manche de sa lame. Une silhouette s'était matérialisée devant la vitre et lui fit signe de la main. Stupéfait, le coeur battant à tout rompre contre sa cage thoracique, le chevalier réalisa que le visiteur attendu avait fait vite. Brendan, lui, dormait toujours.

Othon se pencha sur le châssis, fit coulisser le verrou, et laissa l'étranger pénétrer dans la pièce. C'était un très jeune homme, pas plus âgé que ses écuyers, et il lui adressa un sourire contrit.

« Je ne voulais pas vous faire peur.

— Vous êtes l'agent des services secrets.

— Maître Devlin vous a parlé de moi. »

Othon acquiesça.

« Venez. » ajouta l'étranger.

Sans attendre, l'adolescent se dirigea vers le couloir et Othon le suivit mécaniquement, sans parvenir à réfléchir à ce qu'il convenait de faire. Il n'avait jamais voulu être mêlé à ce genre de choses.

« Vous avez des contacts chez nous ? lâcha-t-il, la question franchissant la barrière de ses lèvres en même temps qu'elle lui venait à l'esprit.

— Je ne répondrai pas à cette question. Mais je suppose que vous connaissez la réponse. »

L'intrus s'immobilisa dans le couloir et resta silencieux, aux aguets. On n'entendait absolument rien, pas un pas, pas une respiration, les soldats de Maelwyn devaient traîner dans la nef ou la cour.

« Comment va-t-il ? » demanda l'adolescent.

Othon resta interdit, décontenancé par la question.

« Beaucoup d'angoisse... mais la nuit est finie. »

Son interlocuteur acquiesça, une expression pensive sur les traits.

« Et vous ? »

L'idée que cet inconnu puisse en réalité savoir parfaitement qui il était laissa Othon muet de stupeur.

« B... bien, je suppose. »

A nouveau, un léger hochement de menton.

« Qui... qui êtes-vous ? lâcha finalement le chevalier.

— Vous pouvez m'appeler Charlie. » répondit l'adolescent.

Sa mine devint plus sérieuse.

« Les sixaines à venir risquent d'être compliquées, je suppose que vous le devinez. Maître Devlin... a sûrement été ébranlé... »

Le regard gris bleu de l'agent était devenu particulièrement intense et s'arrima à celui du Flambeau.

« Vous êtes un chevalier de la lumière.

— Je veillerai sur lui. » dit Othon.

Le sourire revint sur les traits de Charlie.

« Merci. C'est important. »

Sur ces entrefaites, il fit volte-face et retourna dans la chambre, laissant Othon, ébranlé, rassembler ses idées.

Les autorités craignaient que le Mivéan ne s'égare. Par le passé, d'autres prêtres avaient trébuché, parfois avec des répercussions dramatiques, l'histoire de Juvélys était jalonnée de ce genre de coups d'éclat. On venait de le mettre en garde, de le sommer d'empêcher ce glissement. Ça avait toujours été son intention. Il devait protéger Brendan de lui-même. Il retourna vers la chambre sans savoir s'il venait d'être encouragé ou menacé. L'un dans l'autre, le salut de son ami dépendrait de sa vigilance, car les services secrets, ou leurs alliés, n'hésiteraient certainement pas à le neutraliser avant qu'il ne bascule complètement.

Muselant son effroi, il entra et découvrit l'adolescent assis au chevet du Mivéan, qui s'était éveillé et reposait désormais sur une paire d'oreillers. L'agent se tourna vers le Flambeau.

« Je pense que Maître Devlin a besoin d'une tasse de thé. »

Le chevalier s'empourpra, stupéfait de la manière dont il venait d'être congédié, et retourna dans le couloir comme un enfant puni. Une fois à l'extérieur, la fureur l'embrasa, une seconde, avant qu'il ne se détourne et se dirige vers les escaliers, les joues encore échauffées. Mais chaque marche le tempéra. Brendan lui dirait ce qu'il avait besoin de savoir, et il pouvait respecter leur besoin d'intimité. Les Flambeaux se défiaient du mensonge et du secret, inhérents aux activités des soldats de l'ombre. Dans le fond, il ne voulait rien savoir.

Une fois au rez de chaussée, il se dirigea vers les cuisines. Un léger brouhaha en provenait et il y dénicha quatre des soldats de Maelwyn, en plein petit déjeuner. Deux d'entre eux se levèrent et se mirent au garde-à-vous, les plus jeunes, respectueux de son statut. Un troisième resta assis, bras croisés, mine revêche, reflétant l'attitude habituelle des militaires vis à vis d'un ordre de chevalerie indépendant. Le dernier, debout, lui adressa un sourire amical.

« Une tasse de thé, messire ? demanda-t-il en levant son récipient.

— Deux, si c'est possible. »

L'homme hocha la tête puis lui servit deux tasses, qu'un des plus jeunes lui tendit précautionneusement.

« Bonne nuit ? demanda le chevalier.

— Rien à signaler, répondit l'homme à la théière.

— Tant mieux. »

Cette fois, ils purent en convenir tous les cinq. Othon les remercia puis repartit dans le couloir. Il frappa avant d'entrer dans la chambre, poussa la porte du pied, mais Brendan était seul. Pensif, il avait les lèvres pincées, les bras croisés, la mine sombre. Le chevalier regarda tout autour de lui, mais le visiteur avait disparu.

« Qu'est-ce qu'il voulait ? » demanda-t-il d'une voix revêche.

Brendan haussa les épaules.

« Juste établir un premier contact. Ils n'ont pas encore trouvé les Obscurs.

— Il ne t'a rien demandé ?

— Non. Juste d'essayer de me souvenir, quand j'en aurai la force.

— C'est délicat de sa part. »

Brendan tâtonna pour prendre sa tasse, la huma et esquissa un sourire.

« Charlie est toujours délicat. »

Le chevalier prit une gorgée de son breuvage. Trop fort. Ces soldats avaient besoin d'un coup de fouet pour tenir éveillés.

« Les choses sont entre de bonnes mains, alors. » dit-il placidement.

L'expression de Brendan se tendit et le Flambeau frémit en devinant la rage meurtrière qui l'habitait. Mais il ne dit rien, les lèvres serrées, et expira lentement. Othon comprit qu'il ne se satisferait jamais de laisser la chasse aux Obscurs entre les mains de quelqu'un d'autre, armée, garde, services secrets. L'enjeu était personnel, et c'était compréhensible, vu ce qui s'était produit. En cela, l'espion avait eu raison, mille fois raison, de le mettre en garde. Le Mivéan avait des intentions noires qu'il allait falloir canaliser.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top